Anatole France (1844-1924)

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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

GESTAS


À Charles Maurras.

Gestas, dixt li Signor, entrez en paradis.
« Gestas, dans nos anciens mystères, c’est le nom du larron crucifié à la droite de Jésus-Christ. »
(Augustin Thierry, la Rédemption de Larmor.)



On conte qu’il est en ce temps-ci un mauvais garçon nommé Gestas, qui fait les plus douces chansons du monde. Il était écrit sur sa face camuse qu’il serait un pécheur charnel et, vers le soir, les mauvaises joies luisent dans ses yeux verts. Il n’est plus jeune. Les bosses de son crâne ont pris l’éclat du cuivre ; sur sa nuque pendent de longs cheveux verdis. Pourtant il est ingénu et il a gardé la foi naïve de son enfance. Quand il n’est point à l’hôpital, il loge en quelque chambrette d’hôtel entre le Panthéon et le Jardin des Plantes. Là, dans le vieux quartier pauvre, toutes les pierres le connaissent, les ruelles sombres lui sont indulgentes, et l’une de ces ruelles est selon son cœur, car, bordée de mastroquets et de bouges, elle porte, à l’angle d’une maison, une sainte Vierge grillée dans sa niche bleue. Il va le soir de café en café et fait ses stations de bière et d’alcool dans un ordre constant : les grands travaux de la débauche veulent de la méthode et de la régularité. La nuit s’avance quand il a regagné son taudis sans savoir comment, et retrouvé, par un miracle quotidien, le lit de sangles où il tombe tout habillé. Il y dort à poings fermés, du sommeil des vagabonds et des enfants. Mais ce sommeil est court.

Dès que l’aube blanchit la fenêtre et jette entre les rideaux, dans la mansarde, ses flèches lumineuses, Gestas ouvre les yeux, se soulève, se secoue comme le chien sans maître qu’un coup de pied réveille, descend à la hâte la longue spirale de l’escalier et revoit avec délices la rue, la bonne rue si complaisante aux vices des humbles et des pauvres. Ses paupières clignent sous la fine pointe du jour ; ses narines de Silène se gonflent d’air matinal. Robuste et droit, la jambe raidie par son vieux rhumatisme, il va s’appuyant sur ce bâton de cornouiller dont il a usé le fer en vingt années de vagabondage. Car, dans ses aventures nocturnes, il n’a jamais perdu ni sa pipe ni sa canne. Alors, il a l’air très bon et très heureux. Et il l’est en effet. En ce monde, sa plus grande joie, qu’il achète au prix de son sommeil, est d’aller dans les cabarets boire avec les ouvriers le vin blanc du matin. Innocence d’ivrogne : ce vin clair, dans le jour pâle, parmi les blouses blanches des maçons, ce sont là des candeurs qui charment son âme restée naïve dans le vice.

Or, un matin de printemps, ayant de la sorte cheminé de son garni jusqu’au Petit More, Gestas eut la douceur de voir s’ouvrir la porte que surmontait une tête de Sarrasin en fonte peinte et d’aborder le comptoir d’étain dans la compagnie d’amis qu’il ne connaissait pas : toute une escouade d’ouvriers de la Creuse, qui choquaient leurs verres en parlant du pays et faisaient des gabs comme les douze pairs de Charlemagne. Ils buvaient un verre et cassaient une croûte ; quand l’un d’eux avait une bonne idée, il en riait très fort, et, pour la mieux faire entendre aux camarades, leur donnait de grands coups de poing dans le dos. Cependant les vieux levaient lentement le coude en silence. Quand ces hommes s’en furent allés à leur ouvrage, Gestas sortit le dernier du Petit More et gagna le Bon Coing, dont la grille en fers de lance lui était connue. Il y but encore en aimable compagnie et même il offrit un verre à deux gardiens de la paix méfiants et doux. Il visita ensuite un troisième cabaret dont l’antique enseigne de fer forgé représente deux petits hommes portant une énorme grappe de raisin, et là il fut servi par la belle madame Trubert, célèbre dans tout le quartier pour sa sagesse, sa force et sa jovialité. Puis, s’approchant des fortifications, il but encore chez les distillateurs où l’on voit, dans l’ombre, luire les robinets de cuivre des tonneaux et chez les débitants dont les volets verts demeurent clos entre deux caisses de lauriers. Après quoi, il rentra dans les quartiers populeux et se fit servir le vermouth et le marc en divers cafés. Huit heures sonnaient. Il marchait très droit, d’une allure égale, rigide et solennelle ; étonné quand des femmes, courant aux provisions, nu-tête, le chignon tordu sur la nuque, le poussaient avec leurs lourds paniers ou lorsqu’il heurtait, sans la voir, une petite fille serrant dans ses bras un pain énorme. Parfois encore, s’il traversait la chaussée, la voiture du laitier où dansaient en chantant les boîtes de fer-blanc s’arrêtait si près de lui, qu’il sentait sur sa joue le souffle chaud du cheval. Mais, sans hâte, il suivait son chemin, sous les jurons dédaignés du laitier rustique. Certes, sa démarche, assurée sur le bâton de cornouiller, était fière et tranquille. Mais au-dedans le vieil homme chancelait. Il ne lui restait plus rien de l’allégresse matinale. L’alouette qui avait jeté ses trilles joyeux dans son être avec les premières gouttes du vin paillet s’était envolée à tire-d’aile, et maintenant son âme était une rookery brumeuse où les corbeaux croassaient sur les arbres noirs. Il était mortellement triste. Un grand dégoût de lui-même lui soulevait le cœur. La voix de son repentir et de sa honte lui criait : « Cochon ! cochon ! Tu es un cochon ! » Et il admirait cette voix irritée et pure, cette belle voix d’ange qui était en lui mystérieusement et qui répétait : « Cochon ! cochon ! Tu es un cochon ! » Il lui naissait un désir infini d’innocence et de pureté. Il pleurait ; de grosses larmes coulaient sur sa barbe de bouc. Il pleurait sur lui-même. Docile à la parole du maître qui a dit : « Pleurez sur vous et sur vos enfants, filles de Jérusalem, » il versait la rosée amère de ses yeux sur sa chair prostituée aux sept péchés et sur ses rêves obscènes, enfantés par l’ivresse. La foi de son enfance se ranimait en lui, s’épanouissait toute fraîche et toute fleurie. De ses lèvres coulaient des prières naïves. Il disait tout bas : « Mon Dieu, donnez-moi de redevenir semblable au petit enfant que j’étais. » Au moment où il faisait cette simple oraison, il se trouva sous le porche d’une église.

