Anatole France (1844-1924)

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Re: Anatole France (1844-1924)

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CHAPITRE X

Qui relate fidèlement l’accueil que le roi Loc fit à Abeille des Clarides.


Ils montaient par un chemin sinueux la côte boisée. Dans la verdure grise des chênes nains, des blocs de granit se dressaient çà et là, stériles et rouillés, et la montagne rousse avec ses gorges bleuâtres fermait l’âpre paysage.

Le cortège, que Bob précédait sur sa monture ailée, s’engagea dans une fissure tapissée de ronces. Abeille, avec ses cheveux d’or répandus sur ses épaules, ressemblait à l’aurore levée sur la montagne, s’il est vrai que parfois l’aurore s’effraye, appelle sa mère et veut fuir, car la fillette en vint à ces trois points sitôt qu’elle aperçut confusément des Nains terriblement armés, en embuscade dans toutes les anfractuosités du rocher.

L’arc bandé ou la lance en arrêt, ils se tenaient immobiles. Leurs tuniques de peaux de bêtes et de longs couteaux pendus à leur ceinture rendaient leur aspect terrible. Du gibier de poil et de plume gisait à leurs côtés. Mais ces chasseurs, à ne regarder que leur visage, n’avaient pas l’air farouche : ils paraissaient au contraire doux et graves comme les Nains de la forêt, auxquels ils ressemblaient beaucoup.

Debout au milieu d’eux se tenait un Nain plein de majesté. Il portait à l’oreille une plume de coq et au front un diadème fleuronné de pierres énormes. Son manteau, relevé sur l’épaule, laissait voir un bras robuste, chargé de cercles d’or. Un oliphant d’ivoire et d’argent ciselé pendait à sa ceinture. Il s’appuyait de la main gauche sur sa lance dans l’attitude de la force au repos, et il tenait la droite au-dessus de ses yeux pour regarder du côté d’Abeille et de la lumière.

— Roi Loc, lui dirent les Nains de la forêt, nous t’amenons la belle enfant que nous avons trouvée : elle se nomme Abeille.

— Vous faites bien, dit le roi Loc. Elle vivra parmi nous comme le veut la coutume des Nains.

Puis, s’approchant d’Abeille :

— Abeille, lui dit-il, soyez la bienvenue.

Il lui parlait avec douceur, car il se sentait déjà de l’amitié pour elle. Il se haussa sur la pointe des pieds pour baiser la main qu’elle laissait pendre, et il l’assura que non seulement il ne lui serait point fait de mal, mais encore qu’on la contenterait dans tous ses désirs, quand bien même elle souhaiterait des colliers, des miroirs, des laines de Cachemire et des soies de la Chine.

— Je voudrais bien des souliers, répondit Abeille.

Alors le roi Loc frappa de sa lance un disque de bronze qui était suspendu à la paroi du rocher, et aussitôt l’on vit quelque chose venir du fond de la caverne en bondissant comme une balle. Cela grandit et montra la figure d’un Nain qui rappelait par le visage les traits que les peintres donnent à l’illustre Bélisaire, mais dont le tablier de cuir à bavette révélait un cordonnier.

C’était, en effet, le chef des cordonniers.

— Truc, lui dit le roi, choisis dans nos magasins le cuir le plus souple, prends du drap d’or et d’argent, demande au gardien de mon trésor mille perles de la plus belle eau, et compose avec ce cuir, ces tissus et ces perles, une paire de souliers pour la jeune Abeille.

À ces mots, Truc se jeta aux pieds d’Abeille et il les mesura avec exactitude. Mais elle dit :

— Petit roi Loc, il faut me donner tout de suite les beaux souliers que tu m’as promis, et, quand je les aurai, je retournerai aux Clarides vers ma mère.

— Vous aurez vos souliers, Abeille, répondit le roi Loc, vous les aurez pour vous promener dans la montagne et non pour retourner aux Clarides, car vous ne sortirez point de ce royaume où vous apprendrez de beaux secrets qu’on n’a point devinés sur la terre. Les Nains sont supérieurs aux hommes, et c’est pour votre bonheur que vous avez été recueillie par eux.

— C’est pour mon malheur, répondit Abeille. Petit roi Loc, donne-moi des sabots comme ceux des paysans et laisse-moi retourner aux Clarides.

Mais le roi Loc fit un signe de tête pour exprimer que cela n’était pas possible. Alors Abeille joignit les mains et prit une voix caressante :

— Petit roi Loc, laisse-moi partir et je t’aimerai bien.

— Vous m’oublierez, Abeille, sur la terre lumineuse.

— Petit roi Loc, je ne vous oublierai pas et je vous aimerai autant que Souffle-des-Airs.

— Et qui est Souffle-des-Airs ?

— C’est mon cheval isabelle ; il a des rênes roses et il mange dans ma main. Quand il était petit, l’écuyer Francœur me l’amenait le matin dans ma chambre et je l’embrassais. Mais maintenant Francœur est à Rome et Souffle-des-Airs est trop grand pour monter les escaliers.

Le roi Loc sourit :

— Abeille, voulez-vous m’aimer mieux encore que Souffle-des-Airs ?

— Je veux bien.

— À la bonne heure.

— Je veux bien, mais je ne peux pas ; je vous hais, petit roi Loc, parce que vous m’empêchez de revoir ma mère et Georges.

