Anatole France (1844-1924)

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Le Chat maigre (1879)


Chapitre I

Les bourrasques de novembre fouettaient depuis trois jours le faubourg populeux, que les premières ombres de la nuit revêtaient déjà. Des flaques d’eau miroitaient sous les becs de gaz. Une boue noire, délayée par les pas des hommes et des chevaux, couvrait le trottoir et la chaussée. Les ouvriers, portant leurs outils sur le dos, et les femmes, revenant de chez le traiteur avec des portions de bœuf entre deux assiettes, marchaient sous la pluie en tendant le dos, dans la morne attitude des bêtes de somme.

Monsieur Godet-Laterrasse, serré dans ses vêtements noirs, montait avec le peuple la voie boueuse qui mène au faîte de Montmartre. Sous son parapluie qui, fatigué par d’anciens orages, palpitait au vent comme l’aile d’un gros oiseau blessé, monsieur Godet-Laterrasse portait haut la tête. Sa mâchoire étant proéminente et son front déprimé, sa face prenait sans peine une attitude horizontale et ses yeux pouvaient, sans se lever, voir, à travers les trous du taffetas, le ciel fuligineux. Marchant tantôt avec une hâte fébrile, tantôt avec une lenteur songeuse, il s’engagea dans un impasse noir et boueux, longea les lattes moisies de la charmille effeuillée qui borde l’établissement des bains, et, après un moment d’hésitation, entra dans une gargote où des gens vêtus comme lui, d’un drap noir, mince et fripé, mangeaient silencieusement dans une atmosphère de graisse tiède, compliquée d’une écœurante odeur de barèges, due au voisinage des bains.

Monsieur Godet-Laterrasse salua la dame du comptoir selon sa méthode, qui consistait à renverser la tête en arrière avec un sourire grave. Puis, ayant accroché à la patère son chapeau luisant et sillonné de cassures, il s’assit devant une petite table de marbre gras et lissa ses cheveux par le geste qui accompagnait d’ordinaire ses méditations. Le gaz, qui chantait en brûlant, éclairait les cheveux laineux de cet homme, sa face de mulâtre dont la peau, à demi lavée par la neige et l’eau des hivers d’Europe, semblait sale, et jusqu’à ses mains ridées, dont les ongles plats étaient marqués à l’extrémité de virgules laiteuses.

Sans appeler le garçon, sans regarder du côté du comptoir, il tira de sa poche un journal qu’il lut de très haut. Il interrompit à peine sa lecture pour manger de cette tête de veau qui avait déjà paru par portions devant tous les convives silencieux et résignés. Ceux-ci s’évanouissaient l’un après l’autre dans l’ombre et dans la pluie. Un seul, édenté et morne, s’attardait encore sur des raisins secs. Et le mulâtre, ayant vidé son carafon, au fond duquel restait un résidu de lie et d’écorce, s’essuya la bouche, plia sa serviette, mit son journal dans sa poche, contre sa poitrine, avec le geste d’un lutteur qui étreint son adversaire, se leva, décrocha son chapeau et fit un pas vers la porte. Il s’élançait déjà dans la nuit humide quand un petit homme violacé et tout suintant de graisse déboucha d’une porte bâtarde, noircie par des mains grasses, et s’avança dans la salle en boitant. Monsieur Godet-Laterrasse fit au patron du restaurant son salut en arrière.

— Bonjour, monsieur Godet, dit l’homme gras. Voilà un bien mauvais temps, et qui fait beaucoup de mal ! À propos, monsieur Godet, si vous pouviez demain me donner un petit acompte, vous me feriez plaisir. Je ne suis pas homme à vous tourmenter, vous le savez bien ; mais j’ai un fort paiement à faire cette semaine.

Monsieur Godet-Laterrasse répondit avec un accent à la fois oratoire et enfantin et sans prononcer les r, qu’on lui devait de l’argent, qu’il irait sans faute, le lendemain même, chercher une somme quelconque chez son éditeur ou au journal, qu’il ne savait vraiment pas comment il avait pu oublier la note du restaurateur, et que c’était une bagatelle.

L’homme gras ne parut pas ébloui par cette promesse. Il reprit d’un ton dolent :

— Ne m’oubliez pas, monsieur Godet. Bonsoir, monsieur Godet.

Et monsieur Godet-Laterrasse entra à son tour dans les ténèbres rayées de pluie, où s’étaient dissipés jusqu’au dernier les maigres pensionnaires de l’impasse du Baigneur. Tous les chemins de la terre étaient ouverts devant lui. Il prit celui des buttes, que la tempête assiégeait et que noyait une pluie obstinée. Un tourbillon de vent voulut déraciner le mulâtre ; un souffle traître prit son parapluie en dessous et le retourna brusquement. Monsieur Godet-Laterrasse rétablit la concavité première de cet appareil domestique ; mais le taffetas, rompu de toutes parts, flotta comme un drapeau noir sur l’armature dénudée. Monsieur Godet-Laterrasse gravissait, sous ce pavillon grotesque et sinistre, les roides escaliers du passage Cotin, changé en torrent. Il n’entendait que le claquement de ses semelles sur l’eau et les dialogues mystérieux des vents. Visibles pour lui seul, les ombres vagues d’un éditeur et d’un directeur de journal fuyaient bien loin devant lui. Il monta quatre-vingts marches et s’arrêta devant une petite porte sous une lanterne en potence qui clignait comme un œil malade et dont la poulie grinçait. Entré dans la maison, il glissa furtivement devant la loge du concierge.

Mais quelques coups frappés contre la cloison le rappelèrent. Il ouvrit la porte vitrée avec une sorte d’angoisse. Une voix aigre et sans sexe, sortie d’une alcôve, l’avertit qu’il y avait une lettre pour lui sur la commode.

Il prit la lettre, descendit cinq marches gluantes et entra dans sa chambre. Aux premières lueurs de sa bougie il examina d’un œil soupçonneux l’enveloppe de la lettre.

C’est que depuis longtemps la poste ne lui apportait rien d’heureux. Mais, quand il eut rompu le cachet et commencé de lire, il découvrit ses dents blanches par un sourire naïf. Sa nature enfantine, flétrie par la misère, s’égayait à la moindre clémence des choses. En ce moment-là, il était heureux de vivre.

Il retourna toutes ses poches pour recueillir une poussière de tabac mêlée de croûtes de pain et de flocons de laine dont il bourra sa pipe courte ; puis, s’étant coulé voluptueusement sous les draps sales de son lit-canapé, il se mit à chantonner à mi-voix la lettre qui l’avait fait sourire.

Cher monsieur,
Je suis de passage à Paris avec mon fils Remi que j’amène de Brest où il a fait ses études. J’ai songé à vous pour le préparer au baccalauréat. En éducation, comme dans le reste, je suis partisan des idées avancées. Voulez-vous venir déjeuner avec nous demain samedi à 11 heures, au Grand-Hôtel, pour nous entendre ?

Tout à vous.

A. Sainte-Lucie.


Monsieur Godet-Laterrasse, ayant terminé le chant de cette lettre, alluma sa pipe et s’enveloppa de fumée et de rêves. Quelle caresse de la fortune que cette lettre inattendue ! Il avait connu à Paris, vers la fin de l’Empire, chez quelque notabilité du monde démocratique, monsieur Sainte-Lucie, qui lui avait même rendu visite. « C’était, songeait le mulâtre, c’était du temps où j’écrivais des articles pour la Grande encyclopédie universelle. J’habitais alors une belle chambre meublée dans un hôtel de la rue de Seine. Et je dois même avoir encore la carte de cet aimable visiteur. » Étendant son bras maigre et brun, il saisit sur la cheminée une vieille boîte à cigares, pleine de papiers qu’il se mit à fouiller.

On avait, sans doute, en déménageant, renversé d’un coup dans cette boîte tout le contenu d’un tiroir lentement rempli, car les papiers qu’il trouva les premiers étaient les plus anciens. Il ouvrit une enveloppe qui ne lui rappelait que des souvenirs lointains et confus. « Ah ! songeait-il, c’est une lettre de mon pauvre frère qui vend du café à Saint-Paul. Il n’était pas attiré vers Paris, lui ; il n’était pas travaillé comme moi par l’Idée ! » Et M. Godet-Laterrasse lut au hasard :

« Tu as dû apprendre par les journaux qu’un cyclone a passé sur Bourbon et détruit toutes les plantations. Je me suis mis dans le guano. Et toi, écris-tu toujours des blagues dans les canards parisiens ?

— Le malheureux ! le malheureux, murmura monsieur Godet-Laterrasse, accoudé sur son oreiller. Et, déployant une autre lettre de la même main, il lut encore :

« Je ne puis t’envoyer d’argent parce que les cafés ayant donné, j’ai dû employer tous mes capitaux disponibles à acheter ferme, pendant que le marché était encombré de produits à vil prix. J’ai fait une magnifique affaire. Tu comprendras donc qu’il m’est impossible de t’envoyer de l’argent. Durand, qui revient de Paris, m’a dit que tu donnais dans les réunions publiques et dans les émeutes des boulevards. Tu te feras casser la tête et tes amis diront que tu étais de la police. Quand tu seras fatigué de ton rôle de jobard, reviens à Bourbon. Tu garderas mes magasins. C’est un métier de paresseux qui te convient parfaitement. »

— Garder ses magasins, quel blasphème ! s’écria monsieur Godet-Laterrasse.

Et il rejeta la lettre impie. Le fond de la boîte était bourré de convocations à des enterrements civils, de jugements et d’assignations, de factures et de petits papiers découpés dans des journaux. Sur un de ceux-là, au revers duquel était une annonce de pédicure avec un pied nu sur un tabouret, il relut ces lignes qui réveillèrent un sourire sur sa face naïve.

Un de nos plus vaillants esprits, un des plus hardis pionniers du progrès, monsieur Godet-Laterrasse, créole de la Réunion, met la dernière main à son grand livre : De la régénération des sociétés par la race noire. Un des principaux chapitres de cet important ouvrage paraîtra incessamment dans l’Entonnoir littéraire.

Hélas ! pensa monsieur Godet-Laterrasse, quand le chapitre allait paraître, l’Entonnoir littéraire mourut. Que de journaux périssent ainsi dans leur fleur !

Enfin, il trouva dans une poignée de cartes de visite la carte qu’il cherchait. Il la considéra attentivement et la relut :

ALIDOR SAINTE-LUCIE
avocat,
Ancien ministre de l’Instruction publique et de la Marine, membre de la Chambre des députés, président de la Commission artistique haïtienne.
À Paris, au Grand-Hôtel.


Et, dans la fumée qui remplissait la chambre, monsieur Godet-Laterrasse se représenta le gigantesque mulâtre qui venait d’Haïti plein d’or et de sourires. Puis il souffla la bougie et s’endormit.

