Anatole France (1844-1924)

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Chapitre VIII

Télémaque, coiffé d’une calotte de toile et ceint d’un tablier blanc, souriait sur le seuil de sa boutique, au beau soleil du matin qui inondait l’avenue poudreuse, plantée de maigres platanes. Sa vue s’étendait à droite jusqu’à la caserne, d’où partait une sonnerie de clairons, et à gauche jusqu’au rond-point de l’Empereur, au centre duquel se trouvait un piédestal veuf de sa statue. La large avenue était bordée des deux côtés par des constructions basses et par des terrains où s’alignaient les piquets blancs des blanchisseries. Les débits de vin, au coin des rues, qui donnaient sur des terrains vagues, étaient barbouillés de rouge-brun pour attirer l’œil et provoquer de loin la soif des militaires et des ouvriers. Tout le reste, murs et terrains, était uniformément gris. Les deux maisons qui faisaient face à l’établissement de Télémaque présentaient une façade de plâtre haute de trois étages, à balustres, à baies cintrées, ornée de bustes dans des niches, lézardée, écaillée, moisie, avec des vitres étoilées de papier et des loques pendues aux fenêtres. Des groupes confus d’enfants et de chiens remuaient dans la poussière. Des militaires s’en allaient tout doucement vers la berge, et des femmes en jupon plat portaient des seaux ou des paniers.

La boutique de Télémaque était peinte en rouge ; derrière les vitres, un aloyau et des biftecks s’étalaient dans des plats. Télémaque tenait par les oreilles un lapin mort et souriait. Le vif émail de ses yeux bridés et relevés de côté par la saillie des pommettes brillait sur son visage d’ébène, au nez épaté et aux lèvres lippues. Une laine encore noire floconnait sur sa tête. Mais le front, dégarni par une calvitie régulière, s’élevait en fuyant et découvrait une partie du crâne, dont le sommet formait une sorte de crête.

Miragoane, assise sur son derrière, regardait avec intérêt les hommes, les bêtes et les choses. Mais libre de passions et l’âme en paix, elle se chauffait tranquillement au soleil. Parfois, allongeant sa tête intelligente, elle léchait de sa langue en volute le sang coagulé au museau du lapin que Télémaque laissait pendre. Puis, satisfaite de cette sensualité délicate, elle contemplait de nouveau l’avenue, avec un frisson dans la queue.

Télémaque retourna comme un gant la peau de son lapin et, ayant posé sur une petite table l’animal écorché, brillant des plus beaux tons, il le découpa adroitement et mit les morceaux sur un plat.

Puis il rentra dans la boutique, dont la porte extérieure s’ouvrait sur un petit jardin garni de tonnelles. Ayant préparé très proprement son civet, il s’assit, tandis que la casserole de cuivre rouge chantait sur le fourneau, et resta songeur. Ses yeux, qui semblaient fraîchement peints sur un joujou tout neuf, ne regardaient plus rien. Télémaque voyait sans doute autre chose que son fourneau aux carreaux de faïence, le comptoir d’étain et les tables de toile cirée, car il murmurait un chant étrange et doux et parlait à des absents. Enfin, ayant donné un regard au civet qui, comme disent les cuisiniers, partait sur un feu doux :

— Miragoane, dit-il, garde la boutique.

Miragoane tourna vers lui son œil intelligent et s’avança jusqu’au seuil de pierre, qu’elle occupa d’un air d’importance. Télémaque monta dans une très belle chambre tendue d’un papier historié sur lequel une chasse au sanglier était indéfiniment répétée. Cette chambre, meublée d’une armoire de noyer, d’un lit à rideaux de cotonnade blanche et de quatre tables, servait à la fois de chambre à coucher au restaurateur et de salle à manger aux sociétés du dimanche. Télémaque prit dans l’armoire une caisse qu’il posa sur la table et qu’il ouvrit avec précaution. Cette caisse était pleine d’objets enveloppés dans des foulards et dans des papiers. Il en tira successivement un châle rouge, des épaulettes à graines d’épinard, des anneaux d’oreilles, une croix et une plaque d’ordres inconnus et un grand chapeau galonné dont les deux cornes étaient terminées chacune par un énorme gland d’or. Quand ces trésors furent étalés sur la table, Télémaque les contempla avec son regard étonné de petit enfant, puis il mit sur sa tête crépue le chapeau, dont les glands se balancèrent, il s’enveloppa du châle rouge de sa femme Olivette et se contempla dans son petit miroir à barbe.

Il revécut alors sa vie passée, et remonta jusqu’au temps où il était général. Il revit les éblouissements du sacre de Sa Majesté Faustin Ier, les manteaux bleus des ducs, des princes et des comtes, les habits rouges des barons ; la face noire de l’empereur, ceinte d’une couronne d’or ; Olivette amenée en robe à queue dans une brouette et se rangeant parmi les dames au milieu de la nef de l’église. Tout lui était présent, les mille couleurs des habits, les coups de canon, la musique militaire et les cris de « Vive l’Empereur ! » Puis il revit les fêtes somptueuses du palais impérial, quand, sous les feux des bougies et des pendeloques de cristal, les magnifiques poitrines noires des dames de la cour faisaient craquer les corsages de mousseline blanche dans l’élan furieux des danses. Il revit les soldats alignés sous ses yeux dans la plaine aride et lumineuse. Tous, rangés en bataille, lui présentaient les armes. Et lui, Télémaque, les mains derrière le dos comme le Napoléon des estampes, passait entre les rangs et disait :

« Soldats, je suis content de vous ! »

Puis des tableaux plus sombres se déroulèrent dans son imagination. Il revit les événements qui avaient précipité sa chute. Quand, en décembre 1851, développant avec la toute-puissance d’un empereur son génie d’enfant peureux et cruel, Soulouque eut l’idée de faire la guerre à la république dominicaine, le général Télémaque fit partie, à la tête de sa brigade, du corps expéditionnaire commandé par le général Voltaire Castor, comte de l’Île-à-Vache. L’empereur avait dit dans sa proclamation à l’armée : « Officiers, sous-officiers, soldats ! Les hommes de l’Est, les bouviers de Santo-Domingo fuiront devant vous. Allez. » Plein de confiance dans la parole de son empereur, le général Télémaque, coiffé de son chapeau à glands, portant sur sa poitrine la plaque de l’ordre impérial et militaire de Saint-Faustin et le grand cordon de la Légion d’honneur haïtienne, galonné, chamarré, les pieds nus, marchait fièrement à la tête des régiments noirs qui formaient l’avant-garde, quand tout à coup une vigoureuse mousqueterie le surprit sur la lisière d’une plantation de bananiers. Étonné, indigné, consterné, il tourna vers ses troupes sa face décomposée et s’écria avec une éloquence sincère :

— L’empereur a moqué pauvre monde !

À ces paroles du général, la brigade tourna les talons et s’enfuit à toute vitesse. Télémaque, faisant jouer les ressorts de ses jarrets de singe et tirant la langue, reprit la tête de la colonne, sans se soucier des fusils, des tentes, des paquets de cartouches et des caisses de biscuits abandonnés en route. Soulouque, sur la nouvelle de cette opération militaire, trembla de tous ses membres et, pour se redonner du cœur, fit fusiller le général Voltaire Castor. Il donna l’ordre d’arrêter le général Télémaque, qui resta caché huit jours dans les palétuviers. Le consul français, à la prière de la belle madame Sainte-Lucie, recueillit Télémaque et le fit passer à bord de la Naïade, qui appareillait à destination de Marseille.