— Qui est Georges ?

— C’est Georges et je l’aime.

L’amitié du roi Loc pour Abeille s’était beaucoup accrue en peu d’instants, et, comme il avait déjà l’espérance de l’épouser quand elle serait en âge et de réconcilier par elle les hommes avec les Nains, il craignit que Georges ne devînt plus tard son rival et ne renversât ses projets. C’est pourquoi il fronça les sourcils et s’éloigna en baissant la tête comme un homme soucieux.

Abeille, voyant qu’elle l’avait fâché, le tira doucement par un pan de son manteau.

— Petit roi Loc, lui dit-elle d’une voix triste et tendre, pourquoi nous rendons-nous malheureux l’un l’autre ?

— Abeille, c’est la faute des choses, répondit le roi Loc ; je ne puis vous ramener à votre mère, mais je lui enverrai un songe qui l’instruira de votre sort, chère Abeille, et qui la consolera.

— Petit roi Loc, répondit Abeille en souriant dans ses larmes, tu as une bonne idée, mais je vais te dire ce qu’il faudra faire. Il faudra envoyer, chaque nuit, à ma mère un songe dans lequel elle me verra, et m’envoyer à moi, chaque nuit, un songe dans lequel je verrai ma mère.

Le roi Loc promit de le faire. Et ce qui fut dit fut fait. Chaque nuit, Abeille vit sa mère, et chaque nuit la duchesse vit sa fille. Cela contentait un peu leur amour.



Notes

Fleuronné : Orné de fleurs, de fleurons.
Oliphant : Cor d'ivoire, taillé dans une défense d'éléphant, dont les chevaliers se servaient à la guerre ou à la chasse.




CHAPITRE XI

Où les curiosités du royaume des Nains sont parfaitement décrites, ainsi que les poupées qui furent données à Abeille.


Le royaume des Nains était profond et s’étendait sous une grande partie de la terre. Bien qu’on n’y vît le ciel que çà et là, à travers quelques fentes du rocher, les places, les avenues, les palais et les salles de cette région souterraine n’étaient pas plongés dans d’épaisses ténèbres. Quelques chambres et plusieurs cavernes restaient seules dans l’obscurité. Le reste était éclairé, non par des lampes ou des torches, mais par des astres et des météores qui répandaient une clarté étrange et fantastique, et cette clarté luisait sur d’étonnantes merveilles. Des édifices immenses avaient été taillés dans le roc et l’on voyait par endroits des palais découpés dans le granit à de telles hauteurs que leurs dentelles de pierre se perdaient sous les voûtes de l’immense caverne dans une brume traversée par la lueur orangée de petits astres moins lumineux que la lune.

Il y avait dans ces royaumes des forteresses d’une masse écrasante, des amphithéâtres dont les gradins de pierre formaient un demi-cercle que le regard ne pouvait embrasser dans son étendue, et de vastes puits aux parois sculptées dans lesquels on descendait toujours sans jamais trouver le fond. Toutes ces constructions, peu appropriées en apparence à la taille des habitants, convenaient parfaitement à leur génie curieux et fantasque.

Les Nains, couverts de capuchons où des feuilles de fougère étaient piquées, circulaient autour des édifices avec une agilité spirituelle. Il n’était pas rare d’en voir qui sautaient de la hauteur de deux ou trois étages sur la chaussée de lave et y rebondissaient comme des balles. Leur visage gardait pendant ce temps cette gravité auguste que la statuaire donne à la figure des grands hommes de l’antiquité.

Aucun n’était oisif et tous s’empressaient à leur travail. Des quartiers entiers retentissaient du bruit des marteaux ; les voix déchirantes des machines se brisaient contre les voûtes des cavernes, et c’était un curieux spectacle que de voir la foule des mineurs, forgerons, batteurs d’or, joailliers, polisseurs de diamants, manier avec la dextérité des singes le pic, le marteau, la pince, la lime. Mais il était une région plus tranquille.

Là, des figures grossières et puissantes, des piliers informes sortaient confusément de la roche brute et semblaient dater d’une antiquité vénérable. Là, un palais aux portes basses étendait ses formes trapues : c’était le palais du roi Loc. Tout contre était la maison d’Abeille, maison ou plutôt maisonnette ne contenant qu’une seule chambre, laquelle était tapissée de mousseline blanche. Des meubles en sapin sentaient bon dans cette chambre. Une déchirure de la roche y laissait passer la lumière du ciel et, par les belles nuits, on y voyait des étoiles.

Abeille n’avait point de serviteurs attitrés, mais tout le peuple des Nains s’empressait à l’envi de pourvoir à ses besoins et de prévenir tous ses désirs, hors celui de remonter sur la terre.

Les plus savants Nains, qui possédaient de grands secrets, se plaisaient à l’instruire, non pas avec des livres, car les Nains n’écrivent pas, mais en lui montrant toutes les plantes des monts et des plaines, les espèces diverses d’animaux et les pierres variées qu’on extrait du sein de la terre. Et c’est par des exemples et des spectacles qu’ils lui enseignaient avec une gaieté innocente les curiosités de la nature et les procédés des arts.