Ses rêves furent peuplés de spectres. L’ombre du cabaretier de l’impasse du Baigneur s’avançait en boitant et répétait avec une douceur terrible : « Pensez à moi, monsieur Godet. »

Il était près de neuf heures et il pleuvait encore quand une lueur de jour entra dans la chambre ; c’était le reflet dégoûtant d’une lumière plusieurs fois souillée avant d’arriver jusque-là. La chambre n’avait de vue que sur le mur de soutènement de la maison voisine, qui dominait de ses cinq étages de plâtre tous les toits du passage. Ce mur de moellon bombé, lézardé, crevé, suintant, verdâtre et terminé par la galerie de brique d’une terrasse à l’italienne, s’élevait de cinq ou six mètres au-dessus de la chambre de monsieur Godet-Laterrasse et la revêtait d’une ombre éternelle. La fenêtre n’était séparée du mur que par une allée marécageuse, large de deux pas, semée de feuilles de salades, de coquilles d’œufs et de débris de cerfs-volants. Le mulâtre, à son réveil, regarda les vitres ruisselantes et souleva ses bottes lourdes, dont les semelles avaient laissé une trace humide sur le parquet. Il les chaussa pourtant, et, ayant achevé sa toilette austère et saisi les ruines de son parapluie, il sortit de sa chambre. En passant devant la loge, d’où sortaient des grognements confus :

— Madame Alexandre, dit-il, je m’occupe de votre petit compte.

Il monta les dix plus hautes marches du passage Cotin, longea, dans un fleuve de boue, la façade désolée du chalet suisse et les chantiers de l’église du Vœu national. Au bas de la rue Lepic, il s’arrêta court pour ne pas marcher sur deux brins de paille collés en croix par la pluie au trottoir, devant la boutique d’un emballeur. Ayant conjuré ce péril (car il ne doutait pas que marcher sur une croix ne fût un présage de malheur), il reprit sa grandeur d’âme et releva sa tête sublime. Il s’avançait en conquérant intellectuel vers le cœur de Paris et portait haut l’armature à huit pointes de son parapluie dévasté, qui semblait l’arme compliquée d’un guerrier sauvage.

(...)


Notes

Barège : Étoffe de laine légère et non croisée.
Moellon : Pierre de construction maniable en raison de son poids et de sa forme.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Chapitre II

Monsieur Alidor Sainte-Lucie, fils d’un riche négociant de Port-au-Prince, fit son droit à Paris et retourna à Haïti pour assister au sacre de Soulouque, couronné empereur sous le nom de Faustin Ier. Homme de couleur et riche, il avait tout à craindre de Sa Majesté noire. Il alla bravement au-devant du danger et se fit remarquer au palais impérial par son zèle à soutenir la politique noire du souverain. Nommé procureur général près la cour impériale de Port-au-Prince, il fit fusiller sans méchanceté quelques-uns de ses concitoyens. Il accepta de l’empereur le portefeuille de l’instruction publique et celui de la Marine ; mais, voyant croître dans l’ombre une opposition énergique, il prit un congé et alla faire une promenade en France.

De Paris, il s’associa par de chaleureuses lettres à la révolution qui mit fin aux gaietés sanglantes de l’empire noir, et revint à Haïti, pour se faire nommer membre de la Chambre des députés. Son premier acte dans l’assemblée fut de déposer un projet « tendant » à l’érection d’un monument expiatoire consacré aux mânes des victimes de la tyrannie. Il y avait quelques-unes de ces victimes auxquelles l’ancien procureur impérial devait bien un tombeau.

Le projet fut pris en considération, la proposition votée et le citoyen Alidor Sainte-Lucie nommé président de la commission chargée de faire exécuter cette œuvre nationale. Monsieur Alidor comprit tout le parti qu’il pouvait tirer de cette présidence. Pour peu qu’on fusillât dans l’île, il prenait son passeport et s’en allait demander aux artistes de Paris quelques projets de monument expiatoire. Il adorait Paris, à cause des petits théâtres et des cafés politiques. Après vingt ans, la commission artistique fonctionnait encore.

Monsieur Alidor Sainte-Lucie était alors un très beau mulâtre, colossal et souple. Portant bien sa large face cuivrée, il avait, malgré son nez épaté, une grande mine, surtout depuis que le sommet de son front, dégarni de cheveux, brillait comme un bronze clair. Sans daigner rien dissimuler de sa robuste vieillesse, il portait, taillée de près aux ciseaux, sa barbe grisonnante. Soigneux de sa personne, il aimait les gilets blancs et les escarpins vernis, et s’imprégnait de parfums à la fois capiteux et fades.

C’est ainsi parfumé, et sa puissante encolure bien prise dans une jaquette de coupe anglaise, qu’il se promenait de long en large dans sa chambre d’hôtel, en attendant le précepteur, tandis que son fils crayonnait des bonshommes sur une couverture de livre et que le garçon de service dressait près du feu une table de trois couverts.

Les meubles étaient encombrés par les maquettes, les esquisses, les ébauches, les photographies, les plans, les épures, les lavis et les devis du monument commémoratif des victimes de la tyrannie. Il y avait sur la console une petite pyramide de plâtre peint, couverte de palmes d’or, et sur le secrétaire une colonne de terre cuite surmontée d’une espèce de singe ailé, avec cette inscription sur le socle : Au Génie de la Liberté noire. Une photographie posée sur la cheminée, contre la glace, représentait une négresse debout devant un sarcophage sur lequel elle déposait un rouleau de papier portant ces simples mots : Commission artistique, Monsieur Sainte-Lucie président. Rien de plus.

À terre, une main de fonte à demi ouverte, une main géante sortait d’un rideau comme d’une manche à sa taille et portait au poing cette étiquette : Détail d’exécution. Projet 17. E. D.

Trois petits pains dorés reposaient sur les serviettes. Monsieur Sainte-Lucie regarda la pendule. Soit que la croûte des pains vernis au blanc d’œuf eût réveillé ses appétits, soit qu’il craignît d’attendre, ses yeux de velours, qui tout à l’heure coulaient avec une si douce lumière sous leurs paupières un peu tendues, jetèrent subitement une lueur fauve. Mais ils redevinrent caressants quand monsieur Godet-Laterrasse apparut sous la portière écartée par le garçon de service. On ne vit d’abord qu’un menton surmontant une longue pomme d’Adam échappée d’une cravate de cotonnade blanche : Monsieur Godet-Laterrasse saluait.

— Mon fils, Remi, dit monsieur Sainte-Lucie en présentant le jeune homme, qui, consentant à laisser un croquis inachevé, s’approcha avec un déhanchement paresseux.

C’était un beau garçon d’un teint olivâtre très pur. Il roulait des yeux ennuyés et semblait tendre au hasard sa grosse bouche sensuelle.

On se mit à table. Monsieur Sainte-Lucie était deux fois plus large que monsieur Godet-Laterrasse. Le mulâtre d’Haïti avait un teint chaud et doré qui semblait plus riche encore auprès de cette couleur de suie mal essuyée dont l’autre était barbouillé. Le mulâtre de Bourbon était chétif, fripé, crotté. Mais l’expression d’emphase naïve et d’orgueil enfantin empreinte sur son visage inspirait pour lui cette pitié sympathique qui s’attache aux chiens savants et aux génies malheureux.

L’affaire qui les réunissait fut traitée entre les rognons sautés et les petits pois au sucre. Monsieur Godet-Laterrasse provoqua les explications.

— Eh bien ! mon ami, dit-il à son futur élève, en lui tapant sur l’épaule, nous allons donc prendre nos grades dans la vieille Université ?

Monsieur Alidor, ainsi amorcé, dit en émiettant son pain avec nonchalance :

— Comme je vous l’ai écrit, mon cher Godet, et, par parenthèse, j’ai eu du mal à trouver votre adresse. C’est Brandt… Vous savez, Brandt, le tailleur, qui l’a découverte par le plus grand des hasards. Il vous cherchait aussi à ce qu’il paraît.

— C’est possible, dit monsieur Godet-Laterrasse, en faisant dans le vide le geste d’écarter quelque chose.

— Comme je vous l’ai écrit, je compte sur vous pour préparer ce gaillard-là au baccalauréat, et en faire un homme.

Monsieur Godet-Laterrasse redressa son buste contre le dossier de sa chaise, plaça son visage horizontalement et dit :

— Avant tout, mon cher Sainte-Lucie, je dois vous faire ma profession de foi. Je suis inébranlable sur les principes. Je suis l’homme de fer qu’on brise mais qu’on ne plie pas.

— Je sais, je sais, dit monsieur Sainte-Lucie en continuant d’émietter son pain.

— L’éducation que je donnerai à monsieur votre fils sera une éducation essentiellement libre.

— Je sais, je sais…

— C’est le baccalauréat civique que je ferai passer glorieusement à notre Remi. Je préparerai en lui moins encore le lauréat de l’Université que le législateur de la République haïtienne. Et que m’importe, à moi, cette vieille fée pédante qu’on nomme l’Université !

L’ancien ministre, homme éloquent mais pratique, lui fit signe du sourcil de ne pas parler ainsi devant son élève. Mais le précepteur libre, emporté par la sublimité de ses propres idées :

— L’Université, s’écria-t-il, c’est le monopole ! L’Université, c’est la routine ! L’Université, c’est l’ennemie ! Guerre à l’Université !

Puis, posant la main sur l’épaule du jeune mulâtre, plus indifférent que surpris :

— Mon ami, si je vous prépare au baccalauréat, je vous enseignerai les vérités primordiales. Et quand, au sortir de mes mains, vous vous présenterez en Sorbonne devant les examinateurs, vous serez leur juge encore plus qu’ils ne seront les vôtres. Vous pourrez dire aux Caro et aux Taillandier : « J’ai des principes et vous n’en avez pas. C’est un homme de fer, c’est Godet-Laterrasse qui a formé mon esprit. » Ah ! ils me connaîtront un jour, ces messieurs !

Pendant ce discours, le jeune Remi, très tranquille, tirait subrepticement du sucrier des morceaux de sucre qu’il fourrait dans ses poches.

Monsieur Alidor était naturellement enclin à goûter l’éloquence ; une semblable préparation au baccalauréat lui semblait belle, mais périlleuse. Fort entêté par caractère, il ne démordit pas de son idée de confier son fils au créole de Bourbon.

— Remi, dit-il, en tirant nonchalamment un louis de sa poche, va chercher des cigares en bas, et dis que c’est pour moi.

Resté seul avec son hôte, il émietta encore son pain et resta silencieux. Il avait une façon spéciale de se taire qui était mystérieuse et imposante. Puis, de sa voix douce d’homme fort, il représenta au futur précepteur qu’il s’agissait d’une préparation au baccalauréat, c’est-à-dire d’une entreprise essentiellement pratique, que les programmes devaient être suivis à la lettre, et qu’en somme il était question de grec et de latin bien plus que de vérités primordiales.