À ce souvenir, Télémaque prit la mine d’un chien intelligent qu’on a fouetté, et remit les croix, les épaulettes et le chapeau dans les foulards. Il regarda par la fenêtre, avec inquiétude, si personne ne passait dans l’avenue, et, ayant replacé le précieux coffre dans l’armoire fermée à clef, il descendit dans la boutique et versa quelques gouttes d’eau dans la casserole odorante qui chantait.

L’horloge, accrochée au-dessus de la stalle du comptoir, marquait onze heures. Une nuée de petits galopins à tignasse ébouriffée et qui laissaient passer des bouts de chemise par les trous des culottes, s’abattit dans un nuage de poussière, contre la porte vitrée. Et des cris aigus sortaient de ce nuage.

Télémaque parut sur le seuil avec une soupière pleine de débris de volaille et de restes de friture enveloppés proprement dans des morceaux de papier. Miragoane, attentive et grave sur le seuil, et la queue frissonnante, surveillait la distribution.

Le petit peuple assiégea en se culbutant les deux jambes de Télémaque, qui commanda d’un ton nasillard particulier :

— Droit alignement !

Alors les enfants se rangèrent en ligne, les bras pendants, le cou tendu, les yeux agrandis par la convoitise.

Télémaque les examina quelque temps avec une gravité joyeuse, puis :

— Répondez à l’appel, dit-il. Numéro un… numéro deux… numéro trois…

Et il donnait à chacun sa ration. Les numéros un, deux et trois s’enfuirent, serrant des deux mains leur part de friandise contre leur ventre, et la dévorèrent chacun dans un coin, en promenant à la ronde des regards défiants :

— Numéro quatre… numéro cinq… numéro six…

Le numéro six, qui était roux, bouscula le numéro quatre, qui boitait, et dont il fit rouler l’os de poulet dans le ruisseau.

Miragoane dressa l’oreille, le numéro quatre reprit son os, et le général Télémaque, ayant ainsi pourvu à l’ordinaire de son armée, retourna à ses fourneaux. Ayant reconnu que le civet était en bon point, il tira d’un tiroir un petit fusil de bois peint en rouge, et appela Miragoane. Elle s’approcha, l’oreille basse, d’un air qui voulait dire : — Mon Dieu ! à quoi cela peut-il servir ? Nous avons tort de compliquer inutilement la vie ; je n’éprouve aucun plaisir à faire l’exercice. Mais je consens à le faire pour être agréable à mon maître Télémaque.

Et Miragoane, debout sur ses pattes de derrière, reçut contre son ventre rose le petit fusil de bois.

— Portez arme ! Présentez arme !

Miragoane manœuvra au commandement. Mais ses jarrets fléchissaient ; elle retomba sur ses quatre pattes et, laissant son arme sur le carreau, elle s’en alla en se secouant au seuil de la boutique.

— C’est mauvais, c’est mou, lui dit Télémaque. Nous recommencerons ça demain.

Mais Miragoane immobile, en arrêt, aboya deux fois. Puis elle se mit à courir du seuil au fourneau, en faisant sonner ses ergots sur le carrelage.

Remi, coiffé d’un chapeau de paille en cloche à melon, selon la mode des canotiers, entra dans la boutique et se fit connaître à Télémaque qui, dans sa joie, lui tourna le dos sans rien dire, pour déboucher une bouteille de vin blanc.

— C’est vous, mouché, dit le nègre, vous mouché Remi, le fils de mouché le ministre et le filleul de ma pauvre femme Olivette, qui vendait de l’arac, des cocos et des sapotilles à Port-au-Prince. Les hommes de couleur l’ont tuée méchamment dans son bazar et ont bu son tafia. Le fait a été mis au long en lettres moulées dans le Moniteur d’Haïti. C’est le consul, mouché Morel-Latasse, qui me l’a fait lire. Et j’en eus du chagrin parce que Olivette était une bonne femme. Comme je suis content de vous voir, mouché Remi ! Olivette n’était plus jeune quand je l’ai épousée. On riait de Télémaque qui se mariait avec une vieille femme ; mais Télémaque savait que plus une femme est vieille, mieux elle fait la cuisine. Asseyez-vous, mouché Remi. Voilà un vin blanc qui ne vieillira plus, car nous allons le boire.

Et le Noir se mit à rire longuement. Quand il eut débouché la bouteille, soufflé sur la cire du goulot et rempli les verres, il devint songeur et dit :

— La vie ne dure pas toujours, mais la mort dure toujours.

Puis, approchant ses grosses lèvres de l’oreille de Sainte-Lucie, il ajouta tout bas :

— Aussi, j’ai là-haut, dans un sac, une bonne somme d’argent, pour faire construire un beau tombeau à Olivette.

Et il recommença de rire. Il demanda des nouvelles de madame Sainte-Lucie, qui était une si belle femme, et il voulut savoir ce que Remi faisait à Paris.

— Je me prépare au baccalauréat, répondit le jeune homme en bâillant.

Télémaque ne savait pas ce que c’était que le baccalauréat, mais il pensait que ce devait être « quelque chose de bon ».

Il choqua le verre en fermant à demi ses yeux câlins. Puis il demanda si Remi ne serait pas général.

— C’est beau, ajouta-t-il en soupirant, c’est beau. Mais un général a quelquefois des désagréments.

Remi, que le Noir amusait, dit :

— Télémaque, vous avez été général sous ce méchant singe de Soulouque ?

Télémaque se troubla. Ses grosses lèvres tremblèrent. Il balbutia :

— Mouché Remi, il ne faut pas parler ainsi de l’empereur.

Remi avait entendu dire à son père que le général avait une peur effroyable de Soulouque, qu’il croyait encore vivant. C’est pourquoi il ajouta :

— Craignez-vous que l’ombre de Soulouque revienne la nuit vous tirer par les pieds ? Il y a dix ans que Sa Majesté est morte.

Le Noir secoua lentement la tête :

— Non, mouché Remi, dit-il.

Remi eut beau dire que tout le monde savait que Soulouque était mort en 1867, à la Jamaïque. Le Noir répondit :

— Non pas ! mouché Remi. L’empereur n’est point mort, il est caché.

Et le front de Télémaque se plissa sur son crâne dur.

De la casserole de cuivre s’exhalait une bonne odeur de chair et d’aromates. Le Noir redevint heureux et dit en riant :

— Nous allons déjeuner, mouché Remi.

Il mit la nappe et le couvert sous une tonnelle tapissée de vigne vierge. Le petit jardin du cabaretier donnait sur des champs de salades. Le talus du chemin de fer de Versailles fermait l’horizon. Remi regardait vaguement cette maigre campagne quand Télémaque reparut, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles, dans la fumée d’un plat qu’il portait des deux mains.

— C’est quelque chose, de bon, mouché Remi, dit-il.

Et ils déjeunèrent de grand appétit. Miragoane, chargée de garder la boutique pendant le repas, tournait par intervalles vers les convives un regard résigné.

Quand ils en eurent fini avec le civet de lapin, arrosé de vin d’Argenteuil, ils s’attardèrent aux sensualités du fromage de Brie étalé sur le pain tendre.

— Télémaque, vous êtes très bien ici, dit Remi qui s’y trouvait lui-même à souhait.

Mais, comme il est dans la nature humaine de former sans cesse de nouveaux désirs, Télémaque poussa un soupir et dit :

— Savez-vous ce qui manque à mon établissement, mouché Remi ? Il manque mon portrait peint, dans un cadre doré. Mon portrait peint serait quelque chose de beau au-dessus du comptoir. J’ai là-haut, dans un sac, une grosse somme d’argent pour le tombeau d’Olivette. Mais j’en casserais bien un petit morceau pour le peintre qui ferait mon portrait.

Sainte-Lucie répondit que le général aurait son portrait sans écorner le mausolée de la marraine Olivette.