Ils lui faisaient des jouets tels que les enfants des riches de la terre n’en eurent jamais ; car ces Nains étaient industrieux et inventaient d’admirables machines. C’est ainsi qu’ils construisirent pour elle des poupées sachant se mouvoir avec grâce et s’exprimer selon les règles de la poésie. Quand on les assemblait sur un petit théâtre dont la scène représentait le rivage des mers, le ciel bleu, des palais et des temples, elles figuraient les actions les plus intéressantes. Bien qu’elles ne fussent pas plus hautes que le bras, elles ressemblaient exactement les unes à des vieillards respectables, les autres à des hommes dans la force de l’âge ou à de belles jeunes filles vêtues de blanches tuniques. Il y avait aussi parmi elles des mères pressant contre leur sein des petits enfants innocents. Et ces poupées éloquentes s’exprimaient et agissaient sur la scène comme si elles étaient agitées par la haine, l’amour ou l’ambition. Elles passaient habilement de la joie à la douleur et elles imitaient si bien la nature qu’elles excitaient le sourire ou tiraient les larmes des yeux. Abeille battait des mains à ce spectacle. Les poupées qui aspiraient à la tyrannie lui faisaient horreur. Elle se sentait, au contraire, des trésors de pitié pour la poupée jadis princesse, maintenant veuve et captive, la tête ceinte de cyprès, qui n’a d’autre ressource pour sauver la vie de son enfant que d’épouser, hélas ! le barbare qui la fit veuve.

Abeille ne se lassait point de ce jeu que les poupées variaient à l’infini. Les Nains lui donnaient aussi des concerts et lui enseignaient à jouer du luth, de la viole d’amour, du téorbe, de la lyre et de divers autres instruments. En sorte qu’elle devenait bonne musicienne et que les actions représentées sur le théâtre par les poupées lui communiquaient l’expérience des hommes et de la vie. Le roi Loc assistait aux représentations et aux concerts, mais il ne voyait et n’entendait qu’Abeille, en qui il mettait peu à peu toute son âme.

Cependant les jours et les mois s’écoulaient, les années accomplissaient leur tour et Abeille restait parmi les Nains, sans cesse divertie et toujours pleine du regret de la terre. Elle devenait une belle jeune fille. Son étrange destinée donnait quelque chose d’étrange à sa physionomie, qui n’en était que plus agréable.

(...)


Note

Téorbe : sorte de luth à deux manches, à son plus grave que celui du luth ordinaire.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Cela représente ce que j'aimerais écrire, toutefois je n'ai pas ce talent de simplicité, je complique tout.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

CHAPITRE XII

Dans lequel le trésor du roi Loc est décrit aussi bien que possible.


Il y avait six ans jour pour jour qu’Abeille était chez les Nains. Le roi Loc l’appela dans son palais et il donna devant elle l’ordre à son trésorier de déplacer une grosse pierre qui semblait scellée dans la muraille, mais qui, en réalité, n’y était que posée. Ils passèrent tous trois par l’ouverture que laissa la grosse pierre et se trouvèrent dans une fissure du roc où deux personnes ne pouvaient se tenir de front. Le roi Loc s’avança le premier dans ce chemin obscur et Abeille le suivit en tenant un pan du manteau royal. Ils marchèrent longtemps. Par intervalles, les parois du rocher se rapprochaient tellement que la jeune fille craignait d’y être prise, sans pouvoir ni avancer ni reculer, et de mourir là. Et le manteau du roi Loc fuyait sans cesse devant elle par l’étroit et noir sentier. Enfin le roi Loc rencontra une porte de bronze qu’il ouvrit et une grande clarté se fit :

— Petit roi Loc, s’écria Abeille, je ne savais pas encore que la lumière fût une si belle chose.

Mais le roi Loc, la prenant par la main, l’introduisit dans la salle d’où venait la lumière et lui dit :

— Regarde !

Abeille, éblouie, ne vit rien d’abord, car cette salle immense, portée sur de hautes colonnes de marbre, était, du sol au faîte, tout éclatante d’or.

Au fond, sur une estrade formée de gemmes étincelantes serties dans l’or et l’argent, et dont les degrés étaient couverts d’un tapis merveilleusement brodé, s’élevait un trône d’ivoire et d’or avec un dais composé d’émaux translucides aux côtés duquel deux palmiers, âgés de trois mille ans, s’élançaient hors de deux vases gigantesques ciselés autrefois par le meilleur artiste des Nains. Le roi Loc monta sur ce trône et fit tenir la jeune fille debout à sa droite.

— Abeille, lui dit-il, ceci est mon trésor ; choisissez-y tout ce qu’il vous plaira.

Pendus aux colonnes, d’immenses boucliers d’or recevaient les rayons du soleil et les renvoyaient en gerbes étincelantes ; des épées, des lances s’entre-croisaient, ayant une flamme à leur pointe. Des tables qui régnaient autour des murailles étaient chargées de hanaps, de buires, d’aiguières, de calices, de ciboires, de patènes, de gobelets et de vidrecomes d’or, de cornes à boire en ivoire avec des anneaux d’argent, de bouteilles énormes en cristal de roche, de plats d’or et d’argent ciselé, de coffrets, de reliquaires en forme d’église, de cassolettes, de miroirs, de candélabres et de torchères aussi admirables par le travail que par la matière, et de brûle-parfums représentant des monstres. Et l’on distinguait sur une des tables un jeu d’échecs en pierre de lune.