C’était une vieille église, jadis blanche et belle sous sa dentelle de pierre, que le temps et les hommes ont déchirée. Maintenant elle est devenue noire comme la sulamite et sa beauté ne parle plus qu’au cœur des poètes ; c’était une église « pauvrette et ancienne » comme la mère de François Villon qui, peut-être, en son temps, vint s’y agenouiller et vit sur les murailles, aujourd’hui blanchies à la chaux, ce paradis peint dont elle croyait entendre les harpes, et cet enfer où les damnés sont « bouillus », ce qui faisait grand’peur à la bonne créature. Gestas entra dans la maison de Dieu. Il n’y vit personne, pas même un donneur d’eau bénite, pas même une pauvre femme comme la mère de François Villon. Formée en bon ordre dans la nef, l’assemblée des chaises attestait seule la fidélité des paroissiens et semblait continuer la prière en commun.

Dans l’ombre humide et fraîche qui tombait des voûtes, Gestas tourna sur sa droite vers le bas-côté où, près du porche, devant la statue de la Vierge, un if de fer dressait ses dents aiguës, sur lesquelles aucun cierge votif ne brûlait encore. Là, contemplant l’image blanche, bleue et rose, qui souriait au milieu des petits cœurs d’or et d’argent suspendus en offrande, il inclina sa vieille jambe raidie, pleura les larmes de saint Pierre et soupira des paroles très douces qui ne se suivaient pas. « Bonne Vierge, ma mère, Marie, Marie, votre enfant, votre enfant, maman ! » Mais très vite, il se releva, fit quelques pas rapides et s’arrêta devant un confessionnal. De chêne bruni par le temps, huilé comme les poutres des pressoirs, ce confessionnal avait l’air honnête, intime et domestique d’une vieille armoire à linge. Sur les panneaux, des emblèmes religieux, sculptés dans des écussons de coquilles et de rocailles, faisaient songer aux bourgeoises de l’ancien temps qui vinrent incliner là leur bonnet à hautes barbes de dentelle et laver à cette piscine symbolique leur âme ménagère. Où elles avaient mis le genou Gestas mit le genou et, les lèvres contre le treillis de bois, il appela à voix basse : « Mon père, mon père ! » Comme personne ne répondait à son appel, il frappa tout doucement du doigt au guichet.

— Mon père, mon père !

Il s’essuya les yeux pour mieux voir par les trous du grillage, et il crut deviner dans l’ombre le surplis blanc d’un prêtre.

Il répétait :

— Mon père, mon père, écoutez-moi donc ! Il faut que je me confesse, il faut que je lave mon âme ; elle est noire et sale ; elle me dégoûte, j’en ai le cœur soulevé. Vite, mon père, le bain de la pénitence, le bain du pardon, le bain de Jésus. À la pensée de mes immondices, le cœur me monte aux lèvres, et je me sens vomir du dégoût de mes impuretés. Le bain, le bain !

Puis il attendit. Tantôt croyant voir qu’une main lui faisait signe au fond du confessionnal, tantôt ne découvrant plus dans la logette qu’une stalle vide, il attendit longtemps. Il demeurait immobile, cloué par les genoux au degré de bois, le regard attaché sur ce guichet d’où lui devaient venir le pardon, la paix, le rafraîchissement, le salut, l’innocence, la réconciliation avec Dieu et avec lui-même, la joie céleste, le contentement dans l’amour, le souverain bien. Par intervalles, il murmurait des supplications tendres :

— Monsieur le curé, mon père, monsieur le curé ! j’ai soif, donnez-moi à boire, j’ai bien soif ! Mon bon monsieur le curé, donnez-moi de quoi vous avez, de l’eau pure, une robe blanche et des ailes pour ma pauvre âme. Donnez-moi la pénitence et le pardon.

Ne recevant point de réponse, il frappa plus fort à la grille et dit tout haut :

— La confession, s’il vous plaît !

Enfin, il perdit patience, se releva et frappa à grands coups de son bâton de cornouiller les parois du confessionnal en hurlant :

— Oh ! hé ! le curé ! Oh ! hé ! le vicaire !

Et, à mesure qu’il parlait, il frappait plus fort, les coups tombaient furieusement sur le confessionnal d’où s’échappaient des nuées de poussière et qui répondait à ces offenses par le gémissement de ses vieux ais vermoulus.

Le suisse qui balayait la sacristie accourut au bruit, les manches retroussées. Quand il vit l’homme au bâton, il s’arrêta un moment, puis s’avança vers lui avec la lenteur prudente des serviteurs blanchis dans les devoirs de la plus humble police. Parvenu à portée de voix, il demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je veux me confesser.

— On ne se confesse pas à cette heure-ci.

— Je veux me confesser.

— Allez-vous-en.

— Je veux voir le curé.

— Pour quoi faire ?

— Pour me confesser.

— Le curé n’est pas visible.

— Le premier vicaire, alors.

— Il n’est pas visible non plus. Allez-vous-en.

— Le second vicaire, le troisième vicaire, le quatrième vicaire, le dernier vicaire.

— Allez-vous-en !

— Ah çà ! est-ce qu’on va me laisser mourir sans confession ? C’est pire qu’en 93, alors ! Un tout petit vicaire. Qu’est-ce que ça vous fait que je me confesse à un tout petit vicaire pas plus haut que le bras ? Dites à un prêtre qu’il vienne m’entendre en confession. Je lui promets de lui confier des péchés plus rares, plus extraordinaires et plus intéressants, bien sûr, que tous ceux que peuvent lui défiler ses péronnelles de pénitentes. Vous pouvez l’avertir qu’on le demande pour une belle confession.

— Allez-vous-en !

— Mais tu n’entends donc pas, vieux Barrabas ? je te dis que je veux me réconcilier avec le bon Dieu, sacré nom de Dieu !