— Je suis peintre, dit-il à Télémaque ébloui. Quand je reviendrai, j’apporterai ma toile et ma boîte de couleurs et je ferai votre portrait.

Deux militaires, annoncés par les aboiements de Miragoane, demandèrent deux canettes. Tandis que Télémaque disparaissait sous la trappe qui fermait l’escalier de la cave, Remi, dont la pipe s’était éteinte, alla prendre sur le comptoir une allumette. Alors il vit passer sur l’avenue le petit vieillard qu’il avait aperçu dans le salon doré des dames de la rue des Feuillantines. C’était bien le même petit vieillard, portant les mêmes favoris blancs et le même parapluie.

— Télémaque ! Télémaque ! cria le jeune homme.

La trappe soulevée laissa paraître Télémaque comparable à un génie souterrain mais bienveillant. Il riait entre les deux bouteilles de bière, qu’il eut immédiatement débouchées pour les servir aux militaires attablés. Mais Remi le tira vigoureusement par sa veste blanche et l’amena surpris au seuil de la boutique.

— Télémaque, connaissez-vous ce vieux monsieur ? demanda-t-il, en montrant du doigt le dos voûté du bonhomme.

Le Noir, pressant les deux bouteilles contre sa poitrine, répondit avec un gros éclat de rire :

— Certainement, mouché Remi. C’est mon propriétaire. Il se nomme mouché Sarriette. Je lui demanderai de me faire des réparations dans mon grenier.

Remi, sans lâcher la veste du cuisinier, dit précipitamment :

— Télémaque, ne demandez pas de réparations à ce vieillard.

Puis il ajouta d’un ton presque menaçant :

— Payez-vous votre loyer, Télémaque ?

Mais comment penser que le restaurateur, qui habitait la même maison depuis vingt et un ans, ne payât pas son loyer ?

Remi apprit ensuite que M. Sarriette passait pour riche, vivait le plus souvent en Normandie, où il avait du bien, et mesurait les monuments publics avec son parapluie.

Le jeune homme enthousiasmé s’écria :

— Télémaque ! je ferai votre portrait. Je vous peindrai en général, avec un habit de marchand de vulnéraire, un chapeau à panache rouge et quatre épaulettes.

Mais le Noir prit un air grave et contrit :

— Ce sera quelque chose de beau, mouché Remi, dit-il. Mais il ne faut pas faire cela, à cause de l’empereur, qui se fâcherait. Il est caché. Vous me peindrez avec un habit noir et vous mettrez trois diamants à ma chemise.

En descendant l’avenue de Saint-Germain, Remi, bien que totalement dépourvu de réflexion et jamais surpris de ce qui se passait autour de lui et en lui, se demanda pourquoi il s’était senti tout remué en voyant passer le vieil ami des dames de la rue des Feuillantines.

(...)


Notes

Pendeloque : Ornement suspendu à un lustre.
Arac (ou arack) : Liqueur qu’on tire de la canne à sucre.
Tafia : Eau-de-vie tirée des mélasses de canne à sucre (la plupart des eaux-de-vie vendues sous le nom de rhum sont des tafias).
Vulnéraire : Médicament qu'on appliquait sur les plaies.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Chapitre IX

Après avoir longtemps médité la lettre gris perle, la nuit du jour des Rois, et le rendez-vous à la fontaine, le moraliste Branchut se fit de ces événements une conception idéale. Non seulement il ne songeait plus à répandre le sang de Sainte-Lucie, mais le créole devenait, dans l’esprit du philosophe, absolument étranger à ces événements mémorables. Branchut parvint, avec le seul aide du sens intime, à connaître la vérité sur son aventure. Plein de mépris pour les affirmations de Remi, qui s’avouait hautement l’auteur de la lettre gris-perle, il savait avec toute la certitude de l’intuition que cette lettre était écrite par une femme exquise et désolée, d’une nature et d’une condition rares. Par une suite d’inductions dont les lobes cérébraux d’un métaphysicien étaient seuls capables, le moraliste se démontra jusqu’à la plus limpide évidence que cette femme était une princesse danoise, qu’elle se nommait Vranga et qu’ayant revêtu des parures d’une poésie étrange et mélancolique pour se rendre à la fontaine des quatre évêques, elle était tombée morte dans son boudoir au milieu des plantes tropicales, dont le parfum, symbole de son amour pour Branchut, était délicieux et mortel.

À mesure que ces faits élégants et tristes lui apparaissaient par suite d’un examen subjectif et d’une enquête intérieure, le moraliste en faisait part à son ami Labanne, qui n’y trouvait rien d’extraordinaire.

Les découvertes successives que faisait Branchut au sujet de la princesse Vranga eurent pour effet de le plonger dans une tristesse éloquente.

— Je dois expier, disait-il, par des tortures choisies, l’incomparable crime d’avoir causé la mort d’une créature d’élite, fine comme un cheval de race et savante comme Hypatie.

Des frissons douloureux coulaient tout le long de son nez expressif. Vranga était son unique entretien. Il ne vivait plus qu’avec la morte. Dans son désespoir, il oubliait d’emprunter des habits à Labanne. Drapé dans sa couverture de cheval comme dans un suaire, il errait avec une mélancolie hautaine sur le boulevard Saint-Michel.

— Vous voyez, disait-il aux amis qui l’arrêtaient, je suis en deuil.

Et il montrait sur sa tête quelque chose qui ressemblait à un crêpe autour de quelque chose qui ressemblait à un chapeau.

Pendant que le philosophe Branchut menait ainsi le deuil de la princesse Vranga, Sainte-Lucie témoignait à l’hôtesse du Chat Maigre une froideur croissante. Il ne se hasardait jamais seul dans l’établissement et évitait de s’écarter de ses compagnons pour aller prendre des allumettes sur une table voisine de la fontaine où Virginie rinçait perpétuellement des verres.

Il devenait sérieux et faisait de la peinture avec zèle. D’ailleurs, il y avait maintenant dans l’atelier de Labanne un rude travailleur, un gaillard musclé et râblé qui, la chemise ouverte sur sa poitrine velue et les manches retroussées, peignait tout le jour sans rien dire. Sa tête de paysan, terreuse et ravinée, plantée d’une barbe rude, n’exprimait aucun sentiment ; ses yeux ronds regardaient toujours et ne faisaient jamais rien voir. C’était Potrel, Potrel dont Virginie dénonçait l’ingratitude. Revenu de Fontainebleau où il avait passé deux ans à peindre, il peignait chez Labanne en attendant que l’atelier qu’il avait loué à Montmartre fût vacant.

Potrel parlait peu et mal. Penché sur sa toile, sa palette à la main et clignant de l’œil, il répondait aux théories de Labanne ce seul mot : « Possible », qu’il articulait en ranimant, par une aspiration, le fourneau culotté de son brûle-gueule.

Labanne lui dit un jour :

— L’absolu étant irréalisable, l’artiste ne peut atteindre à la beauté absolue.

— Possible, répondit Potrel.

Et il continua de peindre.

Il faisait venir un modèle, un admirable petit italien, pleurnicheur et narquois, qui lui volait son tabac. Sainte-Lucie put alors essayer des académies. Quand Potrel se levait de son tabouret pour se dégourdir les jambes, il donnait à Remi quelques indications brèves et nettes et se remettait à son morceau.

Un matin pourtant, il se grattait la barbe et se rongeait les ongles. Remi lui demanda pourquoi il ne faisait rien. Potrel étendit la main dans la direction du châssis vitré et dit :

— Ce sacré bibelot m’empêche de peindre.

Le bibelot n’était autre chose que le soleil, qui répandait sur l’atelier une lumière aveuglante.