— Choisissez, Abeille, répéta le roi Loc.

Mais, levant les yeux au-dessus de ces richesses, Abeille vit le ciel bleu par une ouverture du plafond, et, comme si elle avait compris que la lumière du ciel donnait seule à ces choses tout leur éclat, elle dit seulement :

— Petit roi Loc, je voudrais remonter sur la terre.

Alors le roi Loc fit un signe à son trésorier, qui, soulevant d’épaisses draperies, découvrit un coffre énorme, tout armé de lames de fer et de ferrures découpées. Ce coffre étant ouvert, il en sortit des rayons de mille nuances diverses et charmantes ; chacun de ces rayons jaillissait d’une pierre précieuse artistement taillée. Le roi Loc y trempa les mains et alors on vit rouler dans une confusion lumineuse l’améthyste violette et la pierre des vierges, l’émeraude aux trois natures ; l’une d’un vert sombre, l’autre qu’on nomme miellée parce qu’elle est de la couleur du miel, la troisième d’un vert bleuâtre qu’on appelle béryl et qui donne de beaux rêves ; la topaze orientale, le rubis, aussi beau que le sang des braves, le saphir d’un bleu sombre qu’on nomme saphir mâle et le saphir d’un bleu pâle qu’on nomme saphir femelle ; le cymophane, l’hyacinthe, l’euclase, la turquoise, l’opale dont les lueurs sont plus douces que l’aurore, l’aigue marine et le grenat syrien. Toutes ces pierres étaient de l’eau la plus limpide et du plus lumineux orient. Et de gros diamants jetaient, au milieu de ces feux colorés, d’éblouissantes étincelles blanches.

— Abeille, choisissez, dit le roi Loc.

Mais Abeille secoua la tête et dit :

— Petit roi Loc, à toutes ces pierres je préfère un seul des rayons de soleil qui se brisent sur le toit d’ardoise du château des Clarides.

Alors le roi Loc fit ouvrir un second coffre qui ne contenait que des perles. Mais ces perles étaient rondes et pures ; leurs reflets changeants prenaient toutes les teintes du ciel et de la mer, et leur éclat était si doux qu’il semblait exprimer une pensée d’amour.

— Prenez, dit le roi Loc.

Mais Abeille lui répondit :

— Petit roi Loc, ces perles me rappellent le regard de Georges de Blanchelande ; j’aime ces perles, mais j’aime mieux les yeux de Georges.

En entendant ces mots, le roi Loc détourna la tête. Pourtant il ouvrit un troisième coffre et montra à la jeune fille un cristal dans lequel une goutte d’eau était prisonnière depuis les premiers temps du monde ; et, quand on agitait le cristal, on voyait cette goutte d’eau remuer. Il lui montra aussi des morceaux d’ambre jaune dans lesquels des insectes plus brillants que des pierreries étaient pris depuis des milliards d’années. On distinguait leurs pattes délicates et leurs fines antennes, et ils se seraient remis à voler si quelque puissance avait fait fondre comme de la glace leur prison parfumée.

— Ce sont là de grandes curiosités naturelles ; je vous les donne, Abeille.

Mais Abeille répondit :

— Petit roi Loc, gardez l’ambre et le cristal, car je ne saurais rendre la liberté ni à la mouche ni à la goutte d’eau.

Le roi Loc l’observa quelque temps et dit :

— Abeille, les plus beaux trésors seront bien placés entre vos mains. Vous les posséderez et ils ne vous posséderont pas. L’avare est la proie de son or ; ceux-là seuls qui méprisent la richesse peuvent être riches sans danger : leur âme sera toujours plus grande que leur fortune.

Ayant parlé ainsi, il fit un signe à son trésorier, qui présenta sur un coussin une couronne d’or à la jeune fille.

— Recevez ce joyau comme un signe de l’estime que nous faisons de vous, Abeille, dit le roi Loc. On vous nommera désormais la princesse des Nains.

Et il mit lui-même la couronne sur le front d’Abeille.

(...)



Notes

Gemme : Nom générique des minéraux considérés comme pierres précieuses.
Hanap : Grand vase à boire en métal, monté sur un pied et muni d'un couvercle.
Buire : Vase en forme de cruche, à bec et à anse.
Aiguière : Ancien vase à eau, muni d'une anse et d'un bec.
Ciboire : Vase sacré en forme de coupe où l'on conserve les hosties consacrées pour la communion des fidèles.
Patène : Vase sacré, de forme plate, qui couvre le calice et reçoit l’hostie (liturgie catholique).
Vidrecome : Grand verre à boire circulant dans les festins en Allemagne.
Cassolette : Réchaud fait d'une boîte de métal au couvercle ajouré dans laquelle on fait brûler des parfums.
Brûle-parfum : sorte de vase ou de réchaud reposant généralement sur un trépied et où l’on brûle des substances aromatiques.
Cymophane : variété de chrysobéryl opalescente.
Euclase : Émeraude prismatique du Brésil.
Aigue-marine : variété de béryl transparente, de couleur bleu clair évoquant l'eau de mer.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

« L’avare est la proie de son or ; ceux-là seuls qui méprisent la richesse peuvent être riches sans danger : leur âme sera toujours plus grande que leur fortune. »

J'aime cette phrase
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Ca te plaît Anatole France, j'ai l'impression ? (smile)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

J'ai oublié une note :

J'aime bien le cassoulet en cassolette.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

CHAPITRE XIII

Dans lequel le roi Loc se déclare.


