Le Nouveau

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Dona
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Le Nouveau

Message par Dona »

Petit texte, petit conte amer ou bien le contraire ?...





LE NOUVEAU


Un sac à dos noir et un petit sac en toile rouge gisaient sur le sol comme abandonnés. Trois petits minets affamés – il y en avait plein à cet endroit – reniflaient le sac rouge comme s'il eut été rempli de poisson cru, sardines fraîches et thon vivant.
— Hé, v' nez voir ! Y'a deux sacs par terre et pis des greffiers qu'ont sacrément envie de s' régaler ! dit un grand gaillard crasseux.
— Qui qui nous appelle ? cria une forme sombre derrière lui se levant péniblement avec un litron à la main.
Il fit signe à une silhouette humaine tapie derrière lui.
— Y'a oh ! Ramène ton cul Lucius ! Viens voir ça qui dit ! Y'a des tout p'tits matous mignons comme tout et deux baluchons qui traînent par terre ! dit un homme dans un rire gras découvrant deux rangées de chicots.
Yavol observait ce trio de loques humaines.
Ça l'avait drôlement freiné dans son projet. Il pensait l'endroit désert et trois olibrius venaient de sortir de dessous la première arche.
«  Des SDF » pensa-t-il immédiatement. C'était pas de bol. Si quelqu'un devait l'empêcher de sauter du pont, ce ne serait certainement pas ce genre de gars. Il n'était pas encore SDF lui-même mais la précarité de son existence ces derniers mois l'aurait conduit à cette condition s'il n'était pas déterminé à y mettre fin. Et justement, il avait décidé de faire le grand saut ce soir. Il s'était délesté de ses sacs qui contenait tout ce qui lui restait et s'apprêtait à monter sur le pont dans un de ces accès de désespoir fatal que rien ne peut contrer.
— Aïe donc ! Regardez donc le gros matou qu' y 'a trouvé !
Yavol sursauta mais c'était trop tard. L'un des crasseux le pointait du doigt. Il avait dû remarquer le tee-shirt bleu de Yavol dépassant du mur de pierre derrière lequel il s'était caché.
— Aïe donc ! C'est à toi les sacs ? interrogea l'homme aux dents pourries.

Comment Yavol pouvait-il dire à ces clochards ce qui l'avait amené là et la raison pour laquelle il avait laissé ses affaires sur la rive ?...

— Et il a quoi dans ses sacs à mains la demoiselle ? continua le bonhomme en mimant la démarche précieuse d'une jeune femme sur ses hauts talons.
— Ta gueule Gigi !
C'était le plus grand qui avait parlé. Il reprit :
— T'occupe pas de lui gamin ! L'est fêlé mais pas méchant. C'couillon s'appelle Gigi la Branlette. L'autre grand là c'est Lucius qu'on l' nomme, parce qu'il est savant, il cause le latin de médecine tout ça. Et moi c'est Cappuccino.
Puis il rajouta :
— Ouais. C'est parce que j' suis pareil que ! dit-t-il dans un rire hilare qui striait sa mine sale et secouait ses cheveux gras. Couleur café quoi ! continua le clochard.
Mais Yavol avait les larmes aux yeux. Il désespérait de ce spectacle miséreux, ces gars puants qui trouvaient le moyen de faire de l'humour à bas prix.
— Oh toi comme t'es là mon bonhomme, t'en as gros sur la patate ! dit Cappuccino avec un air soucieux qui avait l'air honnête.
Yavol ne pouvait pas leur dire qu'il était un mauvais poète ou un piètre écrivain et qu'il finissait par ne plus avoir d'inspiration. La férocité du métier l'avait comme dépucelé de sa naïveté : la rivalité entre les auteurs et leurs réseaux relationnels pouvaient promouvoir d'un coup un artiste sans talent et enfoncer pour toujours, un vrai génie. Les amis avaient fui sa misère autant que son désespoir, sa fiancée avait été séduite par un jeune auteur à la réputation montante.
Son désarroi était si sensible que les trois hommes l'entourèrent, sans bouger et d'un apitoiement sincère. Ce petit gars, fragile et désespéré qui pleurait devant eux, ça leur rappelait quelque chose...

Plus tard, Yavol se retrouva auprès de leur feu, à chantonner des vieux refrains débiles et à boire leur picrate.
— Hé gamin ! Qu' ecque 't'as dans ton sac à main ? bégaya Gigi la Branlette avec le rire nerveux qui agitait sa barbe ulotrique.
Yavol remarqua qu'il tremblotait souvent lorsqu'il était debout.
— Pourquoi tu t'appelles comme ça  ? demanda-t-il.
— C'est l' Parkinson qui m 'démange !
Lucius, après une bonne rasade au goulot de la bouteille, renchérit d'un ton docte :
— Parkinson, maladie neuro-dégénérative... Destruction des neurones de la dopamine : du cerveau. Tout qu' est bouffé !
Yavol partagea le sandwich rassis qui dépérissait depuis la veille et que les petits chats avaient convoité dans son sac.
Un étrange sentiment de plénitude s'installait en lui.
Après tout, « Les Clochards célestes », « Les Compagnons de la grappe » étaient des romans célèbres. Cendrars et Bukovsky avaient vécu dans la misère ; Malraux n'avait pas eu son Bac... Et Rimbaud avait connu une carrière fulgurante !
Qui sait ce qui pouvait lui arriver désormais ? Inspiré, il fit rire ses nouveaux compagnons d'infortune quand il se remémora à voix haute : « Mon auberge était à la grande Ourse et mes étoiles au ciel... » C'est de Rimbaud, mon orpailleur de la rime ! exulta-t-il, le cœur revigoré par le vin.
— « La Rime Avec » qu'on va t'appeler mon gars ! rit de bon cœur le Gigi et il confia la bouteille au nouveau.
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Liza
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Re: Le Nouveau

Message par Liza »

La déchéance de cet auteur est prenante, même écrite en populaire.

Ulotrique : Personne ayant les cheveux crépus.
Parfaitement ignoré de l'amoureuse des mots que je suis !
Merci Dona, mon perso.dic s'emplit !
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Dona
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Re: Le Nouveau

Message par Dona »

Merci Liza ! :)

J'aime bien cette histoire de clochards à la Brassens ;)
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