Potrel mangeait beaucoup. Il allait dans les cabarets des cochers. Quand Remi lui parlait du Chat Maigre, Potrel se contentait de sourire. Un jour pourtant il demanda si Virginie avait toujours de belles formes. Après beaucoup de tentatives vaines, Remi put l’entraîner un soir dans l’établissement de la rue Saint-Jacques. Virginie, rouge comme une pivoine, servit à l’ingrat une large tranche de jambon.

— Mangez, M. Potrel, lui disait-elle. C’est bon, c’est fin. Voyez, le gras en est tout blanc. Vous ne buvez pas ? Goûtez cette bière ; je l’ai mise en bouteilles le mois dernier. Vous aimiez la bière autrefois.

Et Potrel mangeait et buvait, tandis que, debout contre sa chaise, Virginie, illuminée d’un sourire séraphique, se pâmait à chaque bouchée qu’avalait cet homme silencieux et robuste.

Remi sortit de la brasserie sans que l’hôtesse y prît garde. Et il soupira d’aise, comme un homme délivré d’un grand poids.

En rentrant chez lui, il rencontra le portier de la maison des deux dames qui entrait chez le marchand de vin et la portière qui babillait avec la fruitière à une assez bonne distance. Alors il lui vint une idée subite ; il entra dans la loge abandonnée et chercha s’il ne pourrait pas y découvrir le nom des dames du quatrième étage. Il trouva sur le casier des lettres cette mention : Madame Lourmel, rentière.

Le lendemain, il vit par la fenêtre mademoiselle Lourmel qui versait à boire aux oiseaux dans un petit godet de porcelaine. Il la regarda sans le vouloir avec la chaleur d’une vive sympathie. Elle le vit et ne détourna de lui que lentement son regard naïf et brave. Il remarqua qu’elle n’était plus une enfant et qu’elle était jolie.

Il allait dans ce temps-là plusieurs fois la semaine à Courbevoie. Et le portrait de Télémaque sortait peu à peu de la toile. C’était un très mauvais portrait. Mais Télémaque en était enchanté. Le soir, quand sa boutique était fermée, il mettait le portrait sur une table entre deux chandelles et il dansait la calenda ou bien il chantonnait avec un nasillement doux :

Canga do ki la,
Canga li.


Miragoane, assise sur son derrière, assistait gravement à cette cérémonie. Il lui arriva un jour de lécher affectueusement le nez encore frais du portrait. Le dommage qui en résulta fut aisément réparé.

Télémaque regretta un moment qu’il n’y eût pas sur la toile, à côté de lui, Olivette en châle rouge. Mais il en prit son parti et dansa de nouveau la calenda.


Notes

Hypathie : Mathématicienne et philosophe grecque d'Alexandrie née entre 355 et 370.
Brûle-gueule : Pipe à tuyau très court.
Calenda (ou calinda, kalenda) : Danse traditionnelle d'Haïti.



Chapitre X

Remi songeait en se levant qu’il avait terminé la veille le portrait de Télémaque et que c’était, en son genre, un morceau remarquable. Il vit avec plaisir, dans le cadre de la fenêtre voisine, les deux petites mains qui frappaient les touches du piano ; elles n’étaient plus rouges et frappaient moins sec. Mais il remarqua que le lustre était emprisonné dans une housse de mousseline et qu’un grand remue-ménage se faisait dans l’appartement, si calme d’ordinaire.

Les petites mains fermèrent le piano, disparurent, puis reparurent avec des sacs de maroquin et des cartons à chapeau. Remi, qui pressentait quelque grave événement, ne quitta pas son poste d’observation et surveilla les abords de la place. Au bout de deux heures de faction, il vit le portier chargé d’une pyramide de malles et de cartons, une voiture de place arrêtée à la porte, puis il vit la bonne de madame Lourmel entasser dans la voiture des sacs de voyage et des cartons encore.

Alors, saisissant sa boîte de couleurs et vidant dans sa poche le tiroir aux écus de son secrétaire, il se précipita nu-tête, en vareuse, en pantoufles, dans l’escalier et dans la rue. Il arrêta au passage un cocher étonné, le lança à la suite du fiacre dans lequel il venait de voir entrer un bout de jupe et qui déjà s’ébranlait sous sa pyramide chancelante.

Les deux voitures traversèrent Paris et s’arrêtèrent, l’une derrière l’autre, dans la cour de la gare Saint-Lazare. Remi suivit les deux dames et gravit derrière elles, dans son costume de chambre, l’escalier de la gare. Mademoiselle Lourmel tourna la tête pour voir cet étrange voyageur qu’elle reconnaissait fort bien. Elle le regardait avec une surprise qui contenait en même temps de la raillerie et de l’admiration. Il joignit madame Lourmel au guichet des billets, l’entendit demander deux billets pour Avranches, prit après elle un billet pour Avranches et respira. Il était quatre heures douze minutes, et le train partait à quatre heures trente-cinq. Madame Lourmel alla avec sa fille faire enregistrer ses bagages. Remi n’avait à accomplir aucune formalité de ce genre, mais il lui restait à faire quelques emplettes utiles. Il courut chez un marchand d’habits de la rue de la Pépinière, prit sans regarder deux ou trois costumes et paya le marchand, qui contint une forte envie de faire arrêter cet acheteur extraordinaire. Mais Remi poussa un cri de détresse :

— Des souliers ! s’écria-t-il, des souliers !

Le marchand, bel israélite à tête de bouc avec une bouche avenante et des yeux impitoyables, répondit froidement qu’ « il ne tenait pas l’article chaussures ».

— Les vôtres ! donnez-moi les vôtres ! s’écria Remi désespéré.

Mais l’israélite, de plus en plus inquiet, fit une mine si sombre que Remi s’échappa en pantoufles avec ses habits, qu’il revêtit en chemin dans le fourmillement de la rue brillante. Il décrocha dans une boutique voisine et paya au vol un chapeau. Il était quatre heures vingt-sept minutes. Remi s’élança vers la gare et entra à quatre heures trente-deux dans la salle d’attente, qui n’avait peut-être pas encore reçu un voyageur en pantoufles. Deux yeux couleur de violette, qui l’accueillirent à son entrée, semblaient lui dire : « Nous vous attendions. Vous êtes bien extraordinaire avec votre teint brun, vos habits neufs endossés à moitié et vos savates du matin. Mais vous ne nous faites ni peur, ni chagrin. Vous ne nous paraissez pas méchant et vous avez un air hardi qui ne nous déplaît pas. Voilà tout ce que nous avons à vous dire. Pour le reste, adressez-vous à maman. » Si les deux yeux de violette parlaient ainsi, les regards de madame Lourmel trahissaient cette sorte d’inquiétude qu’on voit aux poules quand on attire un de leurs poussins en lui jetant des miettes de pain.

Remi laissa discrètement la mère et la fille seules dans leur voiture et s’installa à l’autre bout du train. Assis sur sa banquette, il se demanda d’abord où, quand et comment il pourrait acheter des souliers, puis, comptant son argent et trouvant qu’il avait encore 21 fr. 35, il se sentit très rassuré. Enfin, il se demanda si, par hasard, il ne serait pas amoureux de mademoiselle Lourmel.

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Chapitre XI

Huit jours après le départ de Remi, M. Godet-Laterrasse, pris d’une subite ardeur pédagogique, s’achemina, un Tacite dans sa poche, vers l’hôtel de la rue des Feuillantines. Il apprit là que son élève était disparu. Un nuage passa sur son front sublime, sur ce front qui, s’il eût été un miroir, n’eût reflété que le ciel, les goëlands du Pacifique et les constellations des deux mondes. Les esprits supérieurs ont plus souvent que les autres des pressentiments. C’est pourquoi, abjurant une vieille inimitié, il se rendit à l’atelier de Labanne.