Bien qu’il n’eût pas la stature majestueuse d’un suisse de paroisse riche, ce porte-hallebarde était robuste. Il vous prit notre Gestas par les épaules et vous le jeta dehors.

Gestas, dans la rue, n’avait qu’une idée en tête, qui était de rentrer dans l’église par une porte latérale afin de surprendre, s’il était possible, le suisse sur ses derrières et de mettre la main sur un petit vicaire qui consentît à l’entendre en confession.

Malheureusement pour le succès de ce dessein, l’église était entourée de vieilles maisons et Gestas se perdit sans espoir de retour dans un dédale inextricable de rues, de ruelles, d’impasses et de venelles.

Il s’y trouvait un marchand de vin où le pauvre pénitent pensa se consoler dans l’absinthe. Il y parvint. Mais il lui poussa bientôt un nouveau repentir. Et c’est ce qui assure ses amis dans l’espérance qu’il sera sauvé. Il a la foi, la foi simple, forte et naïve. Ce sont les œuvres plutôt qui lui manqueraient. Pourtant il ne faut pas désespérer de lui, puisque lui-même il ne désespère jamais.

Sans entrer dans les difficultés considérables de la prédestination ni considérer à ce sujet les opinions de saint Augustin, de Gotesiale, des Albigeois, des wiclefistes, des hussites, de Luther, de Calvin, de Jansénius et du grand Arnaud, on estime que Gestas est prédestiné à la béatitude éternelle.

Gestas, dixt li Signor, entrez en paradis.


Notes

Rookery : Lieu de nidification et de reproduction des oiseaux des régions arctiques et antarctiques.
Ais : Planche.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Petits compléments perso.dic :

*Rookery : Lieu de nidification et de reproduction des oiseaux des régions arctiques et antarctiques.
— En zoologie. Colonie, rassemblement de manchots.

*Ais : Planche. Menuiserie. Longue planche ou poutre.
— Reliure. Planchette.

*Basin : Etoffe croisée dont la chaîne est de fil et la trame de coton.
— Tissu damassé à effet de bandes.

*Lustral : Qui sert à purifier. Qui sert à purifier.
— Dans l'Antiquité, ce que l'on pratiquait tous les cinq ans.

*Ducaton : Ancienne monnaie d'argent — Monnaie d'argent de Charles Quint.
.
*Jacobus : Ancienne monnaie d'or anglaise. Monnaie d'or frappée sous Jacques Ier en Angleterre.

*Noble : Nom d’une ancienne monnaie d’or anglaise qui eut cours en France aux quatorzième et quinzième siècles.

*Scolastique : Philosophie et théologie enseignée au moyen âge par l'Université. Enseignement et méthode qui s'y rapportent.

*Denier : Ancienne monnaie française de cuivre, qui valait la douzième partie d’un sous tournois ou le tiers d’un liard.

*Nimbe : Cercle ou auréole que les peintres ou les sculpteurs mettent autour de la tête des saints.

*Cercle Sans ouverture, pour un mur. — Cercle, orbite. (au sens figuré) Zone d'influence.
  
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Il y avait tous ces mots dans mon texte ? Je suis passé à côté. Merci ! Tu as fait chauffer le perso.dic ?
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

LE MANUSCRIT D’UN MÉDECIN DE VILLAGE


À Marcel Schwob.


Le docteur H***, récemment décédé à Servigny (Aisne), où il exerçait depuis plus de quarante ans la médecine, a laissé un journal qu’il ne destinait pas à la publicité. Je n’oserais point publier le manuscrit intégralement, ni même en donner des fragments de quelque étendue, bien que beaucoup de personnes pensent aujourd’hui, avec M. Taine, qu’il convient surtout d’imprimer ce qui n’a pas été fait pour l’impression. Pour dire des choses intéressantes, il ne suffit pas, quoi qu’on dise, de n’être pas un écrivain. Le mémorial de mon médecin ennuierait par sa rusticité monotone. Pourtant, l’homme qui l’écrivit avait, dans une humble condition, un esprit peu ordinaire. Ce médecin de village était un médecin philosophe. On lira peut-être sans trop de déplaisir les dernières pages de son journal. Je prends la liberté de les transcrire ici :

Extrait du Journal de feu M. H***,
médecin à Servigny (Aisne).


« C’est une vérité philosophique que rien au monde n’est absolument mauvais et rien absolument bon. La plus douce, la plus naturelle, la plus utile des vertus, la pitié, n’est pas toujours bonne pour le soldat ni pour le prêtre ; elle doit, chez l’un et chez l’autre, se taire devant l’ennemi. On ne voit pas que les officiers la recommandent avant le combat, et j’ai lu dans un vieux livre que M. Nicole la redoutait comme le principe de la concupiscence. Je ne suis pas prêtre, je suis soldat encore moins. Je suis médecin, et des plus petits, médecin de campagne. J’ai une obscure et longue pratique de mon art, et je puis affirmer que, si la pitié peut seule inspirer dignement notre vocation, elle doit nous quitter à jamais en présence de ces misères qu’elle nous a donné l’envie de soulager. Un médecin qu’elle accompagne au chevet des malades n’a ni le regard assez net ni les mains assez sûres. Nous allons où la charité du genre humain nous envoie, mais nous y allons sans elle. Au reste, les médecins acquièrent très facilement, pour la plupart, l’insensibilité qui leur est nécessaire. C’est une grâce d’état qui ne saurait longtemps leur manquer. Il y a plusieurs raisons à cela. La pitié s’émousse vite au contact de la souffrance ; on songe moins à plaindre les misères qu’on peut soulager ; enfin, la maladie présente au médecin une succession intéressante de phénomènes.