Les Nains célébrèrent par des fêtes joyeuses le couronnement de leur première princesse. Des jeux pleins d’innocence se succédèrent sans ordre dans l’immense amphithéâtre ; et les petits hommes, ayant un brin de fougère ou deux feuilles de chêne coquettement attachés à leur capuchon, faisaient des bonds joyeux à travers les rues souterraines. Les réjouissances durèrent trente jours. Pic gardait dans l’ivresse l’apparence d’un mortel inspiré ; le vertueux Tad s’enivrait du bonheur public ; le tendre Dig se donnait le plaisir de répandre des larmes ; Rug, dans sa joie, demandait de nouveau qu’Abeille fût mise en cage, afin que les Nains n’eussent point à craindre de perdre une princesse si charmante ; Bob, monté sur son corbeau, emplissait l’air de cris si joyeux que l’oiseau noir, pris lui-même de gaieté, faisait entendre de petits croassements folâtres.

Seul, le roi Loc était triste.

Or, le trentième jour, ayant offert à la princesse et à tout le peuple des Nains un festin magnifique, il monta tout debout sur son fauteuil et, sa bonne figure étant ainsi haussée jusqu’à l’oreille d’Abeille :

— Ma princesse Abeille, lui dit-il, je vais vous faire une demande que vous pourrez accueillir ou repousser en toute liberté. Abeille des Clarides, princesse des Nains, voulez-vous être ma femme ?

Et, ce disant, le roi Loc, grave et tendre, avait la beauté pleine de douceur d’un caniche auguste. Abeille lui répondit en lui tirant la barbe :

— Petit roi Loc, je veux bien être ta femme pour rire ; mais je ne serai jamais ta femme pour de bon. Au moment où tu me demandes en mariage, tu me rappelles Francœur, qui, sur la terre, me contait, pour m’amuser, les choses les plus extravagantes.

À ces mots, le roi Loc tourna la tête, mais non pas assez vite pour qu’Abeille ne vît pas une larme arrêtée dans les cils du Nain. Alors Abeille eut regret de lui avoir fait de la peine.

— Petit roi Loc, lui dit-elle, je t’aime comme un petit roi Loc que tu es ; et si tu me fais rire comme faisait Francœur, il n’y a rien là pour te déplaire, car Francœur chantait bien, et il aurait été beau sans ses cheveux gris et son nez rouge.

Le roi Loc lui répondit :

— Abeille des Clarides, princesse des Nains, je vous aime dans l’espoir que vous m’aimerez un jour. Mais je n’aurais pas cet espoir que je vous aimerais tout autant. Je ne vous demande, en retour de mon amitié, que d’être toujours sincère avec moi.

— Petit roi Loc, je te le promets.

— Eh bien ! Abeille, dites-moi si vous aimez quelqu’un jusqu’à l’épouser.

— Petit roi Loc, je n’aime personne jusque-là.

Alors le roi Loc sourit et, saisissant sa coupe d’or, il porta d’une voix retentissante la santé de la princesse des Nains. Et une rumeur immense s’éleva de toutes les profondeurs de la terre, car la table du festin allait d’un bout à l’autre de l’empire des Nains.


CHAPITRE XIV

Où il est dit comment Abeille revit sa mère et ne put l’embrasser.


Abeille, le front ceint d’une couronne, était plus songeuse encore et plus triste que quand ses cheveux coulaient en liberté sur ses épaules et qu’aux jours où elle allait en riant dans la forge des Nains tirer la barbe à ses bons amis Pic, Tad et Dig, dont la face colorée du reflet des flammes prenait à sa bienvenue un air de gaieté. Les bons Nains, qui naguère la faisaient danser sur leurs genoux en la nommant leur Abeille, s’inclinaient maintenant sur son passage et gardaient un silence respectueux. Elle regrettait de n’être plus une enfant, et elle souffrait d’être la princesse des Nains.

Elle n’avait plus de plaisir à voir le roi Loc depuis qu’elle l’avait vu pleurer à cause d’elle. Mais elle l’aimait parce qu’il était bon et qu’il était malheureux.

Un jour (si l’on peut dire qu’il y a des jours dans l’empire des Nains), elle prit le roi Loc par la main et l’attira sous cette fissure du roc qui laissait passer un rayon du soleil dans lequel dansait une poussière dorée.

— Petit roi Loc, lui dit-elle, je souffre. Vous êtes roi, vous m’aimez et je souffre.

En entendant ces paroles de la jolie demoiselle, le roi Loc répondit :

— Je vous aime, Abeille des Clarides, princesse des Nains ; et c’est pourquoi je vous ai gardée dans ce monde, afin de vous enseigner nos secrets, qui sont plus grands et plus curieux que tout ce que vous pouviez apprendre sur la terre parmi les hommes, car les hommes sont moins habiles et moins savants que les Nains.

— Oui, dit Abeille, mais ils sont plus semblables à moi que les Nains ; c’est pourquoi je les aime mieux. Petit roi Loc, laissez-moi revoir ma mère, si vous ne voulez pas que je meure.