— Parfaitement, parfaitement, répondit l’homme de fer.

Il lui fut demandé s’il avait déjà professé. Sa réponse fut vague. On dut toucher la question d’argent.

L’ancien ministre pria le précepteur d’accepter des appointements annuels de deux cents francs.

Mais monsieur Godet-Laterrasse, la tête totalement révulsée, fit le geste d’écarter ces bagatelles.

Remi revint avec des cigares. Un très bel homme svelte, et dont la barbe d’or descendait sur la poitrine, entra dans la chambre avec lui et n’ôta pas le petit chapeau mou qu’il portait en manière de toque sur sa nuque chevelue.

— Soyez le bienvenu, Labanne, dit monsieur Sainte-Lucie sans se lever. Voulez-vous un cigare ?

Mais Labanne, sans rien répondre, tira de sa poche une pipe d’ambre et d’écume et une blague aux armes de Bretagne. Puis, il fit le tour de la pièce et examina en connaisseur la photographie placée sur la cheminée. Enfin, jetant un regard de côté sur la colonne de terre cuite :

— Quel est, dit-il, le fumiste qui vous a fourni ce modèle de tuyau de poêle ?

Il se tourna ensuite vers la pyramide dorée, affecta la curiosité, cligna de l’œil et dit :

— On a oublié de faire une fente pour couler les sous.

Les autres ne comprenaient pas. Il ajouta :

— Dame ! Ça ne peut être qu’une tirelire, cette machine-là.

— Que voulez-vous ? répondit philosophiquement monsieur Sainte-Lucie. Je prends ce qu’on me donne. Vous ne m’apportez pas votre projet, vous, Labanne.

— J’y travaille, répondit le sculpteur. Pas plus tard qu’hier, j’ai lu dans un journal de médecine un article des plus curieux sur le pigmentum de la race noire. Et j’ai acheté ce matin, sur le quai Voltaire, chez un bouquiniste de mes amis, un traité de la constitution géologique des Antilles.

— Et pour quoi faire ? demanda monsieur Sainte-Lucie absolument dérouté, bien qu’il connût son homme.

— Si je veux exécuter mon projet de sculpture, répondit Labanne d’un ton dédaigneux, il faut qu’avant de toucher seulement à la glaise, j’aie lu quinze cents volumes. Tout est dans tout. C’est un procédé artificiel et coupable que de traiter isolément un sujet quelconque… Tiens ! vous voilà, Godet ! par quel hasard ? Je ne vous avais pas aperçu.

Le mulâtre de Bourbon, accoudé à la tablette de la cheminée et la main droite passée entre deux boutons de sa redingote, sourit amèrement.

Le sculpteur, ayant allumé sa pipe, poursuivit :

— Je ne suis pas une force de la nature, une force brute, moi. Je ne suis pas comme l’oiseau qui a pondu ce singe-là (et il désignait du tuyau de sa pipe le Génie de la Liberté noire). Je suis une intelligence, une conscience, et je mets une pensée dans ma sculpture.

Monsieur Alidor Sainte-Lucie approuva de la tête. Mais il insista pour obtenir du sculpteur un simple croquis, une esquisse qu’il voulait soumettre à la commission. Il devait partir pour Haïti dans une huitaine de jours.

Labanne, couché sur le canapé, était perdu dans une méditation profonde.

Enfin, après avoir secoué la cendre de sa pipe et craché sur le tapis, il contempla la rosace du plafond et dit :

— De quel droit créons-nous des êtres imaginaires ? Phidias ou Michel-Ange ou Machin fait une figure qui à l’apparence de la vie, qui s’impose aux yeux, qui pénètre les imaginations. C’est l’Athènè du Parthénon, le Moïse ou la Nymphe d’Asnières. On en parle, on en rêve. Et voilà un être de plus dans le monde ! Que vient-il y faire ?

Il vient perturber les intelligences, corrompre les cœurs, égarer les sens et se moquer du public. Toute œuvre d’art, toute création du génie humain est une dangereuse illusion et une tromperie coupable. Les sculpteurs, les peintres et les poètes sont des menteurs magnifiques et des coquins sublimes, rien de plus. Moi qui vous parle, j’ai été pendant six mois amoureux comme une bête de l’Antiope du Salon carré. C’est-à-dire que, pendant six mois, ce scélérat de Corrège s’était moqué de moi.

Connaissez-vous mon ami Branchut, le moraliste ? Il est laid, mais il l’ignore. Il est pauvre et plein de génie. Il sait le grec à faire l’étonnement des cafés et il a lu Hégel. Il vit d’un petit pain et boit aux bornes-fontaines. Ayant terminé son repas d’oiseau, il écrit des choses sublimes dans les jardins publics ou, s’il pleut, sous les portes cochères. Il vient, quand il y pense, coucher dans mon atelier. Il écrivit même, une nuit, sur la muraille, un commentaire très subtil et très savant du Phédon. Tel est Branchut. L’an passé, je lui prêtai un habit et je le conduisis chez une princesse russe dont j’avais dû faire le buste. Mais elle voulait ce buste en marbre et je ne le voyais qu’en bronze. On ne peut réaliser que ce qu’on voit et le buste ne fut pas fait. La princesse cherchait un professeur de littérature pour sa fille Fédora, qui était très belle. Je proposai Branchut, qui fut agréé. Sur ma recommandation et sur sa mauvaise mine, on lui paya un mois d’avance. Il s’acheta deux chemises, loua une chambre en garni et connut le cervelas. À la sixième leçon, tandis qu’il expliquait le mécanisme de l’épopée homérique, il pinça furieusement à la taille mademoiselle Fédora, qui s’enfuit en poussant des cris aigus. Le moraliste attendit, prêt à réparer sa faute. Il eût épousé sa noble élève, s’il eût fallu. Mais on le jeta à la porte. Je le trouvai le soir dans mon atelier. « Hélas ! s’écria-t-il en pleurant, c’est Saint-Preux qui m’a perdu. Ô Julie ! Ô Jean-Jacques ! » — Ainsi donc, Rousseau n’avait écrit son roman magnifique et passionné et n’avait créé sa

« Julie, amante faible et tombée avec gloire »¹

que pour faire faire une sottise à mon ami Branchut, le moraliste.

Monsieur Alidor Sainte-Lucie contint un bâillement. Son fils, les deux poings dans les joues, écoutait comme au théâtre. Monsieur Godet-Laterrasse, l’œil ardent et la poitrine bombée, préparait une réplique foudroyante. Mais Labanne se leva, s’approcha du guéridon, y prit un numéro de journal et, tandis qu’il en déchirait un morceau pour rallumer sa pipe, il suivait de l’œil, avec son instinct de grand liseur, les lignes imprimées.

— Dites donc, Sainte-Lucie, demanda-t-il, est-ce que vous croyez à la démocratie, vous ?

À ces mots, monsieur Godet-Laterrasse fit, en se redressant, le bruit sec d’un pistolet qu’on arme. Mais l’ancien ministre ne répondit que par un sourire énigmatique.

Labanne fit sa profession de foi. Il aimait les aristocraties. Il les voulait fortes, magnifiques et violentes. Elles seules, disait-il, avaient fait fleurir les arts. Il regrettait les mœurs élégantes et cruelles d’une noblesse militaire.

— Quelle époque mesquine que la nôtre ! ajouta-t-il. En privant la politique de ses deux attributs nécessaires, le poignard et le poison, vous l’avez rendue innocente, niaise, bête, bavarde et bourgeoise. Faute d’un Borgia², la société se meurt. Vous n’aurez ni statues de style, ni palais de marbre, ni courtisanes éloquentes et magnanimes, ni sonnets ciselés, ni concerts dans des jardins, ni coupes d’or, ni crimes exquis, ni périls, ni aventures. Vous serez heureux platement, bêtement, à en crever. Ainsi soit-il !

Depuis quelques instants, monsieur Godet-Laterrasse faisait des petits mouvements saccadés, comme un homme qui se contient mal.

— À merveille ! s’écria-t-il, à merveille ! Vous avez beaucoup d’esprit, monsieur Labanne. Mais, sachez-le : il y a des railleries qui sont des blasphèmes.

Il prit son chapeau, serra la main à son élève et entraîna dans l’antichambre monsieur Alidor, à qui il avait quelques mots à dire.

Labanne entendit tinter de l’argent et monsieur Alidor reparut.

— Quel naïf ! lui dit Labanne. Mais il n’est pas méchant.

— Chut !… fit l’autre. Et il dit quelques mots à l’oreille de Labanne, qui répondit :

— Si j’avais prévu que vous eussiez besoin d’un précepteur, je vous aurais envoyé mon ami Branchut, le moraliste. Je retourne au quartier. Adieu.

Il désignait ainsi le quartier par excellence, le quartier Latin.

Monsieur Sainte-Lucie pria le sculpteur d’indiquer à Remi, qui ne connaissait pas Paris, un hôtel convenable, dans les environs du Luxembourg.

Déjà Labanne, qui caressait sa barbe rutilante, et Remi dont la taille, par un caractère de race, semblait dévissée, descendaient côte à côte l’escalier doré de l’hôtel, quand M. Sainte-Lucie, penché sur la rampe, rappela son fils et lui dit :

— Je t’avertis de suite, de peur de l’oublier, que très probablement je n’irai pas voir le général Télémaque. Mais en lui rendant visite tu ne me déplairas nullement et tu feras plaisir à ta mère. Télémaque demeure à Courbevoie, près de la caserne. Adieu, adieu.

(...)


Notes

Mânes : Ames des morts.
Mulâtre : Homme, femme de couleur, né de l'union d'un Blanc avec une Noire ou d'un Noir avec une Blanche.
Lavis : Procédé qui consiste à teinter un dessin au moyen d'encre de Chine, de sépia, de bistre ou de couleurs étendues d'eau.
Blague : Petit sac de poche dans lequel les fumeur mettent leur tabac.
Phédon : Dialogue de Platon qui raconte la mort de Socrate et ses dernières paroles..

¹ Extrait de « Julie ou La Nouvelle Héloïse » de J.-J. Rousseau.
² Les Borgia
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Il est laid, mais il l’ignore.
Comme notre monde actuel.
Dont la laideur n'effraie personne.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Pour moi, ce monde est aussi laid que beau, le bien et le mal y étendent leur empire en d'égales mesures. Cet avis n'engage que moi.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Je l'ai écrit quelque part : je suis préservée de la laideur du monde...
De sa beauté aussi...