Le sculpteur, qui n’avait aucune idée du temps et de l’espace, ne put rien lui dire. Mais il le conduisit chez la nourrissante Virginie, qui attribua la disparition de Remi à un chagrin sur la nature duquel elle ne s’expliquait pas. Mais elle insinua qu’elle pouvait ne pas être étrangère à cet événement. Si, comme elle le craignait, M. Sainte-Lucie avait cédé à un désespoir d’amour, elle en était désolée. Mais on ne peut pourtant pas contenter tout le monde, quand on n’est pas une femme comme il y en a tant. Elle n’avait rien fait pour que M. Remi fût jaloux de M. Potrel. Elle termina en déclarant qu’elle était une honnête femme et qu’elle n’avait rien à se reprocher. Elle prit le tableau du Chat Maigre à témoin de son innocence, et retourna dans l’ombre où elle avait coutume de rincer des verres.

M. Godet-Laterrasse regagna soucieux les hauteurs de Montmartre. Il en descendit le lendemain sur une impériale d’omnibus et retourna à l’atelier, qu’il avait choisi pour centre d’opérations. Il y trouva le moraliste Branchut occupé, dans sa couverture, à rédiger un traité sur l’amour. Plein de son sujet, Branchut l’exposa.

— L’amour, dit-il, n’est absolu qu’entre deux êtres qui ne se sont jamais vus. Deux âmes ne sont en parfaite harmonie que dans l’absence éternelle. La solitude est la condition nécessaire de la passion définitive.

M. Godet-Laterrasse résista aux séductions d’un duel oratoire dans ces régions sublimes. Il demanda au moraliste s’il n’avait pas vu Sainte-Lucie.

La disparition du créole, que Branchut ignorait totalement, fit jaillir de la tête du philosophe une infaillible intuition. En un clin d’œil bien des choses lui furent révélées. Selon lui, cette disparition n’était pas sans une étroite connexité avec la mort de la princesse Vranga. La conduite ténébreuse de M. Sainte-Lucie, dans les circonstances qui précédèrent et accompagnèrent la fin lamentable et poétique de la princesse, était de nature, aux yeux du moraliste, à laisser un remords éternel dans l’âme de ce jeune homme, léger en apparence, mais machiavélique en réalité.

— La princesse Vranga devait mourir, ajouta le philosophe avec sérénité. Il était nécessaire qu’elle mourût pour que l’amour qu’elle avait conçu pour moi se réalisât dans l’absolu. Mais, en interceptant à plusieurs reprises les lettres que la princesse m’écrivait et dont j’ai rétabli le texte par intuition, et en ne me livrant que la dernière avec une ironie satanique, M. Sainte-Lucie a commis un crime qui l’a très probablement conduit au suicide.

Ainsi parla Branchut, dont le nez vibrait sur une face livide, plaquée de rouge, sous des yeux injectés et hagards. Labanne survint à temps pour entraîner dans la rue le malheureux précepteur, qui agitait éperdument son parapluie au-dessus de sa tête.

— Mon pauvre moraliste, s’écria Labanne, jamais il n’a eu de plus belles idées ! Un grain de phosphore dans le cerveau, et c’était un homme de génie ! Mais il a deux grains de phosphore. Voilà le malheur.

Labanne se rappela que Sainte-Lucie lui avait parlé avec enthousiasme d’un général noir, aubergiste à Courbevoie. Le sculpteur pensait que ce nègre saurait quelque chose ; d’ailleurs il avait envie de le voir.

Ils montèrent sur l’impériale d’un tramway qui les conduisit à la place de l’Étoile. Labanne s’arrêta instinctivement au premier café qu’il vit et s’abandonna devant les chopes à d’interminables bavardages. M. Godet-Laterrasse lui répondit longuement. Labanne ne l’écouta pas et lui répondit. De belles théories furent ainsi déroulées. Tout à coup le sculpteur donna un coup de pouce dans l’air et dit :

— Il y aurait un moyen de rendre cette chose supportable à l’œil.

La chose était l’Arc-de-Triomphe.

— Ce moyen est simple. Mais vous verrez qu’on n’y pensera pas. Il suffirait toutefois d’établir au pied de l’édifice un nombre suffisant de savetiers, d’écrivains publics et de marchands de pommes de terre frites ; ceux-ci très utiles à cause de la fumée. Les échoppes devraient être sordides et accompagnées d’enseignes incorrectes ainsi que de figurations grossières. On permettrait à ceux qui les construiraient d’enlever des pierres au monument, surtout aux angles, ce qui en atténuerait très avantageusement la dureté. Il serait bon de combler les trous qui résulteraient de ces divers descellements avec des pelletées de terre dans lesquelles on sèmerait des faînes et des glands. Les hêtres, les chênes, en déployant à différentes hauteurs leurs bouquets verts, rompraient la monotonie des surfaces grises et, en poussant leurs racines dans la maçonnerie, détermineraient des lézardes d’une sinuosité pittoresque. Il faut beaucoup de lierre, mais cette plante grimpante ne nous fera pas défaut ; elle vit sur la pierre. Les vents et les oiseaux sèmeront dans la poussière des fissures la giroflée, qui aime les vieux murs, et mille autres graminées. Le saxifrage, avide d’humidité, la ronce et la vigne vierge naîtront et pulluleront à l’aventure. Le faîte de l’édifice sera dentelé de pigeonniers. Les hirondelles maçonneront leurs nids sous les voûtes. Des compagnies de corbeaux, attirés par les cadavres des loirs et des mulots, s’abattront sur les corniches à la tombée de la nuit. Alors, l’Arc-de-Triomphe, entretenu de la sorte avec un soin intelligent, pourra être regardé par les poètes, copié par les peintres et considéré comme une œuvre d’art. Garçon, un bock !

La nuit tombait. L’artiste et le penseur renoncèrent à pousser plus avant et reprirent le tramway de Montparnasse.

(...)


Notes

Savetier : Raccommodeur de souliers.
Faîne : Fruit du hêtre.
Saxifrage : Genre de plantes herbacées (Saxifragacées) qui croissent surtout dans les fissures des rochers et des murs.
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Message par Liza »

Le saxifrage : Lou appelle cela un perce pierre
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Message par Montparnasse »

Chapitre XII

Pendant que madame Lourmel s’installait avec sa fille dans une petite maison de pierre grise et de chaume sur une plage peu fréquentée, à quelques kilomètres d’Avranches, Remi, joyeux et trempé d’air salé, s’en allait à une foire voisine avec sa boîte de couleurs. Il ne lui restait que 14 fr. 70, mais il avait des souliers. Des files de charrettes s’alignaient aux abords de la place. Et c’était sous le quinconce une grande confusion de faces rougeaudes à colliers de barbe blonde, d’échines de veaux sur lesquelles s’écaillait la bouse, de cornes, de groins, de croupes luisantes et de coiffes blanches. Les cris des cochons qu’on tirait des charrettes dominaient la vague rumeur des bêtes et des gens. Tandis que les femmes, une chaîne d’or au cou, sur le fichu de coton, se tenaient roides dans leurs jupes plates près des charrettes et veillaient âprement, les hommes, en blouse bleue à plis bouffants, traitaient leurs affaires en buvant du cidre dans le cabaret plein de mouches.

Remi passa sous la branche de houx et s’installa avec son papier et ses crayons à une des tables du cabaret. Il fit un portrait, puis un autre, puis un autre, puis celui de tous les paysans qui le regardaient. Il demandait vingt sous de chaque portrait. Mais les bourses ne se déliaient pas.