Le roi Loc s’éloigna sans répondre.

Abeille, seule et désolée, contemplait le rayon de cette lumière dont la face de la terre est toute baignée et qui revêt de ses ondes resplendissantes tous les hommes vivants et jusqu’aux mendiants qui vont par les routes. Lentement ce rayon pâlit et changea sa clarté dorée en une lueur d’un bleu pâle. La nuit était venue sur la terre. Une étoile, à travers la fissure du rocher, scintilla.

Alors quelqu’un lui toucha doucement l’épaule et elle vit le roi Loc enveloppé d’un manteau noir. Il avait à son bras un autre manteau dont il couvrit la jeune fille.

— Venez, lui dit-il.

Et il la conduisit hors du souterrain. Quand elle revit les arbres agités par le vent, les nuages qui passaient sur la lune et toute la grande nuit fraîche et bleue, quand elle sentit l’odeur des herbes, quand l’air qu’elle avait respiré dans son enfance lui rentra à flots dans la poitrine, elle poussa un grand soupir et crut mourir de joie.

Le roi Loc l’avait prise dans ses bras ; tout petit qu’il était, il la portait aussi facilement qu’une plume et ils glissaient tous deux sur le sol comme l’ombre de deux oiseaux.

— Abeille, vous allez revoir votre mère. Mais écoutez-moi. Toutes les nuits, vous le savez, j’envoie votre image à votre mère. Toutes les nuits, elle voit votre cher fantôme ; elle lui sourit, elle lui parle, elle l’embrasse. Je vous montrerai cette nuit à elle, vous-même, au lieu de votre simulacre. Vous la verrez ; mais ne la touchez pas, ne lui parlez pas, car alors le charme serait rompu et elle ne reverrait plus jamais ni vous ni votre image, qu’elle ne distingue pas de vous-même.

— Je serai donc prudente, hélas ! petit roi Loc… Le voilà ! le voilà !

En effet, le donjon des Clarides s’élevait tout noir sur le mont. Abeille eut à peine le temps d’envoyer un baiser aux vieilles pierres bien-aimées et déjà elle voyait fuir à son côté les remparts fleuris de giroflée de la ville des Clarides ; déjà elle montait par une rampe où des vers luisants brillaient dans l’herbe jusqu’à la poterne, que le roi Loc ouvrit aisément, car les Nains, dompteurs des métaux, ne sont point arrêtés par les serrures, les cadenas, les verrous, les chaînes et les grilles.

Elle monta l’escalier tournant qui menait à la chambre de sa mère et elle s’arrêta pour contenir à deux mains son cœur qui battait. La porte s’ouvrit doucement, et, à la lueur d’une veilleuse suspendue au plafond de la chambre, Abeille vit, dans le silence religieux qui régnait, sa mère, sa mère amaigrie et pâlie, ayant aux tempes des cheveux gris, mais plus belle ainsi pour sa fille qu’aux jours passés des magnifiques parures et des hardies chevauchées. Comme alors cette mère voyait sa fille en rêve, elle ouvrit les bras pour l’embrasser. Et l’enfant, riant et sanglotant, voulut se jeter dans ses bras ouverts : mais le roi Loc l’arracha à cet embrassement et l’emporta comme une paille par les campagnes bleues, dans le royaume des Nains.

(...)


Notes

Poterne : Porte dérobée dans la muraille d'enceinte d'un château, de fortifications.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Certains auront l'humeur d'Abeille des Clarides, d'autres, comme moi, celle du petit roi Loc. Le monde est ainsi fait.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Liza
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Ouf ! J'ai cru qu'elle allait transgresser l'ordre...
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
Ma page Spleen...
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

CHAPITRE XV

Dans lequel on verra la grande peine qu’eut le roi Loc.


Abeille, assise sur les degrés de granit du palais souterrain, regardait encore le ciel bleu à travers la fissure du rocher. Là, des sureaux tournaient vers la lumière leurs ombelles blanches. Abeille se mit à pleurer. Le roi Loc lui prit la main et lui dit :

— Abeille, pourquoi pleurez-vous et que désirez-vous ?

Et, comme elle était triste depuis plusieurs jours, les Nains assis à ses pieds lui jouaient des airs naïfs sur la flûte, le flageolet, le rebec et les timbales. D’autres Nains faisaient, pour lui plaire, des culbutes telles, qu’ils piquaient l’un après l’autre dans l’herbe la pointe de leur capuchon orné d’une cocarde de feuillage, et rien n’était plaisant à voir comme les jeux de ces petits hommes à barbes d’ermite. Le vertueux Tad, le sensible Dig, qui l’aimaient depuis le jour où ils l’avaient vue endormie au bord du lac, et Pic, le vieux poète, la prenaient doucement par le bras et la suppliaient de leur confier le secret de son chagrin. Pau, dont l’esprit était simple, mais juste, lui présentait des raisins dans une corbeille ; et tous, la tirant par le bord de sa jupe, répétaient avec le roi Loc :

— Abeille, princesse des Nains, pourquoi pleurez-vous ?

Abeille répondit :

— Petit roi Loc et vous tous, petits hommes, mon chagrin augmente votre amitié, parce que vous êtes bons ; vous pleurez quand je pleure. Sachez que je pleure en songeant à Georges de Blanchelande, qui doit être aujourd’hui un brave chevalier et que je ne reverrai pas. Je l’aime et je voudrais être sa femme.