» Du temps que je commençais à pratiquer la médecine, je l’aimais avec passion. Je ne voyais dans les maux qu’on me découvrait qu’une occasion d’exercer mon art. Quand les affections se développaient pleinement, selon leur type normal, je leur trouvais de la beauté. Les phénomènes morbides, qui présentaient d’apparentes anomalies, excitaient la curiosité de mon esprit ; enfin j’aimais la maladie. Que dis-je ? Au point de vue où je me plaçais, maladie et santé n’étaient que de pures entités. Observateur enthousiaste de la machine humaine, je l’admirais dans ses modifications les plus funestes comme dans les plus salutaires. Je me fusse écrié volontiers avec Pinel : Voilà un beau cancer ! C’était bien dire, et j’étais en chemin de devenir un médecin philosophe. Il ne me manqua que d’avoir le génie de mon art pour goûter pleinement et posséder la beauté nosologique. C’est le propre du génie de découvrir la splendeur des choses. Où l’homme vulgaire ne voit qu’une plaie dégoûtante, le naturaliste digne de ce nom admire un champ de bataille sur lequel les forces mystérieuses de la vie se disputent l’empire dans une mêlée plus aveugle et plus terrible que cette bataille si furieusement peinte par Salvator Rosa. Je n’ai fait qu’entrevoir ce spectacle dont les Magendie et les Claude Bernard furent les témoins familiers, et c’est mon honneur de l’avoir entrevu ; mais, résigné à n’être qu’un humble praticien, j’ai gardé comme une nécessité professionnelle la faculté d’envisager froidement la douleur. J’ai donné à mes malades mes forces et mon intelligence. Je ne leur ai pas donné ma pitié. À Dieu ne plaise que je mette un don quelconque, si précieux qu’il soit, au-dessus du don de la pitié ! La pitié, c’est le denier de la veuve ; c’est l’offrande incomparable du pauvre qui, plus généreux que tous les riches de ce monde, donne avec ses larmes un lambeau de son cœur. C’est pour cela même que la pitié n’a rien à faire dans l’accomplissement d’un devoir professionnel, si noble que soit la profession.

» Pour entrer dans des considérations plus particulières, je dirai que les hommes au milieu desquels je vis inspirent dans leur malheur un sentiment qui n’est pas la pitié. Il y a quelque chose de vrai dans cette idée qu’on n’inspire que ce qu’on éprouve. Or, les paysans de nos contrées ne sont point tendres. Durs aux autres et à eux-mêmes, ils vivent dans une gravité morose. Cette gravité se gagne, et l’on se sent près d’eux l’âme triste et morne. Ce qu’il y a de beau dans leur physionomie morale, c’est qu’ils gardent très pures les grandes lignes de l’humanité. Comme ils pensent rarement et peu, leur pensée revêt d’elle-même, à certaines heures, un aspect solennel. J’ai entendu quelques-uns d’entre eux prononcer en mourant de courtes et fortes paroles, dignes des vieillards de la Bible. Ils peuvent être admirables ; ils ne sont point touchants. Tout est simple en eux, même la maladie. La réflexion n’augmente pas leurs souffrances. Ils ne sont pas comme ces êtres trop réfléchis qui se font de leurs maux une image plus importune que leurs maux eux-mêmes. Ils meurent si naturellement qu’on ne peut s’en inquiéter beaucoup. Enfin j’ajouterai qu’ils se ressemblent tous et que rien de particulier ne disparaît avec chacun d’eux.

» Il résulte de tout ce que je viens de dire que j’exerce tranquillement la profession de médecin de village. Je ne regrette point de l’avoir choisie. J’y suis, je crois, quelque peu supérieur ; or, s’il est fâcheux pour un homme d’être au-dessus de sa position, le dommage est bien plus grand quand on est au-dessous. Je ne suis pas riche et ne le serai de ma vie. Mais a-t-on besoin de beaucoup d’argent pour vivre seul dans un village ? Jenny, ma petite jument grise, n’a encore que quinze ans ; elle trotte comme au temps de sa jeunesse, surtout quand nous prenons le chemin de l’écurie. Je n’ai pas, comme mes illustres confrères de Paris, une galerie de tableaux à montrer aux visiteurs ; mais j’ai des poiriers comme ils n’en ont pas. Mon verger est renommé à vingt lieues à la ronde et l’on vient des châteaux voisins me demander des greffes. Or, un certain lundi, il y aura demain juste un an, comme je m’occupais dans mon jardin à surveiller mes espaliers, un valet de ferme vint me prier de passer le plus tôt possible aux Alies.

» Je lui demandai si Jean Blin, le fermier des Alies, avait fait quelque chute la veille au soir en rentrant chez lui. Car, en mon pays, les entorses sévissent le dimanche et il n’est pas rare qu’on s’enfonce ce jour-là deux ou trois côtes en sortant du cabaret. Jean Blin n’est point un mauvais sujet, mais il aime à boire en compagnie et il lui est arrivé plus d’une fois d’attendre dans un fossé bourbeux l’aube du lundi.

» Le domestique de la ferme me répondit que Jean Blin n’était point malade, mais qu’Éloi, le petit gas à Jean Blin, était pris de fièvre.

» Sans plus songer à mes espaliers, j’allai quérir mon bâton et mon chapeau, et partis à pied pour les Alies, qui sont à vingt minutes de ma maison. Chemin faisant, je pensais au petit gas à Jean Blin qui était pris de fièvre. Son père est un paysan comme tous les paysans, avec cela de particulier que la Pensée qui le créa oublia de lui faire un cerveau. Ce grand diable de Jean Blin a la tête grosse comme le poing. La sagesse divine n’a mis dans ce crâne-là que ce qui était strictement indispensable ; c’est un nécessaire. Sa femme, la plus belle femme du pays, est une ménagère active et criarde, d’épaisse vertu. Eh bien ! à eux deux, ils ont donné un enfant qui est bien le petit être le plus délicat et le plus spirituel qui jamais ait effleuré cette vieille terre. L’hérédité a de ces surprises et il est bien vrai de dire qu’on ne sait pas ce qu’on fait quand on fait un enfant. L’hérédité, dit mon vieux Nysten, est le phénomène biologique qui fait que, outre le type de l’espèce, les ascendants transmettent aux descendants des particularités d’organisation et d’aptitude. J’entends bien. Mais quelles particularités sont transmises et quelles ne le sont point, c’est ce qu’on ne sait guère, même après avoir lu les beaux travaux du docteur Lucas et de M. Ribot. Mon voisin le notaire m’a prêté l’an passé un volume de M. Émile Zola ; et je vis que cet auteur se flatte d’avoir sur ce sujet des lumières spéciales. Voici, dit-il, en substance, un ascendant affecté d’une névrose ; ses descendants seront névropathiques, à moins qu’ils ne le soient pas ; il y en aura de fous et il y en aura de sensés ; un d’eux aura peut-être du génie. Il a même dressé un tableau généalogique pour rendre cette idée plus sensible. À la bonne heure ! La découverte n’est pas bien neuve et celui qui l’a faite aurait tort, sans doute, d’en être fier ; il n’en est pas moins vrai qu’elle contient sur l’hérédité à peu près tout ce que nous savons. Et voilà comment il se fait qu’Éloi, le petit gas à Jean Blin, est plein d’esprit ! Il a l’imagination qui crée. Je l’ai surpris plus d’une fois quand, n’étant pas plus haut que mon bâton, il faisait l’école buissonnière avec les polissons du village. Pendant qu’ils dénichaient des nids, j’ai vu ce petit bonhomme construire de petits moulins et faire des siphons avec des chalumeaux de paille. Ingénieux et sauvage, il interrogeait la nature. Son maître d’école désespérait de jamais rien faire d’un enfant si distrait, et, de fait, Éloi ne savait pas encore ses lettres à huit ans. Mais, à cet âge, il apprit à lire et à écrire avec une rapidité surprenante, et il devint en six mois le meilleur écolier du village.