— Allez chercher vos amoureuses, dit l’artiste. Je vais les croquer.

Il y eut une rumeur dans la foule et une grosse fille fut poussée devant Remi par trois ou quatre compères d’une extrême jovialité. Elle était pourpre, presque violette et riait d’une oreille à l’autre. Remi fit un croquis où la fille était reconnaissable à sa coiffe et à sa croix. Un des joyeux compères chercha dans un bas de laine une pièce blanche pour le peintre et mit sous sa blaude le dessin proprement plié en quatre.

L’opinion fut que le Parisien tirait bien les ressemblances, et Remi s’en retourna avec quelques pièces blanches dans ses poches.

Il coucha dans l’auberge la plus rustique du village où madame Lourmel s’était établie et parut le lendemain sur la plage blonde où des cabines bariolées étaient rangées en ligne.

La mer, bleue à l’horizon, montait lentement et déferlait sur le sable en lames huileuses et verdâtres, frangées d’écume. Un ciel humide et doux, un de ces ciels perfides qui caressent et brûlent la peau tendre des citadins, fermait l’horizon circulaire. Le vent modéré qui soufflait du large taquinait les toilettes des Parisiennes. Des femmes grêles, en costume de bain et la chevelure prise dans un bonnet de toile gommée, couraient au-devant de la lame. Il aperçut mademoiselle Lourmel dont le voile violet flottait librement.

Il eut envie de lui sauter au cou, mais il vit déboucher, à l’angle d’un petit chemin qui mourait sur la grève, M. Sarriette, avec ses mêmes favoris blancs et son même parapluie.

— Bonjour, monsieur Sarriette, dit-il au vieillard surpris.

Au bout d’un quart d’heure, ils étaient bons amis.

— J’aime beaucoup les vieux monuments, dit M. Sarriette. Et, tel que vous me voyez, j’ai passé trois semaines à mesurer tous les murs de l’abbaye du mont Saint-Michel. Par une habitude qui m’est particulière, je me suis servi de mon parapluie pour prendre ces mesures. Ainsi les remparts ont une hauteur moyenne de soixante-douze parapluies, et, dans l’église, les colonnes de la nef ne mesurent pas moins de trente-sept parapluies, trois becs et deux bouts ferrés.

M. Sarriette fut enchanté d’apprendre que Remi était peintre. Ils convinrent d’exploiter ensemble tout l’Avranchais. M. Sarriette mesurerait les monuments historiques et Remi en prendrait des croquis.

— Présentez-moi à madame Lourmel, dit Remi.

Et sur ces mots du bonhomme : « M. Remi Sainte-Lucie, fils de M. Sainte-Lucie, ancien ministre à Haïti, » Remi s’inclina devant madame Lourmel muette de surprise, et devant la jeune fille, qui ouvrait démesurément ses yeux de violette, tandis que sa bouche s’épanouissait.



Le soir de ce jour, madame Lourmel et sa fille, accoudées à la fenêtre, respiraient l’air chargé de sel et regardaient la lune levée sur la mer scintillante.

— Mais, mon enfant, disait madame Lourmel, nous ne savons rien ni de sa famille, ni de sa fortune, ni de sa conduite.

— Mais, maman, je l’aime, s’écria la jeune fille avec l’audace de l’innocence.

— Que dis-tu là, Jeanne ? reprit la mère. Tu ne le connais même pas.

Et Jeanne, dont les beaux yeux brillaient d’une tendresse un peu mutine, répartit :

— Maman, je ne le connais pas, mais je le reconnais.

(...)


Notes

Blaude : [Littré] Nom donné dans plusieurs provinces à la blouse.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Je vois :
C'est une sorte de blouse enveloppante et sans forme en grosse toile.
Elle se portait encore il n'y a pas très longtemps ici.
Les éleveurs et les vachers
Maintenant elle est remplacée par une cote verte avec deux fermetures Éclair.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Chapitre XIII

M. Alidor Sainte-Lucie, arrivé depuis douze heures à Paris, n’avait pas encore vu son fils. Il l’avait vainement cherché dans la gare et vainement attendu à l’hôtel. Cette absence l’offensait ; ses nerfs, ébranlés par un long voyage, avaient ressenti, sur le paisible sommier de l’hôtel, le tangage du navire et la trépidation de l’express. Il se réveilla mécontent. Le vague malaise qui traversait ses membres résonnait dans son cerveau.

Couché à demi dans un fiacre et cahoté sur le pavé des rues montantes, il songeait avec mauvaise humeur à l’éducation de son fils, que M. Godet-Laterrasse menait si mollement. Quatre ans s’étaient passés, et Remi n’était pas bachelier. C’était donc pour obtenir un semblable résultat, qu’il avait choisi comme précepteur un homme pauvre, mais supérieur ! Il avait mieux espéré de M. Godet-Laterrasse, si éloquent et si austère dans les cafés politiques. Les lettres qu’il recevait du précepteur l’agaçaient par leur vague et leur creux. Il était en outre furieux contre Remi, qui n’était pas venu embrasser son père à la gare, comme il le devait. Une odeur de friture vint agacer ses narines. Le fiacre montait lentement, traîné par un maigre cheval qui, la tête basse et la langue longue, tendait l’échine au fouet. Enfin le cocher s’arrêta sans rien dire. Devant la portière du fiacre, les cent-soixante marches du passage Cotin s’élevaient roidement.

M. Alidor, descendu de voiture, donna au cocher une pièce de cent sous que celui-ci, bourgeonné de visage, énorme et poudreux, mit entre ses dents sans s’expliquer davantage. Alors commença une longue scène muette. Le cocher, mouvant avec lenteur, sur son siège, sa masse colossale, fouilla dans une de ses poches, dont il tira un sac, s’arrêta pour surveiller sa bête qui remuait convulsivement, explora une autre poche, poussa son cheval quelques pas en avant pour se garer d’un camion qui ne le menaçait pas, retourna les goussets de son gilet rouge et finalement montra sept sous au voyageur exaspéré. C’est tout ce qu’il pouvait rendre. Il n’avait pas d’autre monnaie. M. Alidor lui tourna le dos avec rage et l’entendit fouetter son cheval en grommelant. Les irréprochables bottines vernies craquèrent sur les pierres disjointes du passage Cotin et gravirent, de degré en degré, la voie ardue qui suintait en plein été des humeurs infectes et gluantes. Enfin, après avoir glissé sur les degrés visqueux de l’escalier intérieur, M. Alidor agita la patte de biche qui pendait à la porte moisie. Après un assez long silence, la porte s’entrebâilla et laissa passer une tête encornée d’un madras multicolore. L’homme supérieur, réveillé en sursaut, avait enfourché à la hâte un pantalon crotté d’une boue très ancienne qui s’écaillait. Une odeur de tabac humide pesait dans l’air. Un jour verdâtre, épuisé par de nombreux ricochets, filtrait péniblement à travers les vitres sales. Des caricatures politiques étaient épinglées aux murs. Le lavabo était envahi par des livres crasseux et débraillés. Un morceau de savon, un peigne et la moitié d’un petit pain se mêlaient à des manuscrits et à des dictionnaires sur la table à écrire. Cette misère révélait une telle habitude de paresse et de désordre, que M. Sainte-Lucie, après un seul coup d’œil jeté sur la chambre, connut le précepteur comme s’il l’avait suivi de café en café pendant vingt ans. Le malheureux créole s’efforçait de relever par la dignité de sa tenue l’ignominie de sa demeure.

— Excusez-moi, dit-il à l’ancien ministre, de vous recevoir dans le désordre d’une cellule d’anachorète moderne.

Il ajouta en se redressant :

— Les bénédictins du xixe siècle, c’est nous !