Je vais étaler ma des tresse sur l'oreiller.
Je vous souhaite une bonne nuit.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Chapitre III

Remi se rappelait très vaguement sa maison natale de Port-au-Prince, cet hôtel seigneurial, de Style Louis XVI, plein de statues mutilées et d’emblêmes effacés à demi, ce vestibule crevé, effondré, planté de bananiers, ces lourds fauteuils d’acajou à têtes de sphinx dans lesquels il dormait à l’ombre, dans le grand silence du midi ; la ville basse, lumineuse, bigarrée, amusante comme un grand bazar, et le magasin de la marraine Olivette. Que de fois, caché derrière des caisses, il avait volé à la négresse des bananes ou des sapotilles ! Il se rappelait sa mère, dont les yeux de braise, le nez impérieux, la bouche avide et la magnifique poitrine de bronze, s’échappant d’un corsage de mousseline blanche, avaient imprimé leur image dans la mémoire de l’enfant. Que de fois il l’avait vue, empreinte d’un parfum violent, la tête renversée en arrière et les yeux noyés, exaspérer par quelque réponse brève et dédaigneuse M. Alidor, qui un jour se jeta sur elle en grinçant des dents et abattit sa canne sur les plus belles épaules des Antilles.

Mais Remi avait vu bien d’autres choses. Il avait vu le bombardement et l’incendie de Port-au-Prince, les pillages, les massacres, les exécutions et encore des massacres et des exécutions. Il avait vu sa marraine Olivette gisant assommée au milieu de ses tonneaux défoncés, entre ses assassins ivres morts de wisky.

C’est vers cette époque qu’ayant fait une longue traversée, il débarqua un soir dans une ville magnifiquement éclairée. La France lui plut tout d’abord. Il fut mis, à Nantes, dans une pension de la rue du Château ; là, il traîna de banc en banc, en grelottant sans cesse, une vie monotone et ennuyée. Pendant les longues études, il suçait des dragées et dessinait des caricatures. Chaque jeudi et chaque dimanche de l’année, les élèves, déroulés deux de front en longue file, faisaient une promenade sous les vieux ormeaux de la Fosse, au bord de la Loire, large et blonde. Il n’aimait pas ces courses au vent et à la pluie. Pour s’en dispenser, il se faisait admettre par ses grimaces à l’infirmerie, où il se pelotonnait sous ses couvertures comme un boa dans une vitrine de muséum. Mais il avait un jarret d’acier pour sauter par-dessus les murs de l’établissement et courir acheter à l’autre bout de la ville du rhum avec lequel on faisait un punch, la nuit, dans le dortoir. Il prit ses études en douceur, fit sur ses cahiers le portrait de tous ses maîtres, passa en rhétorique, n’y apprit rien, y oublia tout, fut expédié à Paris et confié aux soins de M. Godet-Laterrasse.

Or, M. Sainte-Lucie était en mer depuis trois semaines et le précepteur avait déjà commencé son œuvre pédagogique en promenant son élève sur des impériales d’omnibus du boulevard Saint-Michel aux buttes Montmartre et de la Madeleine à la Bastille. Puis il avait disparu pendant huit jours. Remi, installé par Labanne sous les toits d’un fort bon hôtel de la rue des Feuillantines, se levait à midi, s’en allait déjeuner, se promenait au soleil, en contemplant, par un reste de génie sauvage, les verreries étalées aux devantures des boutiques, et, vers cinq heures, buvait à petites gorgées son vermouth gommé. Il avait un peu oublié son précepteur, absent depuis huit jours, quand le matin du neuvième, il reçut, par télégramme de M. Godet-Laterrasse, rendez-vous pour deux heures sur le pont des Saints-Pères.

Il gelait ce jour-là, et une bise très âpre soufflait sur la Seine. Remi, abrité côte à côte avec un gardien de Paris contre le soubassement de fonte d’une des quatre statues de plâtre, faisait le gros dos et, dans son ennui, allongeait parfois le cou pour voir décharger sur le pont Saint-Nicolas une cargaison de cornes de bœufs. Il attendait depuis une demi-heure et se disposait à gagner le café le plus proche, quand M. Godet-Laterrasse, débouchant du guichet du Louvre, apparut, un portefeuille sous le bras.

— Je vous ai donné rendez-vous aujourd’hui, dit-il à Remi, pour acheter avec vous les livres fondamentaux. Je ne m’inquiète pas des Virgile et des Cicéron dont vous pourrez avoir besoin et que vous trouverez sans peine chez les bouquinistes de la rue Cujas. Je ne veux m’occuper que des livres importants d’après lesquels vous formerez votre conscience d’homme et de citoyen.

Ils atteignirent bientôt le quai Voltaire et entrèrent dans une boutique de librairie.

— Avez-vous les ouvrages de Proudhon, de Quinet, de Cabet et d’Esquiros ? demanda M. Godet-Laterrasse.

La librairie avait ces ouvrages-là. Il en fit, sous les yeux mêmes des acheteurs, un paquet que Sainte-Lucie voyait avec stupéfaction monter comme une tour.

— Monsieur, dit-il candidement au libraire, qui déjà croisait les ficelles, monsieur, ajoutez donc au ballot deux ou trois romans de Paul de Kock. J’en ai commencé un à Nantes qui m’a bien amusé. Mais mon maître d’études me l’a pris.

Le libraire répondit d’un ton digne qu’il ne « tenait » pas de romans, et il se disposait à nouer les ficelles, quand M. Godet-Laterrasse l’arrêta. Il avait réfléchi ; il empruntait à son élève les deux premiers volumes de l’Histoire de France, de Michelet, pour y faire une recherche. Ils se donnèrent une poignée de main sur le trottoir. Puis, M. Godet-Laterrasse s’écria, en grimpant sur son omnibus :

— Piochez le Quinet ce soir ! hardi !

Un instant sa silhouette noire domina l’impériale ; puis elle se confondit avec les profils des hommes ordinaires qui voyageaient assis sur la double banquette.

Le soir était venu. Remi, peu disposé à regagner sa chambre où les livres fondamentaux devaient l’attendre, s’achemina sur le boulevard Saint-Michel, vers Bullier. Il atteignait déjà la porte mauresque du bal public où des étudiants, des commis de magasin et des filles entraient en foule devant un demi-cercle d’ouvriers et d’ouvrières attentifs, quand il aperçut de l’autre côté de la chaussée, sous un réverbère, la barbe d’or de Labanne. Malgré le givre qui poudroyait les arbres, et le vent qui fouettait la flamme du gaz, le sculpteur lisait un article de journal.

Sainte-Lucie s’approcha du liseur.

— Excusez-moi de vous interrompre, dit-il ; car ce que vous lisez doit être bien intéressant.

— Pas du tout, répondit Labanne en mettant le journal dans sa poche. Je lisais machinalement quelque chose d’assez bête. Venez-vous avec moi au Chat Maigre ?

Ils s’arrêtèrent à l’endroit le plus resserré, le plus gras, le plus noir, le plus fumeux et le plus nauséabond de la rue Saint-Jacques et entrèrent dans une boutique couverte de petites tables, et dont le fond était formé par un châssis vitré et tendu de rideaux blancs. Sur les murs, sur le châssis, sur le plafond même, il y avait des peintures. C’étaient, pour la plupart, des esquisses heurtées et violentes dont les tons vifs papillotaient sous le scintillement de deux becs de gaz, dans une épaisse atmosphère de fumée de pipe. Sainte-Lucie, qui aimait beaucoup les images, remarqua, en entrant, les toiles les plus voyantes, un corbeau dans la neige, une vieille femme nue, la tête en bas, un aloyau de bœuf dans un journal, et surtout un chat de gouttière découpant entre les tuyaux de cheminée, sur la lune énorme et rousse, sa maigre silhouette noire, arquée comme un pont du moyen âge. Cette œuvre, d’un jeune maître impressionniste, servait d’enseigne à l’établissement. Des jeunes gens buvaient et fumaient autour des tables.

Une petite femme grasse, coiffée avec soin et dont le tablier blanc à bavette se gonflait comme une voile, regarda Labanne avec la vivacité tendre de ses yeux dans lesquels quelques grains de poudre à canon semblaient pétiller sans cesse. Elle réclama au sculpteur le chat de terre cuite qu’il avait promis d’offrir pour être mis à la devanture entre les plats de choucroute et les saladiers de pruneaux.

— Je songe à votre matou, ô nourrissante Virginie, répondit Labanne, mais je ne le vois pas encore assez maigre et assez famélique. D’ailleurs, je n’ai encore lu que cinq ou six volumes sur les chats.

Virginie, résignée à une longue attente, assura Labanne qu’il était bien aimable d’amener un nouvel ami, dit que M. Mercier et M. Dion étaient là, et disparut derrière le châssis vitré, dans le voisinage d’une fontaine, car on l’entendit bientôt rincer des verres.

Les nouveaux venus s’assirent devant une table déjà occupée par deux buveurs auxquels Sainte-Lucie fut aussitôt présenté. Le créole sut bientôt que M. Dion, très jeune, mince et blond, était poète lyrique, et que M. Mercier, petit, noir, le nez chaussé de lunettes, était quelque chose de très vague et de très important. Il faisait chaud dans la brasserie, et Sainte-Lucie, se sentant tout à son aise, sourit, et sa grosse bouche s’épanouit, tandis que Virginie, l’observant de son œil offensif, à travers la cloison, le trouvait très beau et très distingué, et admirait ses joues mates et claires, semblables au métal des casseroles qu’elle récurait si bien. Comme les amoureuses qui vieillissent, Virginie était très propre.

Le poète Dion demanda à Labanne, avec une douceur en même temps fade et aigrie, ce que devenait l’évêque Gozlin.

On parlait beaucoup, en effet, depuis quelque temps, au Chat maigre, d’une statue de l’évêque Gozlin commandée, disait-on, au sculpteur Labanne, pour une des niches du nouvel hôtel de ville. Labanne admettait, sans preuve, que la commande lui était donnée, mais il ne voyait pas l’évêque Gozlin debout dans une niche. Il ne le voyait qu’assis dans sa chaire épiscopale.

Sainte-Lucie but un verre de bière.

— Vous savez, dit le jeune Dion, que nous fondons une revue. Mercier m’a promis un article. N’est-ce pas, Mercier ? Vous nous ferez les beaux-arts, vous, Labanne. Monsieur Sainte-Lucie, j’espère que vous nous donnerez aussi quelque chose. Nous comptons sur vous pour la question coloniale.

Sainte-Lucie, qui avait vu tant de choses, ne s’étonnait pas. Il buvait, il avait chaud, il était heureux.

— Je suis désolé de ne pas pouvoir vous rendre le service que vous me demandez, répondit-il. Mais je viens de Nantes, où j’étais en pension, et je ne suis pas au courant de la question coloniale. D’ailleurs, je n’écris pas.