» Il en était aussi l’enfant le plus affectueux et le mieux aimant. Je lui donnai quelques leçons de mathématiques et je fus étonné de la fécondité que cet esprit annonçait dès l’enfance. Enfin, je l’avouerai sans craindre qu’on me raille, car on pardonnera quelque exagération à un vieillard rustique : je me plaisais à surprendre en ce petit paysan les prémices d’une de ces âmes lumineuses, qui apparaissent à de longs intervalles dans notre sombre humanité et qui, sollicitées par le besoin d’aimer autant que par le zèle de connaître, accomplissent, partout où le destin les place, une œuvre utile et belle.

» Ces songeries et d’autres de même nature me conduisirent jusqu’aux Alies. En entrant dans la salle basse, je trouvai le petit Éloi couché dans le grand lit de cotonnade, où ses parents l’avaient transporté eu égard, sans doute, à la gravité de son état. Il sommeillait ; sa tête, petite et fine, creusait pourtant l’oreiller d’un poids énorme. J’approchai. Le front était brûlant ; il y avait de la rougeur aux conjonctives ; la température de tout le corps était très haute. La mère et la grand-mère se tenaient près de lui, anxieuses. Jean Blin, désœuvré dans son inquiétude, ne sachant que faire et n’osant s’en aller, les mains dans les poches, nous regardait les uns après les autres. L’enfant tourna vers moi son visage aminci et, me cherchant d’un bon regard douloureux, il répondit à mes questions qu’il avait bien mal au front et dans l’œil, qu’il entendait des bruits qui n’existaient pas, et qu’il me reconnaissait, et que j’étais son vieil ami.

» — Il a des frissons et puis il lui vient des chaleurs, ajouta sa mère.

» Jean Blin, ayant réfléchi quelques instants, dit :

» — C’est sans doute dans l’intérieur que ça le tient.

» Puis il rentra dans son silence.

» Il ne m’avait été que trop facile de constater les symptômes d’une méningite aiguë. Je prescrivis des révulsifs aux pieds et des sangsues derrière les oreilles. Je m’approchai de nouveau de mon jeune ami et j’essayai de lui dire une bonne parole, une parole meilleure, hélas ! que la réalité. Mais il se passa alors en moi un phénomène entièrement nouveau. Bien que j’eusse tout mon sang-froid, je vis le malade comme à travers un voile et si loin de moi qu’il m’apparaissait tout petit, tout petit. Ce trouble dans l’idée de l’espace fut bientôt suivi d’un trouble analogue dans l’idée du temps. Bien que ma visite n’eût pas duré cinq minutes, je m’imaginai que j’étais depuis longtemps, depuis très longtemps, dans cette salle basse, devant ce lit de cotonnade blanche, et que les mois, les années s’écoulaient sans que je fisse un mouvement.

» Par un effort d’esprit qui m’est très naturel, j’analysai sur-le-champ ces impressions singulières et la cause m’en apparut nettement. Elle est bien simple. Éloi m’était cher. De le voir malade si inopinément et si gravement, « je n’en revenais pas ». C’est le terme populaire et il est juste. Les moments cruels nous paraissent de longs moments. C’est pourquoi j’eus l’impression que les cinq ou six minutes passées auprès d’Éloi avaient quelque chose de quasi séculaire. Quant à la vision que l’enfant était loin de moi, elle venait de l’idée que j’allais le perdre. Cette idée, fixée en moi sans mon consentement, avait pris, dès la première seconde, le caractère d’une absolue certitude.

» Le lendemain, Éloi était dans un état moins alarmant. Le mieux persista pendant quelques jours. J’avais envoyé à la ville chercher de la glace ; cette glace fit bon effet. Mais le cinquième jour, je constatai un délire violent. Le malade parlait beaucoup ; parmi les mots sans suite que je lui entendis prononcer, je distinguai ceux-ci :

» — Le ballon ! le ballon ! Je tiens le gouvernail du ballon. Il monte. Le ciel est noir. Maman, maman, pourquoi ne viens-tu pas avec moi ? Je conduis mon ballon où ce sera si beau ! Viens, on étouffe ici.

» Ce jour-là, Jean Blin me suivit sur la route. Il se dandinait, de l’air embarrassé d’un homme qui veut dire quelque chose et qui n’ose. Enfin, après avoir fait en silence une vingtaine de pas avec moi, il s’arrêta et, me posant la main sur le bras :

» — Voyez-vous, docteur, me dit-il, j’ai l’idée que c’est dans l’intérieur que ça le tient.

» Je poursuivis tristement mon chemin, et, pour la première fois, l’envie de revoir mes poiriers et mes abricotiers ne me fit point hâter le pas. Pour la première fois, après quarante ans de pratique, j’étais troublé dans mon cœur par un de mes malades, et je pleurais en dedans de moi l’enfant que je ne pouvais sauver.

