Anatole France (1844-1924)

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Liza
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Vesper : La planète Vénus, lorsqu'elle paraît le soir . On dit aussi l'étoile du soir.
Anachorètes : Ermite vivant isolé, coupé du monde qui l'entoure. Personne sauvage vivant très solitaire.
Cénobites : Religion Moine vivant dans une communauté (opposé de "ermite" ou "anachorète"). Zoologie Crustacé des mers d'Océanie, type bernard-l'hermite.
Cuculle : Vêtement de travail. Religion Capuchon de moine, spécialement de chartreux.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Merci, je compte sur toi pour les notes, je m'occupe du texte. J'espère arriver au bout avant la fin...
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

N°2

Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les filets qu’un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que c’était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu’aux filets et il en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu’à ce qu’il fît dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pût s’échapper. L’homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa sainteté, il comprenait aisément le sens mystique des choses, il connut que l’oiseau captif n’était autre que Thaïs, prise dans les lacs des abominations, et que, à l’exemple du pluvier, qui coupait les fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononçant des paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thaïs était retenue dans le péché. C’est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi dans sa résolution première. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris par les pattes et embarrassé lui-même au piège qu’il avait rompu, il retomba dans son incertitude.

Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l’aube une vision. Thaïs lui apparut encore. Son visage n’exprimait pas les voluptés coupables et elle n’était point vêtue, selon son habitude, de tissus diaphanes. Un suaire l’enveloppait tout entière et lui cachait même une partie du visage, en sorte que l’abbé ne voyait que deux yeux qui répandaient des larmes blanches et lourdes.

À cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision lui venait de Dieu, il n’hésita plus. Il se leva, saisit un bâton noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le sable et les oiseaux de l’air ne pussent venir souiller le livre des Écritures qu’il conservait au chevet de son lit, appela le diacre Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples ; puis, vêtu seulement d’un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec le dessein de suivre à pied la rive Lybique jusqu’à la ville fondée par le Macédonien. Il marchait depuis l’aube sur le sable, méprisant la fatigue, la faim, la soif ; le soleil était déjà bas à l’horizon quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre des rochers d’or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux portes des cabanes isolées, pour l’amour de Dieu, et recevant l’injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni les brigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de se détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au solitaire : c’est parfois un danger pour lui de lire dans l’Écriture que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques : un souffle du siècle peut en ternir les agréables couleurs. C’est pourquoi Paphnuce évitait d’entrer dans les villes, craignant que son cœur ne s’amollit à la vue des hommes.

Il s’en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson, et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là que les Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom de Jésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles. Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il la jeta à la face de l’idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible. C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :

— Ô bête, à l’exemple des satyres et des centaures que vit dans le désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus ! et je te bénirai au nom du Père, du Fils et de l’Esprit.

Il dit : une lueur rose sortit des yeux du Sphinx ; les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l’homme, le saint nom de Jésus-Christ ; c’est pourquoi Paphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s’étant élargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce savait que ces femmes venaient de l’enfer et il les chassait en faisant le signe de la croix.

Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable qu’apporte le vent du désert, il s’en approcha, avec l’espoir que cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n’y avait point de porte, il aperçut à l’intérieur une cruche, un tas d’oignons et un lit de feuilles sèches.

— Voilà, se dit-il, le mobilier d’un ascète. Communément les ermites s’éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l’exemple du saint solitaire Antoine qui, s’étant rendu auprès de l’ermite Paul, l’embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un corbeau un pain que mon hôte m’invitera honnêtement à rompre.

Tandis qu’il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la hutte, cherchant s’il ne découvrirait personne. Il n’avait pas fait cent pas, qu’il aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la berge du Nil. Cet homme était nu ; sa chevelure comme sa barbe entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce ne douta point que ce ne fût l’ermite. Il le salua par les paroles que les moines ont coutume d’échanger quand ils se rencontrent.

— Que la paix soit avec toi, mon frère ! Puisses-tu goûter un jour le doux rafraîchissement du Paradis.

L’homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas entendre. Paphnuce s’imagina que ce silence était causé par un de ces ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les mains jointes, à côté de l’inconnu et resta ainsi en prières jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, voyant que son compagnon n’avait pas bougé, il lui dit :

— Mon père, si tu es sorti de l’extase où je t’ai vu plongé, donne-moi ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.

L’autre lui répondit sans tourner la tête :

— Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce Seigneur Jésus-Christ.

— Quoi ! s’écria Paphnuce. Les prophètes l’ont annoncé ; des légions de martyrs ont confessé son nom ; César lui-même l’a adoré et tantôt encore j’ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il possible que tu ne le connaisses pas ?

— Mon ami, répondit l’autre, cela est possible. Ce serait même certain, s’il y avait quelque certitude au monde.

Paphnuce était surpris et contristé de l’incroyable ignorance de cet homme.

— Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes œuvres ne te serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.
Le vieillard répliqua :

— Il est vain d’agir ou de s’abstenir ; il est indifférent de vivre ou de mourir.

— Eh quoi ! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l’éternité ? Mais, dis-moi, n’habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon des anachorètes ?

— Il paraît.

— Ne vis-tu pas nu et dénué de tout ?

— Il paraît.

— Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté ?

— Il paraît.

— N’as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde ?

— J’ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le souci des hommes.

— Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l’es pas comme moi pour l’amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste ! C’est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne crois pas en Jésus-Christ ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce monde, si tu n’espères pas gagner les biens éternels ?
— Étranger, je ne me prive d’aucun bien, et je me flatte d’avoir trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu’à parler exactement, il n’y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n’est en soi honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni mauvais. C’est l’opinion qui donne les qualités aux choses comme le sel donne la saveur aux mets.

— Ainsi donc, selon toi, il n’y a pas de certitude. Tu nies la vérité que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.

— Étranger, il est également vain d’injurier les chiens et les philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous sommes. Nous ne savons rien.

— Ô vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques ? Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d’avec les ombres de la nuit ?

— Mon ami, je suis sceptique en effet, et d’une secte qui me paraît louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de l’aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui pénétrera leur intime substance ? Tu me reproches de nier les apparences, quand au contraire les apparences sont les seules réalités que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m’est inconnue. Je sens que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni pourquoi. Mon ami, tu m’entends bien mal. Au reste, il est indifférent d’être entendu d’une manière ou d’une autre.

— Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d’oignons dans le désert ? Pourquoi endures-tu de grands maux ? J’en supporte d’aussi grands et je pratique comme toi l’abstinence dans la solitude. Mais c’est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle. Et c’est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue d’un grand bien. Il est insensé au contraire de s’exposer volontairement à d’inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je ne croyais pas, — pardonne ce blasphème, ô Lumière incréée ! — si je ne croyais pas à la, vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix des prophètes, par l’exemple de son fils, par les actes des apôtres, par l’autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de l’âme, si j’étais, comme toi, plongé dans l’ignorance des sacrés mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je m’efforcerais d’acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés : « Venez, mes filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos philtres et vos parfums. » Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de tous les avantages ; tu perds sans attendre aucun gain : tu donnes sans espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un mur, copier le tableau d’un peintre ingénieux. Ô le plus stupide des hommes, quelles sont donc tes raisons ?

Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard demeurait paisible.
— Mon ami, répondit-il doucement, que t’importent les raisons d’un chien endormi dans la fange et d’un singe malfaisant ?

Paphnuce n’avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant tombée, il s’excusa avec une noble humilité.

— Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la vérité m’a emporté au delà des justes bornes. Dieu m’est témoin que c’est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te voir dans les ténèbres, car je t’aime en Jésus-Christ et le soin de ton salut occupe mon cœur. Parle, donne-moi tes raisons : je brûle de les connaître afin de les réfuter.

Le vieillard répondit avec quiétude :

— Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne m’intéresses en aucune manière. Je n’ai souci ni de ton bonheur ni de ton infortune et il m’est indifférent que tu penses d’une façon ou d’une autre. Et comment t’aimerais-je ou te haïrais-je ? L’aversion et la sympathie sont également indignes du sage. Mais, puisque tu m’interroges, sache donc que je me nomme Timoclès et que je suis né à Cos de parents enrichis dans le négoce. Mon père armait des navires. Son intelligence ressemblait beaucoup à celle d’Alexandre, qu’on a surnommé le Grand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c’était une pauvre nature d’homme. J’avais deux frères qui suivaient comme lui la profession d’armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon frère aîné fut contraint par notre père d’épouser une femme carienne nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort qu’il ne put vivre à son côté sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cette passion se changea bientôt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en égale aversion. Mais elle aimait un joueur de flûte et le recevait la nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu’il portait d’ordinaire dans les festins. Mes deux frères ayant trouvé cette couronne, jurèrent de tuer le joueur de flûte et, dès le lendemain, ils le firent périr sous le fouet, malgré ses larmes et ses prières. Ma belle-sœur en éprouva un désespoir qui lui fit perdre la raison, et ces trois misérables, devenus semblables à des bêtes, promenaient leur démence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l’écume aux lèvres, le regard attaché à la terre, parmi les huées des enfants qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les ensevelit de ses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les viandes et tous les fruits des marchés de l’Asie. Il était désespéré de me laisser sa fortune. Je l’employai à voyager. Je visitai l’Italie, la Grèce et l’Afrique sans rencontrer personne de sage ni d’heureux. J’étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je fus étourdi du bruit des disputes. Enfin m’étant promené jusque dans l’Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait là immobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianes couraient autour de son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et je compris que cet Indien était sage. « Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux disparaissent. » C’est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune chose pour avantageuse, de professer l’entier détachement des biens de ce monde et de vivre dans la solitude et dans l’immobilité, à l’exemple de l’Indien.

Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard.

— Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes propos, n’est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, de mépriser les biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pareillement les biens éternels et de s’exposer à la colère de Dieu. Je déplore ton ignorance, Timoclès, et je vais t’instruire dans la vérité, afin que connaissant qu’il existe un Dieu en trois hypostases, tu obéisses à ce Dieu comme un enfant à son père.

Mais Timoclès l’interrompant :

— Garde-toi, étranger, de m’exposer tes doctrines et ne pense pas me contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est stérile. Mon opinion est de n’avoir pas d’opinion. Je vis exempt de troubles à la condition de vivre sans préférences. Poursuis ton chemin, et ne tente pas de me tirer de la bienheureuse apathie où je suis plongé, comme dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours.

Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la connaissance qu’il avait des cœurs, il comprit que la grâce de Dieu n’était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n’était pas encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne répondit rien, de peur que l’édification tournât en scandale. Car il arrive parfois qu’en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau en péché, loin de les convertir. C’est pourquoi ceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence.

— Adieu donc ! dit-il, malheureux Timoclès.

Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.

(...)


Notes

Pluvier : Oiseau échassier (Charadriidés), vivant au bord de l'eau et hivernant dans les régions chaudes, à chair comestible.
Rets : Ouvrage en réseau, pour capturer du gibier, des poissons.
Cilice : Chemise, ceinture de crin ou d'étoffe rude portée par pénitence, mortification.
Hypostase : Chacune des trois personnes de la Trinité en tant que substantiellement distincte des deux autres.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

N°3

Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l’eau, qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur la berge leur doux feuillage gris ; des grues volaient en triangle dans le ciel clair et l’on entendait parmi les roseaux le cri des hérons invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où des voiles glissaient comme des ailes d’oiseaux, où, ça et là, au bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères, tandis que des îles lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaient s’échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d’oies, de flamants et de sarcelles. À gauche, la grasse vallée étendait jusqu’au désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la fécondité de la terre s’exhalait en poussières odorantes. À cette vue, Paphnuce, tombant à genoux, s’écria :

— Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage ! Toi qui répands ta rosée sur les figuiers de l’Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre la grâce dans l’âme de cette Thaïs que tu n’as pas formée avec moins d’amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins. Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta Jérusalem céleste !

Et chaque fois qu’il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il songeait à Thaïs. C’est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de journées cette Alexandrie que les Grecs ont surnommée la belle et la dorée. Le jour était levé depuis une heure quand il découvrit du haut d’une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans la vapeur rose. Il s’arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine :

— Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le péché, l’air brillant où j’ai respiré des parfums empoisonnés, la mer voluptueuse où j’écoutais chanter les Sirènes ! Voilà mon berceau selon la chair, voilà ma patrie selon le siècle ! Berceau fleuri, patrie illustre au jugement des hommes ! Il est naturel à tes enfants, Alexandrie, de te chérir comme une mère et je fus engendré dans ton sein magnifiquement paré. Mais l’ascète méprise la nature, le mystique dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme un lieu d’exil, le moine échappe à la terre. J’ai détourné mon cœur de ton amour, Alexandrie. Je te hais ! Je te hais pour ta richesse, pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Soit maudit, temple des démons ! Couche impudique des gentils, chaire empestée des ariens, sois maudite ! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saint ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra dans cette citadelle de l’idolâtrie pour affermir la foi des confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume du battement de tes ailes l’air corrompu que je vais respirer parmi les princes ténébreux du siècle !

Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du Soleil. Cette porte était de pierre et s’élevait avec orgueil. Mais des misérables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.

Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisit le cilice du moine, le baisa et dit :
— Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J’ai beaucoup souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l’autre. Tu viens de Dieu, ô saint homme, c’est pourquoi la poussière de tes pieds est plus précieuse que l’or.

— Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce.

Et il forma de sa main entr’ouverte le signe de la rédemption sur la tête de la vieille femme.

Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu’une troupe d’enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres en criant :

— Oh ! le méchant moine ! Il est plus noir qu’un cynocéphale et plus barbu qu’un bouc. C’est un fainéant ! Que ne le pend-on dans quelque verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux ? Mais non, il attirerait la grêle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur. Qu’on le crucifie, le moine ! qu’on le crucifie !

Et les pierres volaient avec les cris.

— Mon Dieu ! bénissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.

Et il poursuivit son chemin songeant :

— Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à ces enfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par les hommes qui sont incertains dans leurs jugements et sujets à l’erreur. Il faut en convenir, pour un gentil, le vieillard Timoclès n’est pas dénué de sens. Aveugle, il se sait privé de lumière. Combien il l’emporte pour le raisonnement sur ces idolâtres qui s’écrient du fond de leurs épaisses ténèbres : Je vois le jour ! Tout dans ce monde est mirage et sable mouvant. En Dieu seul est la stabilité.