Dion fut stupéfait. Il ne comprenait pas qu’on pût ne pas écrire. Mais il songea que les créoles étaient des gens étranges.

— Pour moi, dit-il, je donnerai dans le premier numéro mon amour fauve. Vous connaissez mon amour fauve ?

Très vieux, ployé, flétri par d’anciennes détresses,
Je veux errer sans fin dans la nuit de tes tresses.


— C’est vous qui avez fait cela ? s’écria Sainte-Lucie avec un enthousiasme sincère. C’est très beau !

Et il vida sa chope. Il était ravi.

— Mais avez-vous des fonds pour votre revue ? demanda le sceptique Labanne.

— Certainement, répondit le poète. Ma grand’mère m’a donné trois cents francs.

Labanne était réduit au silence. D’ailleurs, il feuilletait quelques bouquins qu’il avait achetés dans la journée sur les étalages des parapets.

— Ce volume est très curieux, disait-il en contemplant un petit livre à tranches rouges. C’est un traité de Saumaise — Salmasius, — sur l’usure — de usuris. Je le donnerai à Branchut.

Alors on songea que Branchut n’était pas venu ce soir au Chat-Maigre.

— Comment va-t-il, ce pauvre Branchut du Tic ? demanda le poète Dion. Tombe-t-il encore aux pieds des princesses russes ? Il faut qu’il nous donne un article pour la revue.

Sainte-Lucie demanda à Labanne si ce M. Branchut du Tic était bien le professeur de littérature dont il avait été question un jour au Grand-Hôtel.

— Celui-là même, jeune homme, dit Labanne. Vous le verrez. Sachez qu’il s’appelle simplement Claude Branchut. Son nez, fort long, d’ailleurs, est agité de frissons nerveux et affecté d’un mouvement ondulatoire des plus étranges : de là le surnom que nous lui avons donné. D’ailleurs, Caton d’Utique et Branchut du Tic sont deux stoïciens.

— Monsieur Sainte-Lucie, dit le poète, je vais vous lire mes vers, pour que vous puissiez me faire toutes vos critiques avant l’impression.

— Non ! non ! s’écria Mercier, dont le petit visage rond se contracta sous ses lunettes. Vous lui lirez vos vers quand vous serez seuls.

Alors la conversation s’engagea sur l’esthétique. Dion considérait la poésie comme la langue « naturelle et primordiale. »

Mercier répondit avec aigreur :

— Ce n’est pas le vers, c’est le cri qui est la langue primitive et naturelle. Les premiers hommes ne se sont pas écriés :

Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel.

— Ils disaient : hou, hou, hou ! ma, ma, ma ! couic ! D’ailleurs, êtes-vous mathématicien ? Non. Eh bien, il est inutile de discuter avec vous. Je ne discute qu’avec un adversaire qui sait la méthode mathématique.

Labanne affirma que la poésie était une monstruosité sublime, une maladie magnifique. Pour lui, un beau poème était un beau crime, rien autre chose.

— Permettez, répliqua Mercier en rajustant ses lunettes. Jusqu’où avez-vous poussé l’analyse mathématique ? Je verrai d’après vos réponses si je puis argumenter avec vous.

Sainte-Lucie se disait, en vidant une nouvelle chope :

— Mes nouveaux amis sont très singuliers, mais très agréables.

Toutefois, comme il ne comprenait littéralement rien à la discussion, qui devenait très vive, il abandonna le fil embrouillé des discours et promena sur la salle des regards naïfs et hardis. Il aperçut contre la porte vitrée du châssis les yeux chargés d’amour que la grosse Virginie fixait sur lui en essuyant ses mains rouges.

Il songea :

— C’est une femme très agréable.

Ayant bu un nouveau bock, il se confirma dans cette idée et dans cette sensation.

La brasserie s’était vidée peu à peu. Les fondateurs de la revue restaient seuls autour des soucoupes qui s’élevaient sur la table en deux piles semblables à deux tours de porcelaine dans une ville chinoise.

Virginie se préparait à abaisser les lames de tôle de la devanture, quand la porte s’ouvrit pour laisser entrer un long personnage blême, vêtu d’une très courte jaquette d’été dont il avait relevé le collet. Il projetait en avant de lui des pieds énormes, plats et lamentablement chaussés.

— C’est Branchut ! s’écria le comité. Comment vous portez-vous, Branchut ?

Mais Branchut restait sombre.

— Labanne, dit-il, vous avez emporté, par mégarde, j’aime à le croire, la clef de votre atelier, et, faute de vous rencontrer en ce lieu, j’eusse indubitablement passé la nuit dehors.

Branchut parlait avec une élégance cicéronienne. Tandis que, possédé d’un tic nerveux, il roulait des yeux terribles et remuait le nez de la racine aux ailes, il faisait couler de sa bouche des sons doux et purs.

Labanne donna sa clef et s’excusa. Mais Branchut ne voulut boire ni bière, ni café, ni cognac, ni chartreuse. Il ne voulut rien boire.

Dion lui ayant demandé un article pour sa revue, le moraliste se fit longtemps prier.

— Prenez, dit Labanne, son commentaire du Phédon qui est écrit tout au long au fusain sur le mur de mon atelier. Vous le ferez copier, à moins que vous ne préfériez porter mon mur chez l’imprimeur.

Branchut promit l’article quand on cessa de le lui demander.

— Ce sera, dit-il, une étude d’un genre particulier sur les philosophes.

Il toussa de la toux des orateurs, prit un verre vide, le posa devant lui et poursuivit lentement :

— Voici mon point de vue. Il y a deux sortes de philosophes : ceux qui se placent derrière ma chope, comme Hégel, et ceux qui se placent entre ma chope et moi, comme Kant. Vous comprenez le point de vue.

Dion comprenait le point de vue. Branchut put continuer :

— Quand, dit-il, un philosophe est derrière ma chope, savez-vous ce que je fais ?…

À ce moment, ayant baissé un des becs de gaz et éteint l’autre, Virginie avertit ces messieurs qu’il était minuit et demi et qu’il fallait sortir. Branchut, Mercier et Labanne passèrent l’un après l’autre en se courbant sous la fermeture déjà abaissée. Sainte-Lucie, resté seul dans la boutique obscure, saisit Virginie par la taille et lui donna trois ou quatre baisers, au petit bonheur, sur le cou et sur l’oreille. Virginie résista un moment, puis elle se répandit et se fondit dans les bras du mulâtre.

Cependant, Branchut, sur le trottoir, disait à Labanne :

— Est-ce ma chope que je prendrai pour la mettre derrière le philosophe ? Non. Est-ce le philosophe que je prendrai pour ?…

— Vous ne venez donc pas, Sainte-Lucie, criait le poète Dion, qui comptait réciter au créole des vers tout le long du chemin.

Mais Sainte-Lucie ne répondit pas.

(...)


Notes

Sapotille (ou Sapote) : Fruit du sapotier, grosse baie globuleuse et charnue, savoureuse, qui se mange blette.
Aloyau : Région lombaire du boeuf, s'étendant de l'avant-dernière côte à la partie antérieure du bassin, renfermant le filet, le romsteck et le contre-filet.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Chapitre IV

Ce matin-là, il neigeait. Les bruits étouffés des voitures venaient mourir sourdement contre les vitres du Chat Maigre. Un reflet livide éclairait durement les toiles pendues aux murs et donnait aux figures peintes des aspects de cadavre. Remi, assis dans la boutique déserte, devant une petite table, dévorait un bifteck aux pommes de terre, tandis que Virginie, debout devant lui, immobile, les mains jointes sur son tablier blanc, le contemplait avec des yeux de sainte.

— Il est tendre, n’est-ce pas ? disait-elle avec effusion. En avez-vous assez ? Il y a encore à la cuisine une belle tranche de rosbif froid ; la voulez-vous ? Vous ne buvez pas !

Il mangeait, il buvait et elle le contemplait pieusement. Elle disait :

— Je vous ai donné ce gruyère ; il pleure ; il est bon. M. Potrel aimait beaucoup le gruyère qui pleure.

Et Remi mangeait. Virginie lui servit encore des fruits et des compotes. Puis, s’étant longtemps absorbée dans une contemplation mystique, elle soupira :

— Peut-être que j’ai eu tort d’agir comme je l’ai fait. Vous serez comme les autres, monsieur Sainte-Lucie. Les hommes se ressemblent tous. Mais moi, je ne suis pas une femme comme on en voit tant. Quand je m’attache, c’est pour la vie. Je vous ai dit comment Potrel avait agi envers moi. De bonne foi, était-ce une conduite à tenir ? Un homme à qui j’ai rendu tous les services imaginables… Je lui raccommodais son linge ; je me serais jetée au feu pour lui. Il avait de l’esprit, du talent, et tout. Mais ce n’est qu’un ingrat !

Et les yeux affligés de la dame se levaient vers le tableau du Chat Maigre, comme pour le prendre à témoin de l’ingratitude de Potrel.

Son ample poitrine se souleva, ses trois mentons tremblèrent ; elle ajouta d’une voix étouffée :

— Et dire que je ne sais pas si je ne l’aime pas encore ! Si tu m’abandonnais aussi, toi, je ne sais pas ce que je ferais. Viens ce soir, mon chéri… Qu’est-ce qu’il faut vous servir, messieurs ?

Cette dernière phrase, jetée avec un sourire, s’adressait à deux consommateurs qui venaient d’entrer.

Sainte-Lucie était heureux. Il venait d’être largement refusé au baccalauréat. Mais il se chauffait à tous les poêles amis, riait de son gros rire sensuel, s’amusait de voir et d’entendre et ne s’inquiétait de rien. La faveur mal dissimulée que lui accordait Virginie lui avait valu le respect des hôtes du Chat Maigre. Les femmes marquent d’un signe les hommes qu’elles choisissent.

L’atelier de Labanne lui était plus agréable encore que la chambre de Virginie. Mais le poêle n’était jamais allumé. Remi en était fâché, car il dessinait un peu et commençait à peindre. Labanne disait :

— Ce gaillard-là a l’instinct du dessin. Il n’a pas d’idées, mais il a de la main. Je crois décidément qu’il faut être bête comme Potrel pour modeler aussi bien que lui.

M. Godet-Laterrasse essayait bien de ressaisir son élève. Il descendait parfois, vers midi, des hauteurs de Montmartre sur l’impériale d’un omnibus, il entrait haletant dans la chambre de son élève et s’écriait :

— Piochons le Tacite ! Courage !

Il disait avec emphase : Nox eadem Britannici necem atque rogum conjunxit. Puis il s’embarrassait dans quelques difficultés grammaticales et s’en tirait par des considérations très vagues sur le grand écrivain qui marqua d’un fer rouge, disait-il, le front des tyrans.