» Une angoisse cruelle vint bientôt s’ajouter à ma douleur. Je craignais que mes soins ne fussent mauvais. Je me surprenais oubliant le jour les prescriptions de la veille, incertain dans mon diagnostic, timide et troublé. Je fis venir un de mes confrères, un homme jeune et habile, qui exerce dans la ville voisine. Quand il vint, le pauvre petit malade, devenu aveugle, était plongé dans un coma profond.

» Il mourut le lendemain.

» Un an s’étant écoulé sur ce malheur, il m’arriva d’être appelé en consultation au chef-lieu. Le fait est singulier. Les causes qui l’ont amené sont bizarres ; mais, comme elles n’ont point d’intérêt, je ne les rapporterai pas ici. Après la consultation, le docteur C***, médecin de la préfecture, me fit l’honneur de me retenir à déjeuner chez lui, avec deux de mes confrères. Après le déjeuner, où je fus réjoui par une conversation solide et variée, nous prîmes le café dans le cabinet du docteur. Comme je m’approchais de la cheminée pour y poser ma tasse vide, j’aperçus, suspendu au cadre de la glace, un portrait dont la vue me causa une si vive émotion, que j’eus peine à retenir un cri. C’était une miniature, un portrait d’enfant. Cet enfant ressemblait d’une manière si frappante à celui que je n’avais pu sauver et auquel je pensais tous les jours, depuis un an, que je ne pus m’empêcher de croire, un moment, que c’était lui-même. Pourtant cette supposition était absurde. Le cadre de bois noir et le cercle d’or qui entouraient la miniature attestaient le goût de la fin du xviiie siècle, et l’enfant était représenté avec une veste rayée de rose et de blanc comme un petit Louis XVII ; mais le visage était tout à fait le visage du petit Éloi. Même front, volontaire et puissant, un front d’homme sous des boucles de chérubin ; même feu dans les yeux ; même grâce souffrante sur les lèvres ! Sur les mêmes traits, enfin, c’était la même expression !

« Il y avait déjà longtemps peut-être que j’examinais ce portrait, quand le docteur C***, me frappant sur l’épaule :

» — Cher confrère, me dit-il, vous regardez là une relique de famille que je suis fier de posséder. Mon aïeul maternel fut l’ami de l’homme illustre que vous voyez représenté ici tout enfant, et c’est de mon aïeul que cette miniature me vient.

» Je lui demandai s’il voulait bien nous dire le nom de cet illustre ami de son aïeul. Alors il décrocha la miniature et me la tendit :

» — Lisez, me dit-il, cette date en exergue… Lyon, 1787. Cela ne vous rappelle-t-il rien ?… Non ?… Eh bien ! cet enfant de douze ans, c’est le grand Ampère.

» En ce moment-là, j’eus la notion exacte et la mesure certaine de ce que la mort avait détruit un an auparavant dans la ferme des Alies.

(L'Etui de nacre, Anatole France)



Notes

Nosologie : (Médecine) Étude et classification des maladies.
Espalier : Mur le long duquel on plante des arbres fruitiers.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Ce texte ne peut manquer de me rappeler les impressions que me laissa le docteur P*** qui a soigné ma grand-mère pendant de nombreuses années. Lui aussi, à l'instar du personnage de cette nouvelle, perdit, non pas la faculté de soigner, mais le détachement nécessaire qui donne au médecin sa clairvoyance. Il fut un éminent cardiologue, reconnu par ses pairs, mais ses sentiments pour ma grand-mère étaient si forts, il nous l'avoua lui-même peu de temps après, qu'ils l'empêchèrent de se faire une idée claire de son état de santé quelques jours avant qu'elle décède. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, je trouve cette idée, qui rejoint celle du texte d'Anatole France, fort troublante et très rassurante. Elle redonne aux médecins, qui nous apparaissent souvent désincarnés, leur fond d'humanité.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

MÉMOIRES D’UN VOLONTAIRE

À Paul Arène.



I


Je suis né en 1770 dans le faubourg rustique d’une petite ville du pays de Langres où mon père, à demi citadin, à demi paysan, vendait des couteaux et soignait son verger. Là, des religieuses, qui n’élevaient que des filles, m’apprirent à lire parce que j’étais petit et qu’elles étaient bonnes amies de ma mère. Au sortir de leurs mains, je reçus des leçons de latin d’un prêtre de la ville, fils d’un cordonnier et excellent humaniste. L’été nous travaillions sous de vieux châtaigniers, et c’est près de ses ruches que l’abbé Lamadou m’expliquait les Géorgiques de Virgile. Je n’imaginais pas de bonheur plus grand que le mien et je vivais content entre mon maître et mademoiselle Rose, la fille du maréchal. Mais il n’est point au monde de félicité durable. Un matin, ma mère en m’embrassant coula un écu de six livres dans la poche de ma veste. Mes paquets étaient faits. Mon père sauta à cheval et, m’ayant pris en croupe, me mena au collège de Langres. Je songeai, tout le long du chemin, à ma petite chambre que parfumait, vers l’automne, l’odeur des fruits conservés dans le grenier, à l’enclos où, le dimanche, mon père me menait cueillir les pommes des arbres greffés de sa main ; à Rose, à mes sœurs, à ma mère ; à moi-même, pauvre exilé ! Je me sentais le cœur gros et je retenais à grand-peine les larmes qui gonflaient mes paupières. Enfin, après cinq heures de voyage, nous arrivâmes à la ville et nous mîmes pied à terre devant une grande porte sur laquelle je lus ce mot qui me fit frissonner : Collegium. Nous fûmes reçus dans une grande salle blanchie à la chaux, par le régent, le Père Féval, de l’Oratoire. C’était un homme jeune encore, de belle taille, dont le sourire me rassura. Mon père montrait en toute rencontre une rondeur, une vivacité et une franchise qui ne se démentaient jamais.