Et il fourrait, à la dérobée, dans ses poches, les peignes et les croûtes de pain qui déshonoraient sa table.

M. Sainte-Lucie dut reconnaître intérieurement qu’il s’était trompé lui-même et qu’il n’avait pas été trompé. Comment M. Godet-Laterrasse eût-il pu tromper quelqu’un ? Ce lézard crotté était pitoyable, mais s’il y avait un sentiment étranger à l’âme de M. Alidor Sainte-Lucie, c’était bien la pitié. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, et c’est ce qu’il pardonnait le moins à son innocent précepteur. Dans sa colère, il serrait les lèvres et jetait des regards sombres. Mais il éprouva bientôt une volupté spéciale à dissimuler. Il fit prendre à sa voix douce d’homme fort un accent presque câlin pour dire :

— Mon cher monsieur Godet, pardonnez-moi de vous avoir pris au saut du lit. (Et quel regard il jeta à ce qu’il nommait poliment un lit !) Ma première visite a été pour vous. Nous irons surprendre Remi, que j’avais averti de mon arrivée et qui s’en est fort peu inquiété. Je veux lui tirer les oreilles.

À ces mots, un frisson d’épouvante agita le précepteur, qui, si haut qu’il levât la tête, voyait au-dessus de lui le visage énigmatique du mulâtre.

Il essaya un sourire et répondit en balbutiant qu’il avait donné congé à Remi pour cette journée et que l’étudiant devait sans doute faire une partie de campagne.

Le malheureux n’avait gagné qu’un jour. Il le passa en recherches qui le harassèrent et ne lui firent rien découvrir.

Le lendemain matin, dès huit heures, M. Sainte-Lucie reparut dans la cellule, que le bénédictin du xixe siècle avait un peu mise en ordre. Lui-même s’y tenait en cravate blanche, avec cette expression stoïque qui le rendait si remarquable dans les cérémonies. La peur que lui donnait l’ancien ministre de Soulouque n’était pas son seul tourment. Il avait peu de crédit dans l’impasse du Baigneur et, ne possédant pas vingt sous, il était aux abois. Les deux cents francs qu’il touchait chaque mois au consulat d’Haïti étaient régulièrement écornés par les acomptes qu’il versait à divers fournisseurs. Car il était honnête. Le reste de la somme ne lui faisait pas un long usage. Son geste favori était de répandre l’or.

Il suivit M. Sainte-Lucie avec un excès d’inquiétude qui l’étourdissait, l’aveuglait, l’anéantissait et devenait peu à peu de l’indifférence. Réveillé en sursaut par la voix du Haïtien qui nommait au cocher la rue des Feuillantines, il essaya de gagner encore quelques heures.

— Cher monsieur, dit-il, nous n’aurons toutes les chances de trouver Remi que dans l’après-midi, à l’heure de ma leçon.

Le mulâtre, méfiant et dissimulé, soupçonna qu’on lui cachait quelque chose. Il eut comme de la joie à emmagasiner les griefs dans sa mémoire et répondit avec une bonhomie parfaite :

— Eh bien, allons déjeuner. Vous devez avoir faim, M. Godet.

Ils déjeunèrent dans un café du boulevard. Le précepteur mangeait peu et regardait avec épouvante le mulâtre colossal avaler les viandes qui nourrissaient sa force. Jamais cet homme ne lui avait paru si grand et si large. D’énormes bras aux muscles de bronze apparaissaient sous les manchettes boutonnées d’or du Haïtien, qui parlait avec une douceur presque enfantine. Le pétillement de ses yeux cruels était amorti par des cils abaissés avec confiance. Et cette confiance ajoutait aux angoisses du précepteur. Le déjeuner traîna en liqueurs et en cigares. Il finit pourtant. Et la voiture, amenée par un garçon de café, emporta vers la rue des Feuillantines le père et le maître.

Celui-ci espérait un miracle. Il s’attendait presque à trouver, par un coup de la Providence, Remi occupé dans sa chambre à piocher son Tacite.

La première parole de la maîtresse d’hôtel fut foudroyante.

— M. Remi n’a pas reparu, dit-elle ; il faut avertir la police.

M. Alidor se tourna vers le précepteur en croisant les deux bras. Sa face restait brune et mate, mais ses lèvres étaient blanches et ses yeux injectés. Les dents serrées, il demanda avec une voix de gorge :

— Où est-il ? Vous me répondez de lui !

Puis il étendit sa forte main et saisit le bras du précepteur, qui, puisque la terre ne s’entr’ouvrait pas sous lui, devant le bureau de l’hôtel, leva la tête et contempla la cage de l’escalier. Jusque dans son écroulement même, il restait sublime. M. Sainte-Lucie jeta un regard de côté, vit des chandeliers de cuivre rangés sur une tablette, des clefs étiquetées et une affiche de liquoriste, choses qui témoignaient d’une civilisation européenne. S’il avait vu autour de lui des mornes arides, les parois abruptes d’une ravine ou les palétuviers de son île, il aurait cédé vraisemblablement au désir voluptueux d’étrangler le précepteur. Il s’abstint par respect pour les mœurs continentales et il se contenta de dire :

— Je ne vous quitte plus que vous ne l’ayez retrouvé.

Alors commença la série des courses en fiacre. M. Godet-Laterrasse guidait le mulâtre muet. Il dînait avec lui dans des restaurants somptueux, recevait les sourires amènes des garçons et mangeait des mets succulents. Il montait, le soir, sur des tapis sourds, l’escalier de l’hôtel, et l’ombre démesurément allongée de son compagnon inévitable montait à son côté. Il entrait dans une belle chambre dont la clef se refermait sur lui, et ne grinçait le lendemain matin que pour le rappeler à cette existence somptueuse et cruelle. Un fiacre qui les attendait dans la rue les prenait et roulait tout le jour. Ils allèrent au Chat Maigre. Virginie étala devant le père beaucoup d’intérêt pour le fils. Elle avait reprisé, disait-elle, le linge de M. Remi. Elle se serait jetée au feu pour lui. Elle n’était pas une femme comme il y en a tant.

— Allez voir à la morgue, ajouta-t-elle en soupirant.

Elle s’enfuit dans la cuisine pour reparaître un moment après, le nez rouge et les paupières fripées et tenant à la main une note que M. Remi n’avait pas réglée.

Elle profita aussi de la circonstance pour rappeler à M. Godet les consommations qu’il lui devait. Mais l’homme de fer avait oublié son porte-monnaie. D’ailleurs, il ne luttait plus. Sa captivité roulante l’épuisait. Il fut traîné du Chat Maigre à l’atelier de Labanne. Le sculpteur déclara, en caressant sa barbe rutilante, qu’il ne voyait pas encore le monument expiatoire des victimes de la tyrannie. Il étudiait la flore des Antilles. Il montra à M. Sainte-Lucie un chevalet déjà à moitié enseveli sous un amoncellement de livres.

— C’était le chevalet de Remi, dit le sculpteur. Le gaillard commençait à peindre avec une adresse de singe.

— Mon fils est peintre ! s’écria M. Sainte-Lucie étonné.

Et par un geste qui lui devenait familier, il poussa le précepteur dans la voiture qui les attendait. Ils allèrent à la préfecture de police ; ils allèrent chez Dion, qui composait un poème sous des fleurets en croix. Une tête de mort, masquée d’un loup à barbes de dentelle, était posée sur sa bibliothèque. Ils allèrent chez Mercier, qui vivait avec une sage-femme fortement charpentée et haute en couleur. Ils allèrent au fond des Batignolles, dans l’atelier où Potrel faisait de la peinture. Ils allèrent chez une demoiselle Marie et chez une demoiselle Louise qui appela l’ancien ministre « papa » et lui fit des agaceries.