La leçon ainsi terminée, il se levait et, saisissant par un geste noble deux ou trois volumes de Proudhon ou de Quinet, qui dormaient intacts sur la commode, il les mettait sous son bras en disant qu’il voulait y faire quelques recherches. Remi ne les revoyait plus jamais. Au bout de quelques mois, il ne restait de l’énorme paquet que quelques tomes dépareillés. Remi les prit un jour et alla les vendre à un libraire de la rue Soufflot. Il ne fut plus jamais question des livres fondamentaux.


Chapitre V

Le temps coula. M. Godet-Laterrasse venait quelquefois donner une leçon à son élève. Le Chat Maigre n’emplissait pas toute l’âme de Remi, qui restait volontiers dans sa chambre à croquer des friandises exotiques, achetées chez un épicier créole de la rue Tronchet. Depuis que le temps était doux, Remi ouvrait, chaque matin, sa fenêtre et regardait dans la rue. Il prenait plaisir à voir trotter les chevaux, qui lui apparaissaient minces d’encolure, longs de corps et gros de croupe. Il ne voyait des femmes qui passaient tout en bas, devant la porte de l’hôtel, que la coiffe du chapeau, les cheveux et la jupe bouffant en arrière, et parfois le ventre sous le menton. Il remarquait les balancements gracieux ou les dandinements comiques de toutes ces créatures qui suivaient leur chemin facile ou ardu. Il s’amusait à ces aspects fuyants de la vie et ne gâtait son spectacle par aucune réflexion. Car aucune pensée profonde n’avait encore germé sous sa chevelure épaisse. Ce qui l’intéressait le plus, c’était la maison qui étalait devant lui sa façade de pierre neuve, percée de cinq fenêtres par étage. Il apercevait par les croisées entr’ouvertes des pans de papier peint, des boiseries de salle à manger, des bouts de cadres dorés et des coins de meubles. Tout cela, diminué par la distance (car la rue était large), prenait pour lui les dimensions et l’agrément d’un joujou. Les personnages qui s’agitaient dans ces cases lui semblaient des poupées d’une merveilleuse finesse. Il suffisait d’une tête effarée, apparue tout à coup sur le toit, par une lucarne, et présentant au soleil un crâne chauve ou des yeux clignotants, pour jeter le créole dans une longue gaieté et lui inspirer des douzaines de croquis qu’il déchirait. En quelques jours il connut tout le petit monde qui s’agitait à quelques mètres de sa fenêtre, dans la grande ruche de pierre. Sur le balcon du cinquième étage, un capitaine en retraite (c’en devait être un) semait des graines dans une caisse. Aux étages moyens les gens de service exposaient des tapis de fourrure sur la barre d’appui des fenêtres. Parfois, Remi voyait un balai passer devant les meubles endormis sous des housses contre les panneaux blancs. Au rez-de-chaussée, un commis d’agence écrivait sans relâche debout devant un haut pupitre.

Mais le regard de Remi plongeait de préférence dans les chambres du quatrième. Il n’y voyait jamais rien d’étrange ni de mystérieux ; rien de voluptueux, rien qui pût faire monter le sang aux tempes d’un jeune homme. Les fenêtres du quatrième étage n’étaient remarquables que par une cage de serins et un très petit pot de fleurs. L’appartement que ces fenêtres éclairaient était occupé par une dame sur le retour, lente et active, très calme, et dont le visage placide apparaissait de fenêtre en fenêtre, couronné par des restes de beaux cheveux qui laissaient sur le haut de la tête une raie blanche trop large. Sa fille, encore enfant et portant des robes courtes, avait les beaux cheveux de sa mère, mais d’un blond plus clair et plus lumineux, abondants et riches et séparés en deux masses par une ligne très fine. Elle s’agitait comme un garçon et ne savait que faire de ses bras et de ses jambes.

Remi entra, sans s’en apercevoir, dans l’intimité de ces deux personnes et s’intéressa aux travaux monotones de leur existence. Il savait l’heure des repas et des leçons, le temps d’aller en promenade et celui de rentrer la cage des oiseaux, les jours où l’on s’armait de cahiers et de livres pour se rendre au cours. Il savait que ces dames sortaient chaque dimanche à onze heures avec un livre d’église à la main. Tous les autres jours de la semaine, à dix heures du matin, la jeune fille s’asseyait devant le piano dont la poignée de cuivre brillait près de la fenêtre dans le salon doré. Remi voyait deux petites mains rouges, deux mains de fillette, courir brusquement sur les touches et faire des gammes qu’il n’entendait pas. Mais on ne restait point de longues minutes assise sur le tabouret devant l’instrument. On se mettait à la fenêtre et, quand elle était close, on soulevait le rideau blanc, on regardait dans la rue avec une candide audace et on appuyait contre la vitre un petit nez dont le bout blanchissait en s’aplatissant ; puis on disparaissait ainsi qu’on avait paru, sans raison bien appréciable, comme un oiseau s’envole. La mère et la fille avaient toutes deux des yeux d’enfant, ouverts et limpides, des yeux sans rêve et qui semblaient dire : « Rien n’a troublé, rien ne troublera notre paix affectueuse. » La mère, veuve sans doute depuis longtemps, montrait la plus parfaite quiétude. Sa bonté de femme grasse se devinait à ses gestes doux sans caresse et à sa vigilance sans trouble. Mademoiselle était brusque. Mademoiselle ne s’avisa-t-elle pas un jour d’ouvrir la fenêtre, de se pencher sur le balcon et de faire des signes à deux de ses compagnes de catéchisme ou de cours, qui passaient dans la rue ? Elle ne parut pas confuse du tout quand sa mère la fit rentrer dans la chambre et envoya, comme le comprit Remi, la bonne à la recherche des deux demoiselles, qui montèrent et se dirent des choses sans doute fort gaies, car elles riaient toutes trois à grands éclats. Et leur rire venait, à travers la large voie, aux oreilles de Remi, comme un bruissement à peine perceptible de perles remuées.

Remi longeait, chaque matin, le Luxembourg, dont il voyait à travers les grilles, sous une brume légère, les gazons ondulés et les massifs de plantes exotiques. Il gagnait la rue Carnot et entrait dans l’atelier. On laissait pour lui la clef sous le paillasson.

L’atelier de Labanne était si rempli de livres qu’on eût dit une remise de bouquiniste. Les piles de livres montaient autour des ébauches abandonnées sous leurs linges séchés. Le sol était entièrement recouvert de volumes empilés. On marchait sur des plats de basane. C’était de toutes parts des dos de veau à nervures et à fleurons, des tranches rouges ou chinées, des couvertures jaunes, bleues, rouges, qui pendaient à demi arrachées. Les coins écornés des in-folios bâillaient et le carton s’effeuillait entre les cuirs recroquevillés. Une ancienne poussière recouvrait lentement cet amas de littérature et de science.

Les murs avaient été autrefois blanchis à la chaux. Nus à leur partie supérieure, ils étaient charbonnés, à hauteur d’homme, d’un texte mi-grec, mi-français. C’était le commentaire du Phédon que Branchut écrivit d’inspiration après une nuit d’insomnie. La porte était couverte d’inscriptions tracées diversement par des mains différentes.

La plus haute, gravée à la pointe d’un canif en lettres capitales, disait :

LA FEMME EST PLUS AMÈRE QUE LA MORT.

La seconde, moulée au crayon Conté, en ronde, disait :

Les académiciens sont des bourgeois. Cabanel est un coiffeur.

La troisième, tracée à la mine de plomb, en cursive, disait :

Gloire aux corps féminins qui, sur le mode antique,
Chantent l’hymne sacré de la beauté plastique !


Paul Dion.

La quatrième, tracée à la craie, d’une main inhabile, disait :

J’ai rapporté du linge blanc. Lundi je prendrai le sale chez le concierge.

La cinquième, jetée au fusain par Labanne, disait :

Athènes ! ville à jamais vénérable, si tu n’avais pas existé, la terre ne saurait pas encore ce que c’est que la beauté.

La sixième, marquée au moyen d’une épingle à cheveux qui avait légèrement égratigné la peinture, disait :

Labanne est un rat. Je me fiche de lui.

Maria.

Il y avait sur cette porte d’autres inscriptions encore.

Dans un coin, près du poêle, une couverture de cheval était jetée sur des livres et des journaux. Ces journaux, ces livres et cette couverture formaient le lit du moraliste Branchut.

Un jour que Branchut, assis sur sa couverture de cheval, songeait à Démosthène, aux professeurs allemands et à la princesse Fédora, Remi, occupé à copier un pot à eau, tirait la langue par excès d’attention. Voulant effacer ses repentirs, il demanda au philosophe s’il n’avait pas dans ses poches de la mie de pain rassis. Et il l’appela par mégarde M. Branchut du Tic. Branchut, que ses malheurs rendaient irascible, le regarda avec des yeux de homard. Un frisson formidable courut tout le long de son nez. Il sortit furieux.

Le poète Dion, qu’il alla trouver à la brasserie, et Labanne, qu’il découvrit sur les quais devant une boîte de livres, prirent en main son affaire. Le poète Dion voulait du sang ; mais le sceptique Labanne se montra doux et amena une sorte de réconciliation. D’ailleurs Remi n’avait pas de rancune.

Le moraliste et le créole vécurent en paix pendant un mois ou deux. Mais Branchut, dont le destin était de souffrir par les femmes, eut le malheur de regarder avec tendresse l’hôtesse du Chat-Maigre. Or, le visage de Branchut, quand il exprimait la tendresse, ressemblait terriblement à une face d’épileptique. Virginie, qu’il dévisageait avec des yeux injectés, jaillissant hors de leurs orbites, fut épouvantée et fit grand bruit de son épouvante. Elle ne manquait aucune occasion de témoigner au philosophe l’horreur vertueuse qu’il lui inspirait, et comme elle coulait en même temps vers Remi des œillades chargées de volupté, Branchut fut mordu de tous les aiguillons de la jalousie. Il souffrait, il devint méchant.

Il s’en prit d’abord au doux Labanne, qui avait le double tort d’être pourvu de quelques petites rentes et de rendre service au philosophe. Branchut lui rendait solennellement, tous les matins, la clef de l’atelier, que le sculpteur replaçait tous les matins avec tranquillité sous le paillasson où Branchut venait la reprendre tous les soirs.

Pendant les mois de juillet et d’août, Branchut devint amer, sceptique et fort. Il tournait au grand homme. Il méprisait la femme, qui est, disait-il, un être inférieur. Il affectait de ne pas même regarder Virginie en lui demandant impérieusement des bouteilles de bière que Labanne payait.

Il faisait sur l’art des théories transcendantes.