— Mon révérend, dit-il en me désignant de la main, je vous amène mon fils unique, Pierre, du nom de son parrain, et Aubier, du nom que je lui ai donné sans tache, tel que je l’avais reçu de feu mon père. Pierre est mon unique garçon, sa mère, Madeleine Ordalu, m’ayant donné un fils et trois filles, que j’élève de mon mieux. Mes filles auront le sort qu’il conviendra à Dieu premièrement et ensuite à leurs maris de leur faire. On les dit jolies et je ne puis me défendre de le croire. Mais la beauté n’est qu’un bien trompeur dont il ne faut pas se soucier. Elles seront assez belles si elles sont assez bonnes. Quant à mon fils Pierre, ici présent (en prononçant ces paroles mon père posa sa main si lourdement sur mon épaule, qu’il me fit fléchir), moyennant qu’il craigne Dieu et sache le latin, il sera prêtre. Je vous prie donc très humblement, mon révérend, de l’examiner à loisir, afin de discerner son véritable naturel. Si vous découvrez en lui quelque mérite, gardez-le. Je paierai volontiers ce qu’il faudra. Si au contraire vous estimez ne pouvoir rien faire de lui, mandez-le-moi, je viendrai le reprendre aussitôt, et je lui apprendrai à fabriquer des couteaux, comme son père. Car je suis coutelier, pour vous servir, mon révérend.

Le Père Féval promit qu’il ferait ce qu’on demandait. Et sur cette assurance, mon père prit congé du régent et de moi. Comme il était très ému, et qu’il avait peine à retenir ses sanglots, il prit un visage rude et contracté et me donna, en guise d’embrassement, une terrible bourrade. Quand il fut parti, le Père Féval m’entraîna hors du parloir, dans un jardin que bordait une épaisse charmille ; puis, en passant sous l’ombre des arbres, il me dit :

O Sylvaï dulces umbras frondsaï !

Je fus assez heureux pour reconnaître dans ces formes archaïques et dans cette lourde prosodie un vers du vieil Ennius et je répondis à propos au Père Féval que Virgile était plus digne encore que son antique précurseur de célébrer la beauté de ces frais ombrages, frigus opacum. Mon régent parut assez satisfait de ce compliment. Il m’interrogea avec bonté sur quelques points du rudiment. Puis, ayant entendu mes réponses :

— C’est bien, me dit-il ; avec du travail, beaucoup de travail, vous pourrez suivre la classe de quatrième. Venez, je veux vous présenter moi-même à votre professeur et à vos condisciples.

Pendant le temps qu’avait duré notre promenade, je me sentais recueilli dans mon abandon et soutenu dans ma détresse. Mais quand je me vis au milieu des collégiens de ma classe, en présence de M. Joursanvault mon professeur, je retombai dans un profond désespoir. M. Joursanvault n’avait ni l’abord facile, ni la belle simplicité du régent. Il me sembla beaucoup plus pénétré de son importance et aussi plus dur et plus fermé. C’était un petit homme à grosse tête dont les paroles passaient en sifflant entre deux lèvres blanches et quatre dents jaunes. Je songeai tout de suite qu’une pareille bouche n’était pas faite pour prononcer ce nom de Lavinie, que j’aimais encore plus que celui de Rose. Car, il faut que je le confesse, l’idyllique et royale fiancée du malheureux Turnus était parée dans mon imagination de grâces augustes. Son image idéale me cachait la beauté plus vulgaire de la fille du maréchal. M. Joursanvault, tel était le nom de mon professeur de quatrième, ne me plaisait guère ; mes condisciples me faisaient peur : ils m’avaient l’air terriblement hardis et je craignais, avec raison, que ma naïveté ne leur parût ridicule. J’avais grande envie de pleurer.

Le respect humain, plus fort que ma douleur, retint seul mes larmes.

Le soir étant venu, je sortis du collège et m’en allai chercher dans la ville le gîte que m’avait retenu mon père. Je logeais, avec cinq autres écoliers, chez un artisan, dont la femme nous faisait la cuisine. Nous lui donnions chacun vingt-cinq sous chaque mois.

Mes condisciples essayèrent d’abord de me railler, sur mes habits mal faits et mon air rustique. Mais ils cessèrent leurs plaisanteries, quand ils virent qu’elles ne me fâchaient pas. Un seul d’entre eux, le fils étique d’un procureur, ayant continué d’imiter insolemment mon maintien lourd et gauche, je le châtiai d’une main si pesante, qu’il ne fut plus tenté d’y revenir. Je ne plaisais guère à M. Joursanvault ; mais, accomplissant mes devoirs avec régularité, je ne lui fournissais pas l’occasion de me punir. Comme il faisait étalage d’une autorité violente, incertaine et tracassière, il invitait à la révolte, et il y eut en effet, dans sa classe, plusieurs mutineries auxquelles je ne pris point de part. Un jour, me promenant dans le jardin avec le régent, qui me témoignait beaucoup de bonté, il me vint malheureusement en tête de me vanter de ma sagesse.

— Mon père, lui dis-je, je n’étais pas de la dernière révolte.

— Il n’y a pas de quoi vous en vanter, me répondit le Père Féval, avec un accent de mépris qui me déchira le cœur.

Il haïssait la bassesse plus que tout au monde. Je me promis bien, en l’entendant, de ne jamais plus rien dire ni faire de vil, et, si depuis j’ai su me garder du mensonge et de la lâcheté, c’est à cet excellent homme que je le dois.

M. Féval n’était pas un prêtre philosophe, il professait les vertus et non la foi du vicaire savoyard. Il croyait tout ce qu’un prêtre doit croire. Mais il avait horreur des momeries et il ne pouvait tolérer qu’on intéressât Dieu à des bagatelles. Il y parut bien en ce jour de Noël, où M. Joursanvault vint lui dénoncer les impies qui, la veille, avaient mis de l’encre dans les bénitiers.

Le scandalisé Joursanvault mâchait des exorcismes et murmurait :

— Certes, le trait est noir !

— À cause de l’encre, répondit paisiblement notre régent.

Cet homme vertueux considérait la faiblesse comme le principe unique de tous les maux. Il disait souvent : « Lucifer et les anges rebelles ont failli par orgueil. C’est pourquoi ils restent jusque dans l’enfer princes et rois et exercent sur les damnés une terrible souveraineté. S’ils avaient péri lâchement, ils seraient au milieu des flammes la risée et le jouet des âmes des pécheurs, et l’hégémonie du mal aurait même échappé à leurs mains avilies. »

Quand vinrent les vacances, j’eus grande joie à revoir notre maison. Mais je la trouvai bien petite. Quand j’entrai, ma mère, courbée sur le foyer, écumait le pot-au-feu. Je la trouvai toute petite aussi, ma bonne mère, et je l’embrassai en sanglotant.