Le roi Loc retira sa main de la main qu’il pressait et dit :

— Abeille, pourquoi m’avez-vous trompé en me disant, à la table du festin, que vous n’aviez d’amour pour personne ?

Abeille répondit :

— Petit roi Loc, je ne t’ai pas trompé à la table du festin. Je ne désirais pas alors épouser Georges de Blanchelande, et c’est aujourd’hui mon envie la plus chère qu’il me demande en mariage. Mais il ne me demandera pas, puisque je ne sais où il est et qu’il ne sait où me trouver. Et c’est pourquoi je pleure.

À ces mots, les musiciens s’arrêtèrent de jouer de leurs instruments ; les sauteurs interrompirent leurs sauts et restèrent immobiles sur la tête ou sur le derrière ; Tad et Dig répandirent des pleurs silencieux sur la manche d’Abeille ; le simple Pau laissa tomber la corbeille avec les grappes de raisins, et tous les petits hommes poussèrent des gémissements affreux.

Mais le roi des Nains, plus désolé qu’eux tous sous sa couronne aux fleurons étincelants, s’éloigna sans rien dire en laissant traîner derrière lui son manteau comme un torrent de pourpre.


CHAPITRE XVI

Où l’on rapporte les paroles du savant Nur qui causèrent une joie extraordinaire au petit roi Loc.


Le roi Loc n’avait pas laissé voir sa faiblesse à la jeune fille ; mais, quand il fut seul, il s’assit à terre et, se tenant les pieds dans les mains, il s’abandonna à sa douleur.

Il était jaloux et il se disait :

— Elle aime, et ce n’est pas moi qu’elle aime ! Pourtant je suis roi et je suis plein de science ; j’ai des trésors, je sais des secrets merveilleux ; je suis meilleur que tous les autres Nains, qui valent mieux que les hommes. Elle ne m’aime pas et elle aime un jeune homme qui n’a point la science des Nains et qui n’en a peut-être aucune. Certes, elle n’estime point le mérite et n’est guère sensée. Je devrais rire de son peu de jugement ; mais je l’aime, et je n’ai de goût à rien au monde parce qu’elle ne m’aime pas.

Pendant de longs jours le roi Loc erra seul dans les gorges les plus sauvages de la montagne, roulant dans son esprit des pensées tristes et parfois mauvaises. Il songeait à réduire par la captivité et la faim Abeille à devenir sa femme. Mais chassant cette idée presque aussitôt après l’avoir formée, il se proposait d’aller trouver la jeune fille et de se jeter à ses pieds. Il ne s’arrêtait pas non plus à cette résolution et il ne savait que faire. C’est qu’en effet, il ne dépendait pas de lui qu’Abeille vînt à l’aimer. Sa colère se tournait tout à coup contre Georges de Blanchelande ; il souhaitait que ce jeune homme fût emporté bien loin par quelque enchanteur, ou du moins, s’il devait jamais connaître l’amour d’Abeille, qu’il le méprisât.

Et le roi songeait :

« Sans être vieux, j’ai vécu déjà trop longtemps pour n’avoir pas quelquefois souffert. Mais mes souffrances, si profondes qu’elles fussent, étaient moins âpres que celles que j’éprouve aujourd’hui. La tendresse ou la pitié qui les causaient y mêlaient quelque chose de leur céleste douceur. Au contraire, je sens qu’à cette heure mon chagrin a la noirceur et l’âcreté d’un mauvais désir. Mon âme est aride, et mes yeux nagent dans leurs pleurs comme dans un acide qui les brûle. »

Ainsi songeait le roi Loc. Et, craignant que la jalousie le rendît injuste et méchant, il évitait de rencontrer la jeune fille, de peur de lui tenir, sans le vouloir, le langage d’un homme faible ou violent.

Un jour qu’il était plus tourmenté qu’à l’ordinaire par la pensée qu’Abeille aimait Georges, il prit la résolution de consulter Nur, qui était le plus savant des Nains et habitait au fond d’un puits creusé dans les entrailles de la terre.

Ce puits avait l’avantage d’une température égale et douce. Il n’était point obscur, car deux petits astres, un soleil pâle et une lune rouge, en éclairaient alternativement toutes les parties. Le roi Loc descendit dans ce puits et trouva Nur dans son laboratoire. Nur avait le visage d’un bon vieux petit homme et portait un brin de serpolet sur son capuchon. Malgré sa science, il partageait l’innocence et la candeur de sa race.

— Nur, lui dit le roi en l’embrassant, je viens te consulter parce que tu sais beaucoup de choses.

— Roi Loc, répondit Nur, je pourrais savoir beaucoup de choses et n’être qu’un imbécile. Mais je connais le moyen d’apprendre quelques-unes des innombrables choses que j’ignore, et c’est pourquoi je suis justement renommé comme un savant.

— Eh bien, reprit le roi Loc, sais-tu où est présentement un jeune garçon nommé Georges de Blanchelande ?