— J’ai vu dernièrement au muséum, disait-il, une figure de mammouth tracée à la pointe du silex sur une lame d’ivoire fossile. Cette figure date d’une époque préhistorique ; elle est antérieure aux plus vieilles civilisations. C’est l’œuvre d’un sauvage stupide. Mais elle révèle un sentiment artistique bien supérieur aux plus belles conceptions de Michel-Ange. C’est une représentation à la fois idéale et vraie. Et nos meilleurs artistes modernes sacrifient soit la vérité à l’idéal, soit l’idéal à la vérité.

En parlant ainsi, il regardait Labanne avec des yeux révulsés. Mais Labanne était content. Il approuva et développa la pensée de son ami, le philosophe.

— L’art, dit-il, décline à mesure que la pensée se développe. En Grèce, du temps d’Aristote, il n’y avait plus de sculpteurs. Les artistes sont des êtres inférieurs. Ils ressemblent aux femmes enceintes : ils accouchent sans savoir comment. Praxitèle fit sa Vénus comme la mère d’Aspasie fit Aspasie, tout naturellement, tout bêtement. Les sculpteurs d’Athènes et de Rome n’avaient pas lu M. l’abbé Winckelmann. Ils n’entendaient rien à l’esthétique et ils firent le Thésée du Parthénon et l’Auguste du Louvre. Un homme d’esprit ne produit rien de beau ni de grand.

Branchut répondit aigrement :

— Pourquoi êtes-vous sculpteur, en ce cas, vous qui vous croyez un homme d’esprit ? Il est vrai que je n’ai jamais rien vu de vous qui s’approchât le moins du monde d’une statue, d’un buste ou d’un bas-relief. Vous n’avez pas seulement une maquette ou un croquis à montrer, et il y a bien cinq ans que vous n’avez touché l’ébauchoir. Si vous gardez votre atelier uniquement pour m’y donner asile, je vous dois et je me dois à moi-même de vous avertir que je ne serai pas embarrassé de trouver un gîte ailleurs. Je ne vous ai pas donné, que je sache, le droit de m’accabler de vos bienfaits.

Mais le philosophe, malgré sa grandeur d’âme, ne put se maintenir longtemps à ces hauteurs. Il redevint faible. Il oublia le mammouth du muséum et ne vit plus que Virginie. Il tomba dans un morne abattement. Il y eut pourtant une belle heure dans sa vie. Ayant rencontré un matin Virginie qui revenait de la halle avec un panier à chaque bras, suant, soufflant, toussant et suffoquée par un commencement d’asthme, il la suivit moitié de gré, moitié de force et obtint d’elle de porter le panier de viande. Il fut ravi. Cette joie le gâta. Il espéra, il osa tout. Un soir, il se glissa dans la cuisine et saisit entre ses bras Virginie qui lavait la vaisselle. Elle laissa tomber une assiette et poussa des cris déchirants. Non, la princesse Fédora n’avait pas crié si fort.

Ce fut un scandale. Le poète Dion était heureux. Les yeux de Mercier pétillaient sous leurs lunettes. Labanne haussait les épaules. Remi, un peu fâché, sourit intérieurement quand il eut trouvé sa vengeance. C’était une vengeance d’écolier et de sauvage dont il se léchait d’avance les lèvres. Il la laissa dormir dans son cœur gourmand et paresseux comme un pot de confitures dans l’armoire d’une bonne ménagère.

Le poète Dion parla de nouveau de fonder une revue. La tentative de l’an dernier avait échoué, parce que les trois cents francs de la grand-mère s’étaient trouvés employés en dépenses domestiques. Mais Dion venait de recevoir trois cents autres francs.

— Il faut trouver un titre, disait-il.

On se sépara au bout de deux heures, après avoir imaginé un très grand nombre de vocables insensés ou connus.

Le lendemain, le poète Dion salua l’assemblée du Chat-Maigre par ce cri antique :

— J’ai trouvé : L’Idée !… l’Idée, revue nouvelle.

Et, pressant entre ses doigts une feuille imaginaire, la tête de côté, ses cheveux apolloniens rejetés en arrière, le visage éclairé d’un sourire, il lisait intérieurement en grosses capitales : L’Idée, revue nouvelle, Paul Dion, directeur.

— Quelle idée ? demanda le sceptique Labanne, en caressant sa barbe jaune.

— L’idée de la basse mathématique, parbleu ! répondit Mercier.

— L’idée de la supériorité de la poésie et de l’idéal sur la prose et la réalité, répondit Dion.

— Et aussi peut-être, insinua le moraliste Branchut avec une douceur aigre, en frottant son nez sinueux, et aussi peut-être l’idée de la morale nouvelle dont je me propose d’exposer la théorie, si toutefois je puis vous être agréable en le faisant.

Labanne fit cette remarque qu’il fallait intituler la revue, non pas l’Idée, mais les Idées, puisqu’ils avaient chacun la leur.

Toutefois, le premier titre fut maintenu et le poète Dion rédigea sur une feuille de papier à lettres, avec la plume dont Virginie écrivait ses comptes, le sommaire du premier numéro, qui devait contenir :

1° Un avis au lecteur, par Paul Dion ;

2° Un article indéterminé sur la philosophie, par Claude Branchut ;

3° Un article plus indéterminé encore sur les beaux-arts, par Émile Labanne ;

4° La maîtresse dont on meurt, poésie par Paul Dion ;

5° Quelque chose de très vague sur les sciences, par Guillaume Mercier.

Quant aux articles de théâtre et de bibliographie, le directeur en faisait son affaire.

Le texte étant ainsi constitué, Dion avisa, dans quelque rue mal pavée du quartier Saint-André-des-Arts, un imprimeur en détresse qui se chargea avec une morne indifférence d’imprimer la revue. Cet imprimeur était un petit homme chauve et blême, dont l’aspect fondant faisait songer aux restes d’une bougie consumée dans un courant d’air. Ses affaires étaient dans un pitoyable état. C’était un imprimeur désespéré, mais c’était un imprimeur. Il imprimait. Il envoyait des épreuves que Dion graissait sur toutes les tables de café. Mais, il fallait bien le reconnaître, malgré quelques poésies envoyées de divers points de l’Europe au rédacteur en chef de l’Idée, on manquait de copie. Le numéro promettait d’être d’autant plus mince que Branchut perdait sous les portes cochères les pages de son article philosophique à mesure qu’il les écrivait et que Labanne avait expressément besoin de lire quinze cents volumes avant d’écrire les premières lignes de ses études d’art. L’article de Mercier existait du moins, mais l’auteur, serré dans son écriture, dans son style et dans ses idées comme dans ses habits, aurait fort bien pu faire tenir ces articles-là sur les deux verres de ses lunettes. Quant à la Maîtresse dont on meurt, elle en était déjà à sa troisième épreuve.

C’est à ce moment que Sainte-Lucie, secrétaire de la rédaction, proposa au poète Dion de le présenter à M. Godet-Laterrasse, qui ne manquerait pas de fournir un article. Ce fut une grande nuit que celle où M. Godet-Laterrasse, descendu d’une impériale d’omnibus, entra dans l’établissement de Virginie. Il tourna le bec de canne avec la main d’un homme qui se sait appelé ; et, tandis qu’un murmure flatteur accueillait son entrée, il traversa la boutique dans une majesté africaine tempérée de morbidesse créole. En s’entendant appeler « cher maître » par le poète Dion, il découvrit toutes ses dents par un sourire d’idole. Mais tout à coup son visage reprit une expression d’amertume hautaine. Il avait vu Labanne promener un regard indifférent à travers la fumée d’une pipe profonde. Il savait que Labanne avait résolu un jour de le représenter dans une attitude sublime, avec un cadran sur le ventre. Depuis ce temps, il considérait Labanne comme un sceptique des plus corrompus. Plein de cette pensée, il tourna vers Dion et Mercier sa face horizontale et leur dit :

— Jeunes gens, gardez-vous du scepticisme. C’est un souffle empoisonné qui dessèche l’âme dans sa fleur.

Il promit à la revue un chapitre inédit de son grand livre sur la régénération de l’humanité par la race noire.

Il développa son idée. La race noire n’était pas souillée par cette lèpre chrétienne qui dévorait depuis dix-huit siècles tous les peuples de la famille blanche.

Il raconta que, à peine âgé de onze ans et se promenant seul au bord de la mer, en face de l’immensité, il se disait : « Les curés auront beau dire ; je ne croirai jamais que le christianisme ait rien fait pour l’abolition de l’esclavage. »

Quand il sortit, on lui fit escorte. L’omnibus, signalé par Sainte-Lucie, approchait. M. Godet-Laterrasse, ayant distribué des poignées de main, prit cordialement son élève par les épaules et l’entraîna à l’écart.

— J’ai oublié mon porte-monnaie, lui dit-il. Quelle étourderie ! Prêtez-moi donc quelques sous.

Puis, ayant adroitement saisi une pièce blanche dans une poignée de main, il escalada l’impériale en criant :

— Courage, Remi. Piochez le Tacite !

(...)


Notes

Basane : Peau de mouton tannée qu'on emploie en bourrellerie, sellerie, maroquinerie, reliure, etc.
Chiner : Faire alterner des couleurs sur les fils de chaîne avant de tisser une étoffe, de manière à obtenir un dessin, le tissage terminé.
In-folio : Dont la feuille d'impression est pliée en deux.
Morbidesse : (Beaux-Arts) Mollesse et délicatesse des chairs dans une figure.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

« dont l’aspect fondant faisait songer aux restes d’une bougie consumée dans un courant d’air »

Belle image ! Une bougie consumée dans un courant d'air est-elle tordue ? la cire coule-t-elle plus d'un côté ?
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

J'ai aussi tiqué sur cette phrase et je l'ai copiée dans les Citations. Il me semble avoir écrit quelque chose de ressemblant à la fin de « La Cafetière d'or ».
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Chapitre VI

Remi fut, le plus naturellement du monde, refusé une seconde fois par MM. les examinateurs. Il se faisait du baccalauréat une idée de plus en plus vague et effacée. Ses échecs, nullement surprenants, prenaient, quand M. Godet-Laterrasse les commentait, un aspect louche et ténébreux.

— Ce n’est pas vous qu’ils ont refusé, disait le préparateur, c’est moi. Ils me visaient quand ils vous ont touché, soyez-en certain. Ah ! ces messieurs de la Sorbonne ne me pardonnent pas mon dernier article.

Après de tels propos, Remi était si parfaitement bouleversé qu’il ne savait plus si le baccalauréat était un examen littéraire ou une société secrète. Il acheva l’hiver dans un engourdissement voluptueux. Le timide soleil d’avril qui blanchissait les murs le réveilla à demi.