L’écumoire à la main, elle me conta que mon père, alourdi par l’âge et les douleurs, ne soignait plus le verger ; que l’aînée de mes sœurs était promise en mariage au fils du tonnelier et que le sacristain de la paroisse avait été trouvé mort dans sa chambre, une bouteille à la main, les doigts crispés serraient si fort le goulot qu’on crut qu’on ne les détacherait pas. Pourtant il n’était pas décent qu’on portât le sacristain à l’église avec sa bouteille de vin gris. En écoutant ma mère, j’eus pour la première fois l’idée sensible de la fuite du temps et de l’écoulement des choses ; je tombai dans une sorte de torpeur.

— Que tu as bon air, mon fils ! disait ma mère. Va ! dans ta veste de basin, tu sembles déjà un petit curé tout craché.

À ce moment, mademoiselle Rose entra dans la salle, elle rougit en me voyant et feignit une grande surprise. Je vis que je lui inspirais de l’intérêt, et j’en fus secrètement flatté. Mais j’affectai devant elle le maintien grave et réservé d’un ecclésiastique. Je passai la plus grande partie des vacances à me promener avec M. Lamadou.

Il avait été convenu entre nous que nous ne parlerions que latin. Et nous allions par les routes, au milieu des humbles travaux des champs, dans l’ardente nature, côte à côte, droit devant nous, graves, sérieux, purs, dédaigneux des plaisirs vulgaires et très vains de notre science.

Je retournai au collège avec la ferme résolution d’entrer dans les ordres. Je me voyais déjà comme M. Lamadou, coiffé d’un grand chapeau à trois cornes, portant la soutane avec une culotte noire, des bas de laine, et des souliers à boucle, méditant tour à tour l’éloquence de Cicéron et la doctrine de saint Augustin, et traversant la foule en rendant gravement des saluts aux dames et aux pauvres inclinés devant moi. Hélas ! un fantôme de femme vint troubler ce beau rêve. Jusque-là je ne connaissais que Lavinie et mademoiselle Rose. Je connus Didon et je sentis courir des flammes dans mes veines. L’image de celle qui, déchirée d’une blessure immortelle, errait dans la forêt des myrtes, se penchait la nuit sur mon lit agité.

Moi aussi, dans mes promenades du soir, je croyais la voir glisser toute blanche derrière les arbustes des bois comme la lune au milieu des nuées. Plein de cette brillante image, je redoutai d’entrer dans les ordres. Pourtant je pris l’habit ecclésiastique qui m’allait à ravir. Quand je retournai chez moi ainsi vêtu, ma mère me fit la révérence et Rose, cachant ses yeux dans son tablier, se mit à pleurer. Puis, me regardant de ses beaux yeux aussi limpides que ses larmes :

— Monsieur Pierre, me dit-elle, je ne sais pas pourquoi je pleure.

Elle était touchante ainsi. Mais elle ne ressemblait pas à la lune dans les nuées. Je ne l’aimais pas ; c’est Didon que j’aimais.

Cette année-là fut marquée pour moi par un grand deuil. Je perdis mon père, qui succomba assez subitement à une hydropisie de poitrine.

À ses derniers moments, il recommanda à ses enfants de vivre dans l’honnêteté et dans la religion et il les bénit. Il mourut avec une douceur qui n’était point dans son caractère. Il semblait quitter sans regrets et même avec allégresse cette vie à laquelle il était fortement attaché par tous les liens d’une ardente nature. J’appris de lui qu’il est plus facile qu’on ne pense de mourir quand on est homme de bien.

Je résolus d’être à mon tour le père de ces sœurs aînées, déjà bonnes à marier, et de cette mère en larmes, qui, d’année en année, se faisait plus petite, plus faible et plus touchante.

C’est ainsi qu’en un moment, d’enfant je devins homme. J’achevai mes études chez les oratoriens sous des maîtres excellents, les Pères Lance, Porriquet et Marion, qui, perdus dans une province reculée et sauvage, consacraient à l’éducation de quelques pauvres enfants, des facultés brillantes et une érudition profonde qui eussent honoré l’Académie des inscriptions. Le régent les dépassait tous par l’élévation de son esprit et la beauté de son âme.

Tandis que j’achevais ma philosophie sous ces maîtres éminents, une grande rumeur parvenait jusque dans notre province et traversait les murs épais du collège. On parlait d’assembler les États, on demandait des réformes ; et l’on attendait de grands changements. Des livres nouveaux, que nos maîtres nous laissaient lire, annonçaient le retour prochain de l’âge d’or.

Quand vint le moment de quitter le collège, j’embrassai le Père Féval en pleurant.

Il me retint dans ses bras avec une profonde sensibilité. Puis il m’entraîna sous cette charmille où six ans auparavant j’avais eu avec lui mon premier entretien.

Là, me prenant par la main, il se pencha sur moi, me regarda dans les yeux et me dit :

— Souvenez-vous, mon enfant, que, sans le caractère, l’esprit n’est rien. Vous vivrez assez longtemps, peut-être, pour voir naître dans ce pays un ordre nouveau. Ces grands changements ne s’accompliront pas sans troubles. Qu’il vous souvienne alors de ce que je vous dis aujourd’hui : dans les conjonctures difficiles, l’esprit est une faible ressource : seule, la vertu sauve ce qui doit être sauvé.

Pendant qu’il parlait ainsi, au sortir de la charmille, le soleil, déjà bas à l’horizon, l’enveloppait d’une pourpre ardente et revêtait de lumière son beau visage pensif. J’eus le bonheur de retenir ses paroles qui me frappaient, bien que je ne les comprisse pas exactement. Je n’étais alors qu’un écolier, et des plus simples. Depuis, la vérité de ces maximes m’a été révélée dans toute sa profondeur par la leçon terrible des événements.

(...)


Notes

Étique : Qui est affecté d'étisie. D'une extrême maigreur.
Momerie : Cérémonie bizarre ou ridicule.
Basin : Étoffe croisée dont la chaîne est de fil et la trame de coton.
Oratorien : Membre de la congrégation religieuse de l'Oratoire.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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