Cependant il traversait la ville d’un pas rapide. Après dix années d’absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était une pierre de scandale qui lui rappelait un péché. C’est pourquoi il frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées, et il se réjouissait d’y marquer la trace sanglante de ses talons déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de Sérapis, il s’engagea dans une voie bordée de riches demeures qui semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des acrotères d’or. On voyait, par les portes entr’ouvertes, des statues d’airain dans des vestibules de marbre et des jets d’eau au milieu du feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. On entendait seulement le son lointain d’une flûte. Le moine s’arrêta devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce.

Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zénon, et ayant heurté le marteau contre la porte, il attendit en songeant :

— C’est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leurs mensonges sont confondus ; leurs âmes sont plongées dans l’enfer et le fameux Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne dispute désormais qu’avec les diables.

Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la mosaïque du seuil, il lui dit durement :

— Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n’attends pas que je te chasse à coups de bâton.
— Mon frère, répondit l’abbé d’Antinoé, je ne te demande rien, sinon que tu me conduises à Nicias, ton maître.

L’esclave répondit avec plus de colère :

— Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.

— Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s’il te plaît, ce que je te demande, et dis à ton maître que je désire le voir.

— Hors d’ici, vil mendiant ! s’écria le portier furieux.

Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en croix contre sa poitrine, reçut sans s’émouvoir le coup en plein visage, puis répéta doucement :

— Fais ce que j’ai demandé, mon fils, je te prie.

Alors le portier, tout tremblant, murmura :

— Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance ?

Et il courut avertir son maître.

Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles sur son corps. C’était un homme gracieux et souriant. Une expression de douce ironie était répandue sur son visage. À la vue du moine, il se leva et s’avança les bras ouverts :

— C’est toi, s’écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon frère ! Oh ! je te reconnais, bien qu’à vrai dire tu te sois rendu plus semblable à une bête qu’à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la philosophie ? On te trouvait déjà l’humeur sombre et sauvage, mais je t’aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais l’univers avec les yeux farouches d’un cheval, et qu’il n’était pas surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d’atticisme, mais ta libéralité n’avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange qui m’intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, après dix ans d’absence. Tu as quitté le désert ; tu renonces aux superstitions chrétiennes, et tu renais à l’ancienne vie. Je marquerai ce jour d’un caillou blanc.

» Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes, parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte.

Déjà elles apportaient en souriant l’aiguière, les fioles et le miroir de métal. Mais Paphnuce, d’un geste impérieux, les arrêta et tint les yeux baissés pour ne les plus voir ; car elles étaient nues. Cependant Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris.

— Nicias, dit-il, je n’ai pas renié ce que tu appelles faussement la superstition chrétienne, et qui est la vérité des vérités. Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes.

— Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tunique parfumée, penses-tu m’étonner en récitant des paroles assemblées sans art et qui ne sont qu’un vain murmure ? As-tu oublié que je suis moi-même quelque peu philosophe ? Et penses-tu me contenter avec quelques lambeaux arrachés par des hommes ignorants à la pourpre d’Amélius, quand Amélius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire, ne me contentent pas ? Les systèmes construits par les sages ne sont que des contes imaginés pour amuser l’éternelle enfance des hommes. Il faut s’en divertir comme des contes de l’Âne, du Cuvier, de la Matrone d’Éphèse ou de toute autre fable milésienne.

Et, prenant son hôte par le bras, il l’entraîna dans une salle où des milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.

— Voici ma bibliothèque, dit-il ; elle contient une faible partie des systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. Hélas ! ce ne sont que des rêves de malades.

Il força son hôte à prendre place dans une chaise d’ivoire et s’assit lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard sombre et dit :

— Il faut les brûler tous.

— Ô doux hôte, ce serait dommage ! répondit Nicias. Car les rêves des malades sont parfois amusants. D’ailleurs, s’il fallait détruire tous les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne stupidité.

Paphnuce poursuivait sa pensée :

— Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de vains mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s’est révélé aux hommes par des miracles. Et il s’est fait chair et il a habité parmi nous.

Nicias répondit :

— Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu dis qu’il s’est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se promène dans la nature comme l’antique Ulysse sur la mer glauque, est tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à ce nouveau Jupiter, quand les marmots d’Athènes, au temps de Périclès, ne croyaient déjà plus à l’ancien ? Mais laissons cela. Tu n’es pas venu, je pense, pour disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher condisciple ?

— Une chose tout à fait bonne, répondit l’abbé d’Antinoé. Me prêter une tunique parfumée semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d’huile, pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j’étais venu te demander, pour l’amour de Dieu et en souvenir de notre ancienne amitié.

Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique ; elle était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d’animaux. Les deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont il était couvert jusqu’aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu’on lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne craignaient pas les hommes, bien qu’elles fussent esclaves. Elles se mirent à rire de la mine étrange qu’avait le moine ainsi paré. Crobyle l’appelait son cher satrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa ceinture il dit à Nicias, qui le regardait d’un œil égayé :

— Ô Nicias ! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.

— Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire. Le bien et le mal n’existent que dans l’opinion. Le sage n’a, pour raisons d’agir, que la coutume et l’usage. Je me conforme aux préjugés qui règnent à Alexandrie. C’est pourquoi je passe pour un honnête homme. Va, ami, et réjouis-toi.

Mais Paphnuce songea qu’il convenait d’avertir son hôte de son dessein.

— Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du théâtre ?

— Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m’était chère. J’ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j’ai composé à sa louange trois livres d’élégies fidèlement imitées de ces chants si doux dans lesquels Cornélius Gallus célébra Lycoris. Hélas ! Gallus chantait, en un siècle d’or, sous les regards des muses ausoniennes. Et moi, né dans des temps barbares, j’ai tracé avec un roseau du Nil mes hexamètres et mes pentamètres. Les ouvrages produits en cette époque et dans cette contrée sont voués à l’oubli. Certes, la beauté est ce qu’il y a de plus puissant au monde et, si nous étions faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres rêveries des philosophes. Mais j’admire, bon Paphnuce, que tu viennes du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs.

Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec horreur, ne concevant pas qu’un homme pût avouer si tranquillement un tel péché. Il s’attendait à voir la terre s’ouvrir et Nicias s’abîmer dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l’Alexandrin silencieux, le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse envolée. Le moine, s’étant levé, reprit d’une voix grave :

— Sache donc, ô Nicias ! qu’avec l’aide de Dieu j’arracherai cette Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à Jésus-Christ. Si l’Esprit saint ne m’abandonne, Thaïs quittera aujourd’hui cette ville pour entrer dans un monastère.
— Crains d’offenser Vénus, répondit Nicias ; c’est une puissante déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre servante.

— Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton cœur, ô Nicias, et te tirer de l’abîme où tu es plongé !

Et il sortit. Mais Nicias l’accompagna sur le seuil, il lui posa la main sur l’épaule et lui répéta dans le creux de l’oreille :

— Crains d’offenser Vénus ; sa vengeance est terrible.

Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner la tête. Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris ; mais ce qu’il ne pouvait souffrir, c’est l’idée que son ami d’autrefois avait reçu les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme, c’était pécher plus détestablement qu’avec toute autre. Il y trouvait une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il avait toujours haï l’impureté, mais certes les images de ce vice ne lui avaient jamais paru à ce point abominables ; jamais il n’avait partagé d’un tel cœur la colère de Jésus-Christ et la tristesse des anges.
Il n’en éprouvait que plus d’ardeur à tirer Thaïs du milieu des gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver. Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s’achevait à peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d’être moins indigne des grâces qu’il demandait au Seigneur. À la grande tristesse de son âme, il n’osait entrer dans aucune des églises de la ville, parce qu’il les savait profanées par les ariens, qui y avaient renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques, soutenus par l’empereur d’Orient, avaient chassé le patriarche Athanase de son siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les chrétiens d’Alexandrie.

Il marchait donc à l’aventure, tantôt tenant ses regards fixés à terre par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en extase. Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un des quais de la ville. Le port artificiel abritait devant lui d’innombrables navires aux sombres carènes, tandis que souriait au large, dans l’azur et l’argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une Néréide à sa proue, venait de lever l’ancre. Les rameurs frappaient l’onde en chantant ; déjà la blanche fille des eaux, couverte de perles humides, ne laissait plus voir au moine qu’un fuyant profil : elle franchit, conduite par son pilote, l’étroit passage ouvert sur le bassin d’Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrière elle un sillage fleuri.

— Et moi aussi, songeait Paphnuce, j’ai désiré jadis m’embarquer en chantant sur l’océan du monde. Mais bientôt j’ai connu ma folie et la Néréide ne m’a point emporté.


Notes

Acrotère : Socle placé aux extrémités ou au sommet d'un fronton, pour servir de support à des statues et autres ornements.
Strigile : Racloir dont les anciens se servaient pour nettoyer et frictionner leur corps.
Démiurge : Nom donné par les Platoniciens au dieu architecte de l'Univers.
Logos : Un des noms de la divinité suprême, chez les stoïciens. Etre intermédiaire entre Dieu et le Monde, chez les néo-platoniciens.
Eon : Se dit, chez les gnostiques, des puissances éternelles émanées de l'Etre suprême et par lesquelles s'exerce son action sur le monde.
Néréide : Nymphe de la mer.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

N°4

En rêvant de la sorte, il s’assit sur un tas de cordages et s’endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla entendre le son d’une trompette éclatante et, le ciel étant devenu couleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme il priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme qui venait à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnut le Sphinx de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans lui faire de mal et l’emporta pendu à sa bouche comme les chattes ont accoutumé d’emporter leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu désolé, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol, déchiré en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une haleine embrasée. La bête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit :

— Regarde !

Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l’abîme, vit un fleuve de feu qui roulait dans l’intérieur de la terre, entre un double escarpement de roches noires. Là, dans une lumière livide, des démons tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l’apparence des corps qui les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtements y restaient attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu des tourments. L’une d’elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un sceptre à la main, chantait ; sa voix remplissait d’harmonie le stérile rivage ; elle disait les dieux et les héros. De petits diables verts lui perçaient les lèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l’ombre d’Homère chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et chenu, traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon lui versait de l’huile bouillante dans l’oreille sans pouvoir interrompre la méditation du sage. Et le moine découvrit une foule de personnes qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou méditaient avec tranquillité, ou conversaient en se promenant, comme des maîtres et des disciples, à l’ombre des platanes de l’Académie. Seul, le vieillard Timoclès se tenait à l’écart et secouait la tête comme un homme qui nie. Un ange de l’abîme agitait une torche sous ses yeux et Timoclès ne voulait voir ni l’ange ni la torche.

Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bête. Elle avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx une femme voilée, qui lui dit :

— Regarde et comprends : Tel est l’entêtement de ces infidèles, qu’ils demeurent dans l’enfer victimes des illusions qui les séduisaient sur la terre. La mort ne les a pas désabusés, car il est bien clair qu’il ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-là qui ignoraient la vérité parmi les hommes, l’ignoreront toujours. Les démons qui s’acharnent autour de ces âmes, qui sont-ils, sinon les formes de la justice divine ? C’est pourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent. Étrangères à toute vérité, elles ne connaissent point leur propre condamnation, et Dieu même ne peut les contraindre à souffrir.

— Dieu peut tout, dit l’abbé d’Antinoé.

— Il ne peut l’absurde, répondit la femme voilée. Pour les punir, il faudrait les éclairer et s’ils possédaient la vérité ils seraient semblables aux élus.

Cependant Paphnuce, plein d’inquiétude et d’horreur, se penchait de nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l’ombre de Nicias qui souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Près de lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau de laine, semblait parler tout ensemble d’amour et de philosophie, tant l’expression de son visage était à la fois douce et noble. La pluie de feu qui tombait sur eux leur était une rosée rafraîchissante, et leurs pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrasé. À cette vue, Paphnuce fut saisi de fureur.
— Frappe, mon Dieu, s’écria-t-il, frappe ! c’est Nicias ! Qu’il pleure ! qu’il gémisse ! qu’il grince des dents !… Il a péché avec Thaïs !…

Et Paphnuce se réveilla dans les bras d’un marin robuste comme Hercule qui le tirait sur le sable en criant :

— Paix ! paix ! l’ami. Par Protée, vieux pasteur de phoques ! tu dors avec agitation. Si je ne t’avais retenu, tu tombais dans l’Eunostos. Aussi vrai que ma mère vendait des poissons salés, je t’ai sauvé la vie.

— J’en remercie Dieu, répondit Paphnuce.

Et, s’étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant sur la vision qui avait traversé son sommeil.

— Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise ; elle offense la bonté divine, en représentant l’enfer comme dénué de réalité. Sans doute elle vient du diable.

Il raisonnait ainsi parce qu’il savait discerner les songes que Dieu envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entouré d’apparitions ; car en fuyant les hommes, on est sûr de rencontrer les esprits. Les déserts sont peuplés de fantômes. Quand les pèlerins approchaient du château en ruines où s’était retiré le saint ermite Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s’en élève aux carrefours des villes, dans les nuits de fête. Et ces clameurs étaient poussées par les diables qui tentaient ce saint homme.

Paphnuce se rappela ce mémorable exemple. Il se rappela saint Jean d’Égypte que, pendant soixante ans, le diable voulut séduire par des prestiges. Mais Jean déjouait les ruses de l’enfer. Un jour pourtant le démon, ayant pris le visage d’un homme, entra dans la grotte du vénérable Jean et lui dit : « Jean, tu prolongeras ton jeûne jusqu’à demain soir. » Et Jean, croyant entendre un ange, obéit à la voix du démon, et jeûna le lendemain, jusqu’à l’heure de vêpres. C’est la seule victoire que le prince des Ténèbres ait jamais remportée sur saint Jean l’Égyptien, et cette victoire est petite. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausseté de la vision qu’il avait eue pendant son sommeil.

Tandis qu’il reprochait doucement à Dieu de l’avoir abandonné au pouvoir des démons, il se sentit poussé et entraîné par une foule d’hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdu l’habitude de marcher par les villes, il était ballotté d’un passant à un autre, ainsi qu’une masse inerte ; et, s’étant embarrassé dans les plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Désireux de savoir où allaient tous ces hommes, il demanda à l’un d’eux la cause de cet empressement.

— Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeux vont commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène ? Tous ces citoyens vont au théâtre, et j’y vais comme eux. Te plairait-il de m’y accompagner ?

Découvrant tout à coup qu’il était convenable à son dessein de voir Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l’étranger. Déjà le théâtre dressait devant eux son portique orné de masques éclatants, et sa vaste muraille ronde, peuplée d’innombrables statues. En suivant la foule, ils s’engagèrent dans un étroit corridor au bout duquel s’étendait l’amphithéâtre éblouissant de lumière. Ils prirent leur place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la scène, vide encore d’acteurs, mais décorée magnifiquement. La vue n’en était point cachée par un rideau, et l’on y remarquait un tertre semblable à ceux que les anciens peuples dédiaient aux ombres des héros. Ce tertre s’élevait au milieu d’un camp. Des faisceaux de lances étaient formés devant les tentes et des boucliers d’or pendaient à des mâts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de chêne. Là, tout était silence et sommeil. Mais un bourdonnement, semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait l’hémicycle chargé de spectateurs. Tous les visages, rougis par le reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se tournaient, avec une expression d’attente curieuse, vers ce grand espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux s’interpellaient gaiement, d’un gradin à l’autre.

Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des paroles vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du théâtre.

— Autrefois, dit-il, d’habiles acteurs déclamaient sous le masque les vers d’Euripide et de Ménandre. Maintenant on ne récite plus les drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s’honora dans Athènes nous n’avons gardé que ce qu’un barbare, un Scythe même peut comprendre : l’attitude et le geste. Le masque tragique, dont l’embouchure, armée de lames de métal, enflait le son des voix, le cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux, la majesté tragique et le chant des beaux vers, tout cela s’en est allé. Des mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius. Qu’eussent dit les Athéniens de Périclès, s’ils avaient vu une femme se montrer sur la scène ? Il est indécent qu’une femme paraisse en public. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir.

» Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l’ennemie de l’homme et la honte de la terre.

— Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pire ennemie. Elle donne le plaisir et c’est en cela qu’elle est redoutable.

— Par les Dieux immobiles, s’écria Dorion, la femme apporte aux hommes non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis ! L’amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Écoute, étranger : Je suis allé dans ma jeunesse, à Trézène, en Argolide, et j’y ai vu un myrte d’une grosseur prodigieuse, dont les feuilles étaient couvertes d’innombrables piqûres. Or, voici ce que rapportent les Trézéniens au sujet de ce myrte : La reine Phèdre, du temps qu’elle aimait Hippolyte, demeurait tout le jour languissamment couchée sous ce même arbre qu’on voit encore aujourd’hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l’épingle d’or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de l’arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi criblées de piqûres. Après avoir perdu l’innocent qu’elle poursuivait d’un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement. Elle s’enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d’or à une cheville d’ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, témoin d’une si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles nouvelles des piqûres d’aiguilles. J’ai cueilli une de ces feuilles ; je l’ai placée au chevet de mon lit, afin d’être sans cesse averti par sa vue de ne point m’abandonner aux fureurs de l’amour et pour me confirmer dans la doctrine du divin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir est redoutable. Mais à proprement parler, l’amour est une maladie de foie et l’on n’est jamais sûr de ne pas tomber malade.

Paphnuce demanda :

— Dorion, quels sont tes plaisirs ?

Dorion répondit tristement :

— Je n’ai qu’un seul plaisir et je conviens qu’il n’est pas vif ; c’est la méditation. Avec un mauvais estomac il n’en faut pas chercher d’autres.

Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit d’initier l’épicurien aux joies spirituelles que procure la contemplation de Dieu. Il commença :

— Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière.

Comme il s’écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes et des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand silence s’était fait dans le théâtre et bientôt éclatèrent les sons d’une musique héroïque.

Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se préparer au départ quand, par un prodige effrayant, une nuée couvrit le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s’étant dissipée, l’ombre d’Achille apparut, couverte d’une armure d’or. Étendant le bras vers les guerriers, elle semblait leur dire : « Quoi ! vous partez, enfants de Danaos ; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus et vous laissez mon tombeau sans offrandes ? » Déjà les principaux chefs des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, le vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes, contemplaient le prodige. Le jeune fils d’Achille, Pyrrhus, était prosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d’où s’échappait sa chevelure bouclée, montrait par ses gestes qu’il approuvait l’ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l’on devinait leurs paroles :

— Achille, disait le roi d’Ithaque, est digne d’être honoré parmi nous, lui qui mourut glorieusement pour l’Hellas. Il demande que la fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur sa tombe. Danaens, contentez les mânes du héros, et que le fils de Pelée se réjouisse dans le Hadès.

Mais le roi des rois répondait :

— Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels. Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.

Il parlait ainsi parce qu’il partageait la couche de la sœur de Polyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de Cassandre à la lance d’Achille.

Tous les Grecs l’approuvèrent avec un grand bruit d’armes entre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l’ombre apaisée d’Achille s’évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plaintive, suivait la pensée des personnages. L’assistance éclata en applaudissements.

Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura :

— Ô lumières et ténèbres répandues sur les gentils ! De tels sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraient grossièrement le sacrifice salutaire du fils de Dieu.

— Toutes les religions enfantent des crimes, répliqua l’Épicurien. Par bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines terreurs de l’inconnu…

Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux, sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir quand on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube, avertie par un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-même. Ulysse était déjà près d’elle et lui demandait Polyxène. La vieille mère s’arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les ongles et baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable douceur, semblait dire :

— Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dans nos maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis à jamais sous les pins de l’Ida.

Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant esclave, souillait de poussière sa tête infortunée.

Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu’il venait chercher. De son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la lourde toile. Immobile, semblable à une belle statue, mais promenant autour d’elle le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fière, elle donnait à tous le frisson tragique de la beauté.

Un murmure de louange s’éleva et Paphnuce l’âme agitée, contenant son cœur avec ses mains, soupira :

— Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tes créatures ?

Dorion, plus paisible, disait :

— Certes, les atomes qui s’associent pour composer cette femme présentent une combinaison agréable à l’oeil. Ce n’est qu’un jeu de la nature et ces atomes ne savent ce qu’ils font. Ils se sépareront un jour avec la même indifférence qu’ils se sont unis. Où sont maintenant les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre ? Je n’en disconviens pas : les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises à de fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C’est à quoi songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n’y fait point attention. Et les femmes inspirent l’amour, bien qu’il soit déraisonnable de les aimer.

Ainsi le philosophe et l’ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur pensée. Ils n’avaient vu ni l’un ni l’autre Hécube, tournée vers sa fille, lui dire par ses gestes :

— Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta beauté, ta jeunesse !

Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la tente. Elle fit un pas, et tous les cœurs furent domptés. Et quand, d’une démarche noble et légère, elle s’avança vers Ulysse, le rythme de ses mouvements, qu’accompagnait le son des flûtes, faisait songer à tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu’elle fût le centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu’elle, et tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l’action continuait.

Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous son manteau, afin d’éviter les regards, les baisers de la suppliante. La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles disaient :

— Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce que je veux mourir. Fille de Priam et sœur d’Hector, ma couche, autrefois jugée digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce librement à la lumière du jour.

Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s’attacha à sa fille d’une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l’entendre :

— Mère, ne t’expose pas aux outrages du maître. N’attends pas que, t’arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes lèvres.