Les moineaux piaillaient sur les toits. Le capitaine en retraite semait des graines dans ses caisses vertes. Les fenêtres, si longtemps closes et dont les vitres étaient naguère obscurcies d’une buée épaisse, s’ouvraient aux rayons d’un jour encore pâle et à la prime tiédeur du printemps. Remi, qui avait perdu de vue et de pensée, depuis l’été, ses amies du quatrième étage, revit avec plaisir la cage des serins et la poignée de cuivre du piano.

Quand, pour la première fois, il aperçut la mère et la fille dans le salon doré, il se retint pour ne pas les saluer d’un geste amical. Un petit vieillard, assis sur le canapé, tenant son chapeau et son parapluie entre les jambes, semblait parler affectueusement. Il levait le bras et on croyait l’entendre dire :

— Comme vous êtes grandie, Marie (ou Jeanne ou Louise) ! Vous voilà devenue une demoiselle.

Remi était un peu maussade de voir un étranger ainsi installé sur le canapé de ses amies. Non que le petit vieillard lui déplût. Bien au contraire ! Le petit vieillard avait l’air d’un brave homme. Mais Remi ne le connaissait pas, et Remi songeait que ces deux dames avaient des secrets pour lui, ce dont il ne s’était pas encore avisé. On ne peut songer à tout. Il ferma sa fenêtre et bouda jusqu’au lendemain. Il la rouvrit le lendemain matin, seulement pour voir si la cage des serins était à sa place. Il vit la fillette en chapeau rond, mâchonnant son ombrelle et piaffant avec une impatience de jeune cheval, comme elle avait l’habitude quand, toute prête à sortir, elle attendait sa mère attardée à nouer devant la glace les brides de son chapeau. Pourtant, il faut être juste, une femme de quarante-cinq ans ne s’habille pas comme une fillette en deux ou trois mouvements d’oiseau.

La mère inspecta, ce jour-là, comme à l’ordinaire, minutieusement, la toilette de sa fille. Mais il dut y avoir cette fois quelque grave désordre à la robe grise, car la maman dit quelque chose qui fut reçu avec toutes sortes de petits mouvements impatients et boudeurs, avec des piétinements et des marques de désespoir. Enfin, mademoiselle défit les boutons du corsage et on poussa la fenêtre qui, quelques secondes après, se rouvrit toute seule. À cet instant, Remi vit la mère qui, debout, tenait dans ses mains la robe grise et y faisait un point, tandis que mademoiselle, en corset et en jupon, de blanc et court vêtue, attendait. Elle tourna la tête et vit l’étudiant qui la regardait. Alors, avec un joli geste de petit enfant frileux qu’on baigne, elle se couvrit la poitrine de ses deux bras. Ses lèvres prononcèrent très vite quelque chose qui devait être : « Maman ! maman ! ».

La mère, très calme, haussa un peu les épaules avec un air de dire :

— Mon Dieu, mademoiselle, la belle affaire !

Et elle repoussa négligemment la fenêtre.

Depuis ce jour Remi s’abstint, sans trop savoir pourquoi, d’observer obstinément ses voisines. Mais il songea qu’elles pouvaient s’en aller et qu’il ne les reverrait plus. Cette idée l’attrista. Ses pensées prirent un cours grave et réfléchi. Il se dit que le baccalauréat compris par M. Godet-Laterrasse était une chose peu sérieuse et il résolut d’être un peintre. Peindre ! voilà qui lui semblait clair et beau. Puis l’idée de Télémaque lui traversa le cerveau.

— Il faut que j’aille le voir, pensa-t-il.


Chapitre VII

Après le second échec, M. Godet-Laterrasse, très occupé des affaires publiques, négligea beaucoup son élève. Remi, qui se consolait de ne plus revoir son précepteur, alla dessiner dans l’atelier de Labanne. L’incomparable sculpteur, ayant découvert sur un parapet du quai Malaquais les poésies de Colardeau, fut pénétré d’admiration.

— Colardeau est le plus grand des poètes français, disait-il.

Tandis qu’une lourde chaleur pesait sur la ville de pierre et de bitume, le moraliste Branchut avait pour vêtement un épais pardessus à long poil qui le faisait ressembler, disaient ses amis, à un scythe couvert de peaux de bête. La pensée de la femme ne quittait pas son esprit et jamais son humeur n’avait été si féroce. Il n’avait plus cet ancien appétit avec lequel il mangeait chaque jour un pain d’un sou. Mais il était brûlé, sous son épaisse toison, d’une soif inextinguible. Un jour que Remi copiait, pour la centième fois, sous la direction de Labanne, le pot à eau qu’on mettait l’hiver sur le poêle de l’atelier, le moraliste Branchut s’empara du vase modèle, pour aller le remplir à la pompe. Quand Branchut reparut, le nez humide et la barbe ruisselante, le jeune créole lui jeta un regard en coulisse qui promettait quelque chose. Branchut appelait la foudre et désirait l’aquilon. Il arrachait des feuillets aux plus beaux livres de Labanne pour y écrire des pensées obscures et terribles. Un orage rafraîchit la ville et détendit les nerfs du moraliste.

Le temps coula ; le temps ramena les cerfs-volants dans le ciel agité de septembre, la brume dans les horizons d’octobre, les poêles de marrons rôtis aux portes des marchands de vin, les oranges dans les voitures à bras, la lanterne magique au dos du savoyard et, sous les toits blancs de neige, dans les salles à manger chaudes, le fumet des oies rôties, aux jours de Noël, du nouvel an et des rois. Mais le temps ne changea pas le cœur de Branchut.

Le jour des Rois, vers quatre heures, Remi, passant avec le poète Dion sur la place Saint-Sulpice, regarda les coulées de glace qui recouvraient à demi les quatre évêques de pierre et l’eau gelée sous leurs pieds, dans la fontaine. Il se frotta les mains et dit avec un gros rire :

— Il ne fera pas chaud sur cette place à minuit.

Puis ils s’entretinrent, Remi avec une grosse joie, Dion avec une satisfaction raffinée, d’une lettre qu’ils venaient d’envoyer par un commissionnaire et dont ils ne se lassaient pas de réciter le début : « Vous êtes brun et je suis blonde ; vous êtes fort et je suis faible. Je vous comprends et je vous aime. » Ils avaient tramé assurément quelque détestable mystification dont ils étaient contents et fiers.

Ce soir-là, Branchut dînait au Chat Maigre avec Mercier, qui vieillissait et dont la figure diminuée disparaissait sous ses lunettes, avec Labanne, très occupé depuis huit jours d’un livre sur la politesse au xviie siècle, avec le poète Dion et Sainte-Lucie. Virginie servit une soupe aux choux d’un parfum robuste. Le philosophe Branchut repoussa l’assiette fumante que Labanne lui tendit. Cette épaisse nourriture était pour l’étouffer, disait-il. Labanne n’avait donc point la moindre idée du système d’alimentation propre aux natures d’élite.

Un commissionnaire entra, demanda monsieur Branchut et lui remit une lettre qui sentait l’iris et dont l’enveloppe, d’un gris tendre, était frappée d’un chiffre bleu. À mesure que le philosophe lisait, des frissons tumultueux parcouraient son nez mobile. Enfin, il mit la lettre dans la poche de son habit (c’était un habit à queue, que Labanne lui avait donné) et il promena autour de lui un regard plein de mystère. Tout son sang âcre et pauvre animait sa face couperosée. Il était transfiguré. Son nez semblait éclairé par une flamme intérieure. Dion contemplait le liteau de sa serviette. Remi faisait avec son couteau, dans le sel de la salière, des montagnes et des vallons et semblait perdu dans la contemplation des paysages polaires en miniature qu’il créait et bouleversait avec la toute-puissance capricieuse d’un Jéhovah lapon. La conversation interrompue par le commissionnaire reprit mollement. Labanne seul eut quelque verve. Très préoccupé de la politesse au xviie siècle, il regrettait Louis XIV.

— Le roi soleil ne valait pas César Borgia, disait-il. Mais il était bien préférable aux droits de l’homme et aux immortels principes.

Branchut glissait parfois la main dans la poche de son habit et serrait quelque chose contre son cœur. Perdu dans un rêve profond, il laissait échapper, par intervalles, de ses lèvres bouffies et gercées, de suaves paroles sur la régénération de l’homme par l’amour. Dès onze heures, il se leva pour sortir ; du revers de sa manche, il frotta son gilet, ce qui était de sa part un raffinement extraordinaire et un culte immodéré de la personne extérieure.

— À demain ! lui dit Labanne.

Mais le philosophe murmura quelques paroles mystérieuses sur sa disparition possible et coula si doucement dehors qu’il semblait s’être volatilisé. Un moment après Dion et Labanne sortirent du Chat-Maigre.

À minuit le moraliste faisait en habit de bal le tour de la Fontaine des quatre évêques. Quelques passants attardés traversaient vivement la place. L’eau qui s’était échappée de la vasque était gelée sur le bitume et le moraliste glissait à chaque pas. Un vent âpre agitait les pans de son habit. Mais, comme un cheval aveugle qui tourne la meule, le moraliste suivait le bord sans fin de la vasque de pierre. Sur la place déserte, une jeune ouvrière, attardée sans doute par quelque aventure, coupait le vent avec la vive allure et le pas ferme des vraies parisiennes. Une heure sonnait à l’horloge de la mairie et le moraliste tournait encore. Les talons sonores de deux gardiens de la paix troublaient seuls d’un bruit monotone le silence de la nuit. À une heure et demie le philosophe s’éloigna pour relire sous un réverbère le billet parfumé.

« Vous êtes brun et je suis blonde, vous êtes fort et je suis faible. Je vous comprends et je vous aime. Soyez ce soir, à minuit, sur la place Saint-Sulpice, autour du bassin. »

Le rendez-vous était formel. Le philosophe reprit son poste tournant. Le givre le couvrait d’une poussière diamantée. Les pans de son habit, alourdis par l’humidité, pendaient. La place était déserte. Il tourna longtemps encore. Puis trompé, accablé, désespéré, il se laissa tomber sur un banc et resta immobile la tête entre les mains. Quand il se releva, il crut apercevoir Dion et Sainte-Lucie qui s’enfonçaient en courant dans l’ombre de la rue Honoré-Chevalier. Une lumière se fit dans sa tête endolorie, et son nez tressaillit d’indignation.

Le lendemain, drapé dans sa couverture de cheval, il déclara à Labanne qu’il voulait tuer Sainte-Lucie.

— Je ne tiens pas beaucoup à ma vie, dit-il, mais je tiens encore bien moins à la sienne.

Labanne essaya vainement de le calmer.

Pendant ce temps Remi, tranquille et sans rancune, savourait la douce chaleur de son édredon et songeait :

— Il faudra pourtant que j’aille voir un de ces jours le général Télémaque.

(...)


Notes

Liteau : Raie de couleur parallèle à chaque lisière du linge de maison uni.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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