— Je ne le sais point et n’eus jamais la curiosité de l’apprendre, répondit Nur. Sachant combien les hommes sont ignorants, sots et méchants, je me soucie peu de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils font. À cela près que, pour donner du prix à la vie de cette race orgueilleuse et misérable, les hommes ont le courage, les femmes la beauté et les petits enfants l’innocence, ô roi Loc, l’humanité tout entière est déplorable ou ridicule. Soumis comme les Nains, à la nécessité de travailler pour vivre, les hommes se sont révoltés contre cette loi divine, et, loin d’être comme nous des ouvriers pleins d’allégresse, ils préfèrent la guerre au travail et ils aiment mieux s’entretuer que s’entr’aider. Mais il faut reconnaître, pour être juste, que la brièveté de leur vie est la cause principale de leur ignorance et de leur férocité. Ils vivent trop peu de temps pour apprendre à vivre. La race des Nains qui vivent sous la terre est plus heureuse et meilleure. Si nous ne sommes point immortels, du moins chacun de nous durera aussi longtemps que la terre qui nous porte dans son sein et nous pénètre de sa chaleur intime et féconde, tandis qu’elle n’a pour les races qui naissent sur sa rude écorce qu’une haleine, tantôt brûlante, tantôt glacée, soufflant la mort en même temps que la vie. Les hommes toutefois doivent à l’excès de leur misère et de leur méchanceté une vertu qui rend l’âme de quelques-uns d’entre eux plus belle que l’âme des Nains. Cette vertu, dont la splendeur est pour la pensée ce qu’est pour l’œil le doux éclat des perles, ô roi Loc, c’est la pitié. La souffrance l’enseigne et les Nains la connaissent mal, parce que, plus sages que les hommes, ils ont moins de peines. Aussi les Nains sortent-ils parfois de leurs grottes profondes et vont-ils sur l’écorce inclémente de la terre se mêler aux hommes, afin de les aimer, de souffrir avec eux et par eux, et de goûter ainsi la pitié, qui rafraîchit les âmes comme une céleste rosée. Telle est la vérité sur les hommes, ô roi Loc ; mais ne m’as-tu point demandé la destinée particulière de quelqu’un d’entre eux ?

Le roi Loc ayant répété sa question, le vieux Nur regarda dans une des lunettes qui emplissaient la chambre. Car les Nains n’ont point de livres ; ceux qu’on trouve chez eux viennent des hommes et servent de jouets. Pour s’instruire, ils ne consultent pas, comme nous, des signes sur le papier ; ils regardent dans des lunettes et y voient l’objet même de leur curiosité. La difficulté est seulement de choisir la lunette convenable et de la bien diriger.

Il en est de cristal, il en est de topaze et d’opale ; mais celles dont la lentille est un gros diamant poli ont plus de puissance et servent à voir des choses très éloignées.

Les Nains ont aussi des lentilles d’une substance diaphane, inconnues aux hommes. Celles-là permettent au regard de traverser comme du verre les murailles et les rochers. D’autres, plus admirables encore, reproduisent aussi fidèlement qu’un miroir tout ce que le temps emporta dans sa fuite, car les Nains savent rappeler, du sein infini de l’éther jusque dans leurs cavernes, la lumière des anciens jours avec les formes et les couleurs des temps révolus. Ils se donnent le spectacle du passé en ressaisissant les gerbes lumineuses qui, s’étant un jour brisées contre des formes d’hommes, d’animaux, de plantes ou de rochers, rejaillissent à travers les siècles dans l’insondable éther.

Le vieux Nur excellait à découvrir les figures de l’antiquité et celles même, impossibles à concevoir, qui vécurent avant que la terre eût revêtu l’aspect que nous lui connaissons. Aussi ne fut-ce qu’un amusement pour lui de trouver Georges de Blanchelande.

Ayant regardé pendant moins d’une minute dans une lunette tout à fait simple, il dit au roi Loc :

— Roi Loc, celui que tu cherches est chez les Ondines, dans le manoir de cristal d’où l’on ne revient pas et dont les murs irisés confinent à ton royaume.

— Il y est ? Qu’il y reste ! s’écria le roi Loc en se frottant les mains. Je lui souhaite bien du plaisir.

Et, ayant embrassé le vieux Nur, il sortit du puits en éclatant de rire.

Tout le long de son chemin, il se tint le ventre pour rire à son aise : son chef en branlait ; sa barbe allait et venait sur son estomac. — Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! — Les petits hommes qui le rencontraient se mettaient à rire comme lui, par sympathie. En les voyant rire, les autres riaient aussi ; ce rire gagna de proche en proche, en sorte que tout l’intérieur de la terre fut secoué par un hoquet extrêmement jovial. — Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !

(...)


Notes

Sureau : Arbre ou arbrisseau (Caprifoliacées) dont le bois très léger renferme un large canal médullaire et dont la fleur odorante donne des fruits rouges ou noirs, en grappes.
Ombelle : Inflorescence dans laquelle les fleurs, petites et nombreuses, s'élèvent toutes dans un même plan horizontal, sur une même surface sphérique ou ellipsoïdale, portées par des pédoncules partant tous du même point de la tige.
Flageolet : Flûte à bec, généralement percée de six trous.
Rebec : Instrument de musique à trois cordes et à archet, en usage au moyen âge.
Serpolet : Variété de thym utilisée comme assaisonnement.
Diaphane : qui laisse passer à travers soi les rayons lumineux sans laisser distinguer la forme des objets.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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