Un jour, après un excellent déjeuner, et voyant déjà le fiacre qui devait l’emporter, M. Godet-Laterrasse demanda à M. Sainte-Lucie qu’il lui fût au moins permis d’aller dans son appartement chercher une chemise et des chaussettes. Mais le père, sans lui répondre, ordonna au cocher de s’arrêter devant le premier chemisier qu’il rencontrerait.

Ce jour-là, ils allèrent chez Télémaque. Miragoane, qui n’avait jamais vu de fiacre s’arrêter devant la boutique de son maître, aboya avec inquiétude. Et quand Télémaque vit descendre l’ancien ministre de l’empereur, il fut saisi de respect et d’effroi.

— C’est vous ! mouché Sainte-Lucie.

Il dit, se tut et sa bouche resta ouverte.

Il coulait des regards furtifs sur le fiacre, dans la crainte que Soulouque y fût caché. Mais rassuré à cet égard, il envoya un sourire à M. Godet-Laterrasse et descendit à la cave pour y chercher des bouteilles de bière.

En son absence, M. Sainte-Lucie examina le portrait qui était suspendu, dans un cadre doré, au-dessus de la stalle du comptoir.

— N’est-ce pas, mouché, que c’est quelque chose de beau ? dit le noir, dont la tête seule passait au ras du sol. C’est mouché votre fils qui a peint mon portrait. Il est sorcier, mouché Remi.

Le père lança au précepteur le regard de deux prunelles chargées d’un venin noir. Ce fut tout.

Quand il apprit de l’ancien ministre que Remi était disparu, Télémaque réfléchit longtemps. Ses yeux mi-clos, comme ceux d’un matou qui s’endort, semblaient consulter ceux de Miragoane. Enfin, il secoua la tête et dit avec une gravité religieuse :

— Mouché, l’amour a emporté le jeune homme. Les jeunes gens sont agités par l’amour, comme le frère Vaudou quand il danse sur la cage du serpent. Une vieille femme qui fait bien la cuisine est quelque chose de bon. Mais une jolie jeune fille est aussi quelque chose de bon.

Télémaque se tut.

— Vous savez où est mon fils ? lui dit M. Sainte-Lucie.

— Oui, mouché, lui répondit Télémaque ; il est où est la jeune fille.

On lui demanda où était la jeune fille dont il parlait.

— Je ne sais pas, mouché, répondit-il.

Et il sourit comme un petit enfant.

M. Sainte-Lucie n’en put obtenir davantage. Il poussa le précepteur avec son paquet de chemises et de chaussettes dans le fiacre et adjura Télémaque de lui faire savoir tout ce qu’il pourrait découvrir à l’égard de Remi.

(...)
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Dans ma tête vide, je ne retrouvais plus la définition d'anachorète.
Cénobite non plus, je l'ai découvert à l'instant.
Merci mon dico.

Employé comme nom masculin singulier :

Ermite vivant isolé.
Personne vivant très solitaire.

SYNONYMES

ermite
cénobite
ascète
solitaire
stylite
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Chapitre XIV

Télémaque était vêtu de noir. Il avait très bonne mine dans ses habits bourgeois et le suisse de l’hôtel lui indiqua sans hésiter l’escalier d’honneur.

— Bonjour, mouché, dit-il à M. Alidor qu’il trouva, en veston rose et en pantalon à pieds. Je sais où est mouché Remi. Il est où est la jeune fille, et la jeune fille est à Avranches sur la mer.

Il expliqua ensuite qu’ayant remarqué, en plusieurs occasions, que le jeune homme s’intéressait beaucoup à M. Sarriette, propriétaire à Courbevoie, il avait pensé que ce devait être à cause d’une jeune fille. Il avait appris par la bouchère et la boulangère que M. Sarriette, qui voyait peu de monde, était le tuteur d’une jeune fille, orpheline de père, qui habitait avec sa mère la rue des Feuillantines. Cette fille était jolie, disait-on. Et sachant que M. Sarriette était allé retrouver sa pupille dans un petit village près d’Avranches, Télémaque ne douta pas que mouché Remi ne fût aussi à Avranches. Il affirma que frère Joseph, le prophète, n’eût pas mieux deviné, même après avoir dansé sur la cage du serpent.

M. Sainte-Lucie courut tirer de sa prison le précepteur, qui commençait à s’accoutumer à cette vie plantureuse et stupéfiante, et lui ordonna de faire ses malles. À cette cruelle ironie, M. Godet-Laterrasse regarda le plafond avec ces yeux de caniche et de martyr qui le rendaient si touchant. On lui fit acheter quelques mouchoirs par un garçon d’hôtel et il dut rouler, au côté du mulâtre, sur la ligne de Normandie.

Les deux voyageurs passèrent la nuit à Avranches. Le lendemain matin, une lumière douce argentait la baie de sable, au fond de laquelle le mont Saint-Michel mettait sa pyramide brune et dentelée. M. Sainte-Lucie entraîna M. Godet-Laterrasse jusqu’à la voiture publique qui devait les conduire au village des bains. L’ancien ministre se jeta dans le coupé et fit placer son prisonnier sous la bâche, entre deux caisses dont les angles lui entraient dans les côtes.

Arrivé sur la plage par un joli temps d’un gris tendre, M. Sainte-Lucie enferma sa victime dans une chambre d’hôtel. L’hôtelière, interrogée, répondit que M. Remi, accompagné de M. Sarriette, était parti avec sa boîte de couleurs du côté des falaises. En effet, après dix minutes de marche, M. Alidor trouva son fils tranquillement occupé à peindre des rochers. Le père eut envie tout à la fois de l’assommer à coups de canne et de l’embrasser à tour de bras. Il ne savait lequel de ces deux désirs satisfaire quand Remi lui sauta au cou.

Ce n’était plus le grand enfant maussade que son père avait vu quatre ans auparavant. C’était un robuste gaillard, bien éveillé et de bonne humeur. Il avait la mine ouverte et souriante.

— Quel bonheur que vous soyez venu, papa ! s’écria-t-il. J’allais vous écrire. M. Sarriette, que je vous présente, vous présentera à madame et à mademoiselle Lourmel.

M. Sarriette cessa de mesurer la falaise avec son parapluie et salua.

Le soir, sous l’innombrable armée des étoiles, M. Alidor Sainte-Lucie, paré de toutes ses grâces créoles, offrait le bras à madame Lourmel pour faire un tour de promenade sur la plage.

Remi marchait à côté de Jeanne et regardait les ombres bleues de la nuit descendre des cils de la jeune fille sur ses joues rondes. Elle tourna vers le jeune homme ses yeux frais comme des violettes trempées de rosée, et, laissant voir ses dents sur lesquelles descendait un rayon de lune, elle dit :

— Maman ne comprenait pas du tout, mais pas du tout pourquoi vous étiez parti en voyage en même temps que nous, sans chapeau, avec des pantoufles et un veston. Mais moi j’ai bien compris que c’était parce que vous vouliez m’épouser.

M. Alidor, resté seul avec son fils, lui dit d’un ton moitié tendre, moitié bourru :

— Elle est très bien, cette jeune fille. Tu n’en méritais pas une pareille. J’ai eu bien tort de ne pas raconter à madame Lourmel la vie que tu as menée à Paris, polisson. Sais-tu peindre au moins ?

Tout à coup, il se frappa le front.

— Et cet imbécile de Godet que j’ai laissé enfermé dans sa chambre ! s’écria-t-il.

___ FIN ___
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Liza
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Avranches, je connais.
Pendant des travaux, j'ai passé un mois en seconde au lycée Notre Dame de la Providence
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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