La douleur était belle sur le visage de Thaïs ; la foule se montrait reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d’une grâce surhumaine les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par avance de la sainte qu’il allait donner au ciel.

Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte et Polyxène, conduite par Ulysse, s’avança vers le tombeau qu’entourait l’élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le tertre funéraire au sommet duquel le fils d’Achille faisait, dans une coupe d’or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu’elle voulait mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montra la place de son cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice, le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge qui, la tête renversée et les yeux nageant dans l’horreur de la mort, tomba avec décence.

Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de lis et d’anémones, des cris d’effroi et des sanglots déchiraient l’air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d’une voix retentissante :

— Gentils, vils adorateurs des démons ! Et vous ariens plus infâmes que les idolâtres, instruisez-vous ! Ce que vous venez de voir est une image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bien heureuse, au Dieu ressuscité !

Déjà la foule s’écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L’abbé d’Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant encore.

Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs.

La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près du tombeau d’Alexandre, habitait une maison entourée de jardins ombreux, dans lesquels s’élevaient des rochers artificiels et coulait un ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée d’anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu’il voulait.

— Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m’est témoin que je ne suis venu ici que pour la voir.

Comme il portait une riche tunique et qu’il parlait impérieusement, l’esclave le fit entrer.

— Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.

(...)


Notes

Cothurne : Chaussure montante à semelle très épaisse (utilisé au théâtre).
Myrte : Arbre ou arbrisseau à feuilles coriaces, persistantes.
Vomitoire : Large issue servant à évacuer la foule d'un amphithéâtre, d'un théâtre.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

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N°5

II


LE PAPYRUS



Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l’idolâtrie. Du temps qu’elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie, proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots. Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première enfance. Elle revoyait son père assis à l’angle du foyer, les jambes croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu’un de ces vieux Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant comme un chat affamé dans la maison, qu’elle emplissait des éclats de sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans le faubourg qu’elle était magicienne et qu’elle se changeait en chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait : Thaïs savait bien, pour l’avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux arts magiques, mais que, dévorée d’avarice, elle comptait toute la nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnée de l’odeur des boissons fermentées et des outres résineuses ; puis, les joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes, elle s’échappait, serrant les oboles dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. C’était tous les jours les mêmes scènes : les matelots, contant leurs périls, quand l’Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la meilleure bière de Cilicie.

Chaque nuit, l’enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les écailles d’huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.

Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l’esclave de la maison, Nubien plus noir que la marmite qu’il écumait gravement, était bon comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et il lui contait d’antiques récits où il y avait des souterrains pleins de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, d’habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle s’attachait au pagne de l’esclave et le suivait dans le cellier aux amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés, tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs agrès.

Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne songeait à se demander d’où il tirait la consolation de son âme et l’apaisement de son cœur. Il était aussi simple qu’un enfant.

En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d’une voix grêle des cantiques qui faisaient passer dans l’âme de l’enfant des frissons et des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux :

— Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tu viens ?
— J’ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le tombeau.
Et j’ai vu la gloire du Ressuscité.

Elle lui demandait :
— Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau ?

Et il lui répondait :

— Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus Notre Seigneur est monté au ciel.

Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil.

En ces jours-là l’Église subissait l’épreuve suprême. Par l’ordre de l’Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de leurs honneurs, les chrétiens n’attendaient que la mort. La terreur régnait sur la communauté d’Alexandrie ; les prisons regorgeaient de victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu’en Syrie, en Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l’empire, les fouets, les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants d’Égypte, fondit comme l’aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la ville d’Alexandrie, et, volant d’église en église, embrasa de son feu la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun l’esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution s’exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs d’entre eux, saisis d’épouvante, reniaient leur foi. D’autres, en plus grand nombre, s’enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers, ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de retourner au désert, pressa l’esclave noir dans ses bras et lui donna le baiser de paix.

Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu.

— Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses jardins. Il était l’ancien des anciens et plus vieux que le monde, et n’avait qu’un fils, le prince Jésus, qu’il aimait de tout son cœur et qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur Dieu dit au prince Jésus :

» — Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant d’abondance que tes larmes formeront des fleuves où l’esclave fatigué se baignera délicieusement. Va, mon fils !

» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris d’anémones, disant à ses compagnons :

» — Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon père ! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du ciel ! Heureux ceux qui pleurent, car j’essuierai leurs yeux avec des voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.

» C’est pourquoi les pauvres l’aimaient et croyaient en lui. Mais les riches le haïssaient, redoutant qu’il n’élevât les pauvres au-dessus d’eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine d’Égypte, les princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps et l’ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père.

» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.

» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit :

» — Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils. Prenez un bain, puis mangez.

» Ils prendront leur bain au son d’une belle musique et, tout le long de leur repas, ils verront des danses d’almées et ils entendront des conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu’ils seront ses hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail et les grenades de ses jardins.

Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c’est ainsi que Thaïs connut la vérité. Elle admirait et disait :

— Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.

Ahmès lui répondait :

— Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruits du ciel.

Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu’elle espérait en Jésus, l’esclave résolut de l’instruire plus profondément, afin qu’étant baptisée, elle entrât dans l’Église. Et il s’attacha étroitement à elle, comme à sa fille en esprit.

L’enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n’avait point de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l’étable parmi les animaux domestiques. C’est là que, chaque nuit, Ahmès allait la rejoindre en secret.

Il s’approchait doucement de la natte où elle reposait, et puis s’asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit, dans l’attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et son visage, vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres ; seuls ses grands yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable à un rayon de l’aube à travers les fentes d’une porte. Il parlait d’une voie grêle et chantante, dont le nasillement léger avait la douceur triste des musiques qu’on entend le soir dans les rues. Parfois, le souffle d’un âne et le doux meuglement d’un bœuf accompagnaient, comme un chœur d’obscurs esprits, la voix de l’esclave qui disait l’Évangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l’ombre qui s’imprégnait de zèle, de grâce et d’espérance ; et la néophyte, la main dans la main d’Ahmès, bercée par les sons monotones et voyant de vagues images, s’endormait calme et souriante, parmi les harmonies de la nuit obscure et des saints mystères, au regard d’une étoile qui clignait entre les solives de la crèche.

L’initiation dura toute une année, jusqu’à l’époque où les chrétiens célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, une nuit de la semaine glorieuse, Thaïs, qui sommeillait déjà sur sa natte dans la grange, se sentit soulevée par l’esclave dont le regard brillait d’une clarté nouvelle. Il était vêtu, non point, comme de coutume, d’un pagne en lambeaux, mais d’un long manteau blanc sous lequel il serra l’enfant en disant tout bas :

— Viens, mon âme ! viens, mes yeux ! viens mon petit cœur ! viens revêtir les aubes du baptême.

Et il emporta l’enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et curieuse, Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires ; ils traversèrent le quartier des juifs ; ils longèrent un cimetière où l’orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour, sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs cacha sa tête dans la poitrine de l’esclave. Elle n’osa plus rien voir le reste du chemin. Tout à coup il lui sembla qu’on la descendait sous terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient peints de grandes figures droites qui semblaient s’animer sous la fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques et portant des palmes, au milieu d’agneaux, de colombes et de pampres.

Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que des anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, près d’une grande cuve de pierre remplie d’eau jusqu’au bord, se tenait un vieillard coiffé d’une mitre basse et vêtu d’une dalmatique écarlate, brodée d’or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait l’air humble et doux sous son riche costume. C’était l’évêque Vivantius qui, prince exilé de l’église de Cyrène, exerçait, pour vivre, le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoffes de poil de chèvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout à ses côtés. Tout proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe blanche. Ahmès, ayant posé l’enfant à terre, s’agenouilla devant l’évêque et dit :

— Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l’amène afin que, selon ta promesse et s’il plaît à ta Sérénité, tu lui donnes le baptême de vie.
À ces mots, l’évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux jours de l’épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d’Ahmès. Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes :

— Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon l’esprit, Ahmès, qu’on nomme Théodore parmi les vivants, et une douce mère dans la grâce qui t’a préparé de ses mains une robe blanche.

Et se tournant vers la négresse :

— Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il ; elle est esclave sur cette terre. Mais Jésus l’élèvera dans le ciel au rang de ses épouses.

Puis il interrogea l’enfant néophyte :

— Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils unique qui mourut pour notre salut et en tout ce qu’ont enseigné les apôtres ?

— Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se tenaient par la main.

Sur l’ordre de l’évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs de tous ses vêtements. L’enfant était nue, un amulette au cou. Le pontife la plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes présentèrent l’huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant essuyé ce corps destiné, à travers tant d’épreuves, à la vie éternelle, l’esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu’elle avait tissue de ses mains.

L’évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonie terminée, dépouilla ses ornements sacerdotaux.

Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit :

— Il faut nous réjouir en ce jour d’avoir donné une âme au bon Seigneur Dieu ; allons dans la maison qu’habite ta Sérénité, pasteur Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de la nuit.

— Tu as bien parlé, Théodore, répondit l’évêque.

Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute proche. Elle se composait d’une seule chambre, meublée de deux métiers de tisserand, d’une table grossière et d’un tapis tout usé. Dès qu’ils y furent entrés :
— Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d’huile, et faisons un bon repas.

En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons qu’il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit frire. Et tous, l’évêque, l’enfant, les deux jeunes garçons et les deux esclaves, s’étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu’il avait souffert et annonçait le triomphe prochain de l’Église. Son langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer le baptême, il disait :

— L’Esprit Saint flotta sur les eaux, c’est pourquoi les chrétiens reçoivent le baptême de l’eau. Mais les démons habitent aussi les ruisseaux ; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et l’on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l’âme et du corps.

Parfois il s’exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l’enfant une profonde admiration. À la fin du repas, il offrit un peu de vin à ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s’étant levés, dansèrent une danse nubienne qu’ils avaient apprise enfants, et qui se dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde. C’était une danse amoureuse ; agitant les bras et tout le corps balancé en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher. Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents étincelantes.

C’est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême. Elle aimait les amusements et, à mesure qu’elle grandissait, de vagues désirs naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit, la maison de son père, en chantonnant encore :

— Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison ?
— Je dévide la laine et le fil de Milet.
— Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri ?
— Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.

Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des garçons et des filles. Elle ne s’apercevait point que son ami était moins souvent auprès d’elle. La persécution s’étant ralentie, les assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les fréquentait assidûment. Son zèle s’échauffait ; de mystérieuses menaces s’échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où les chrétiens d’une humble condition avaient coutume de se réunir et là, rassemblant les misérables étendus à l’ombre des vieux murs, il leur annonçait l’affranchissement des esclaves et le jour prochain de la justice.

— Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches, couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur table.

Ces propos ne restèrent point secrets ; ils furent publiés dans le faubourg et les maîtres craignirent qu’Ahmès n’excitât les esclaves à la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu’il dissimula soigneusement.

Un jour, une salière d’argent, réservée à la nappe des dieux, disparut du cabaret. Ahmès fut accusé de l’avoir volée, en haine de son maître et des dieux de l’empire. L’accusation était sans preuves et l’esclave la repoussait de toutes ses forces. Il n’en fut pas moins traîné devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le juge le condamna au dernier supplice.

— Tes mains, lui dit-il, dont tu n’as pas su faire un bon usage, seront clouées au poteau.

Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours qu’il y resta, il ne cessa de prêcher l’Évangile aux prisonniers et l’on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié.

On le conduisit à ce carrefour qu’une nuit, moins de deux ans auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur bien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas une plainte ; seulement il soupira à plusieurs reprises : « J’ai soif ! »

Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n’aurait pas cru la chair humaine capable d’endurer une si longue torture. Plusieurs fois on pensa qu’il était mort ; les mouches dévoraient la cire de ses paupières ; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin du quatrième jour, il chanta d’une voix plus pure que la voix des enfants :

— Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tu viens ?

Puis il sourit, et dit :

— Les voici, les anges du bon Seigneur ! Ils m’apportent du vin et des fruits. Qu’il est frais le battement de leurs ailes.

Et il expira.

Son visage conservait dans la mort l’expression de l’extase bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis d’admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères chrétiens, vint réclamer le corps pour l’ensevelir, parmi les reliques des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l’Église garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien.

Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles ne furent plus persécutés que par les hérétiques.

Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans les tourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante invincibles. Elle n’avait pas l’âme assez pure pour comprendre que l’esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette idée germa dans sa petite âme, qu’il n’est possible d’être bon en ce monde qu’au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit d’être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur.

Elle se donna avant l’âge à des jeunes garçons du port et elle suivit les vieillards qui errent le soir dans les faubourg ; et avec ce qu’elle recevait d’eux elle achetait des gâteaux et des parures.

Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu’elle avait gagné, sa mère l’accablait de mauvais traitements. Pour éviter les coups, elle courait pieds nus jusqu’aux remparts de la ville et se cachait avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait, pleine d’envie, aux femmes qu’elle voyait passer, richement parées, dans leur litière entourée d’esclaves.
Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille femme s’arrêta devant elle, la considéra quelques instants en silence, puis s’écria :

— O la jolie fleur, la belle enfant ! Heureux le père qui t’engendra et la mère qui te mit au monde !

Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses paupières étaient rouges et l’on voyait qu’elle avait pleuré.

— Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n’est-elle pas heureuse d’avoir nourri une petite déesse telle que toi, et ton père, en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son cœur ?

Alors l’enfant, comme se parlant à elle-même :

— Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide.

La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis d’une voix caressante :

— Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et tu n’auras, pour vivre, qu’à danser et à sourire. Je te nourrirai de gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t’aimera comme ses yeux. Il est beau, mon fils, il est jeune ; il n’a au menton qu’une barbe légère ; sa peau est douce, et c’est, comme on dit, un petit cochon d’Acharné.

Thaïs répondit :

— Je veux bien aller avec toi.

Et, s’étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville.

Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays des filles et des jeunes garçons qu’elle instruisait dans la danse et qu’elle louait ensuite aux riches pour paraître dans les festins.

Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes, elle lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitements cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grâce, il enseignait à Thaïs l’art de feindre, dans les pantomimes, par l’expression du visage, le geste et l’attitude, tous les sentiments humains et surtout les passions de l’amour. Il lui donnait avec dégoût les conseils d’un maître habile ; mais, jaloux de son élève, il lui griffait les joues, lui pinçait le bras ou la venait piquer par derrière avec un poinçon, à la manière des filles méchantes, dès qu’il s’apercevait trop vivement qu’elle était née pour la volupté des hommes. Grâce à ses leçons, elle devint en peu de temps musicienne, mime et danseuse excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la surprenait point et il lui semblait naturel d’être indignement traitée. Elle éprouvait même quelque respect pour cette vieille femme qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroé, s’étant arrêtée à Antioche, loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux riches négociants de la ville qui donnaient des festins. Thaïs dansa et plut. Les plus gros banquiers l’emmenaient, au sortir de table, dans les bosquets de l’Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas le prix de l’amour. Mais une nuit qu’elle avait dansé devant les jeunes hommes les plus élégants de la ville, le fils du proconsul s’approcha d’elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit d’une voix qui semblait mouillée de baisers :

— Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied ! Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale ; je veux que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle enfant, viens dans ma maison et oublions l’univers.

Elle le regarda tandis qu’il parlait et elle vit qu’il était beau. Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front ; elle devint verte comme l’herbe ; elle chancela ; un nuage descendit sur ses paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et quand il la prit dans ses bras en s’efforçant de l’entraîner, elle le repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses larmes. Sous l’empire d’une force nouvelle, inconnue, invincible, elle résista.

— Quelle folie ! disaient les convives. Lollius est noble ; il est beau, il est riche, et voici qu’une joueuse de flûte le dédaigne !

Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l’embrasa tout entier d’amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de trouble et d’effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans d’elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se demandait pourquoi elle était ainsi changée et d’où lui venait sa mélancolie. Elle repoussait tous ses amants : ils lui faisaient horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour couchée sur son lit, sanglotant la tête dans les coussins. Lollius, ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme une vierge et répétait :

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Puis, au bout de quinze jours, s’étant donnée à lui, elle connut qu’elle l’aimait ; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les yeux dans les yeux, se disant l’un à l’autre des paroles qu’on ne dit qu’aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires de l’Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se levaient dès l’aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes du Silpicus. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres avec ses dents.

Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris :

— C’est ma fille, disait-elle, ma fille qu’on m’arrache, ma fleur parfumée, mes petites entrailles !…

Lollius la renvoya avec une grosse somme d’argent. Mais, comme elle revint demandant encore quelques staters d’or, le jeune homme la fit mettre en prison, et les magistrats, ayant découvert plusieurs crimes dont elle s’était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée aux bêtes.

Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l’imagination et toutes les surprises de l’innocence. Elle lui disait dans toute la vérité de son cœur :
— Je n’ai jamais été qu’à toi.

Lollius lui répondait :

— Tu ne ressembles à aucune autre femme.

Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius ; elle songeait :

— Qui me l’a ainsi changé en un instant ? Comment se fait-il qu’il ressemble désormais à tous les autres hommes et qu’il ne ressemble plus à lui-même ?

Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un autre, puisqu’elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi que vivre avec un homme qu’elle n’aurait jamais aimé serait moins triste que de vivre avec un homme qu’elle n’aimait plus. Elle se montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où l’on voyait des chœurs de vierges nues dansant dans les temples et des troupes de courtisanes traversant l’Oronte à la nage. Elle prit sa part de tous les plaisirs qu’étalait la ville élégante et monstrueuse ; surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des mimes habiles, venus de tous pays, paraissaient aux applaudissements d’une foule avide de spectacles.

Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens et particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle alla trouver le chef des mimes et lui demanda d’être admise dans sa troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Moeroé, elle fut accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé.

Elle plut médiocrement, parce qu’elle manquait d’expérience et aussi parce que les spectateurs n’étaient pas excités à l’admiration par un long bruit de louanges. Mais après quelques mois d’obscurs débuts, la puissance de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que la ville entière s’en émut. Tout Antioche s’étouffait au théâtre. Les magistrats impériaux et les premiers citoyens s’y rendaient, poussés par la force de l’opinion. Les portefaix, les balayeurs et les ouvriers du port se privaient d’ail et de pain pour payer leur place. Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases ; sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient la tête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de sang. Elle recevait de ses amants de l’or, non plus compté, mais mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C’est pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, tant aimée, elle s’aimait elle-même.

(...)


Notes

Almée : Danseuse égyptienne.
Caravansérail : Vaste cour, entourée de bâtiments où les caravanes font halte. Auberge, hôtellerie qui en dépendent.
Orfraie : Oiseau de proie diurne, souvent confondu avec l'effraie, sorte de chouette.
Pampre : Branche de vigne avec ses feuilles et ses grappes.
Dalmatique : Ornement de soie porté par l'évêque sous la chasuble.
Catéchumène : Personne qu'on instruit dans la foi chrétienne, pour la disposer à recevoir le baptême.
Statère d'or : Etalon monétaire valant de vingt à vingt-huit drachmes.
Portefaix : Celui qui faisait métier de porter des fardeaux.
Médimne : Mesure grecque pour les choses sèches, valant, d'après Saigey, 51 litres 84.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

N°6

Après avoir joui pendant plusieurs années de l’admiration et de l’amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoir Alexandrie et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle, enfant, elle errait sous la misère et la honte, affamée et maigre comme une sauterelle au milieu d’un chemin poudreux. La ville d’or la reçut avec joie et la combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables. Elle les accueillait indifféremment, car elle désespérait enfin de retrouver Lollius.

Elle reçut parmi tant d’autres le philosophe Nicias qui la désirait, bien qu’il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sa richesse, il était intelligent et doux ; mais il ne la charma ni par la finesse de son esprit, ni par la grâce de ses sentiments. Elle ne l’aimait pas et même elle s’irritait parfois de ses élégantes ironies. Il la blessait par son doute perpétuel. C’est qu’il ne croyait à rien et qu’elle croyait à tout. Elle croyait à la providence divine, à la toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, à la justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Christ et en la bonne déesse des Syriens ; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la sombre Hécate passe dans les carrefours et qu’une femme inspire l’amour en versant un philtre dans une coupe qu’enveloppe la toison sanglante d’une brebis. Elle avait soif d’inconnu ; elle appelait des êtres sans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L’avenir lui faisait peur et elle voulait le connaître. Elle s’entourait de prêtres d’Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort et la voyait partout. Quand elle cédait à la volupté, il lui semblait tout à coup qu’un doigt glacé touchait son épaule nue et, toute pâle, elle criait d’épouvante dans les bras qui la pressaient.

Nicias lui disait :

— Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et les joues creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui rit maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu’importe, ô ma Thaïs ! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nous avons beaucoup senti. Il n’est pas d’autre intelligence que celle des sens : aimer c’est comprendre. Ce que nous ignorons n’est pas. À quoi bon nous tourmenter pour un néant ?

Elle lui répondait avec colère :

— Je méprise ceux qui comme toi n’espèrent ni ne craignent rien. Je veux savoir ! Je veux savoir !

Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres des philosophes, mais elle ne les comprit pas. À mesure que les années de son enfance s’éloignaient d’elle, elle les rappelait dans son esprit plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir, sous un déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques où elle avait misérablement grandi. Elle regrettait d’avoir perdu ses parents et surtout de n’avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des prêtres chrétiens, elle songeait à son baptême et se sentait troublée. Une nuit, qu’enveloppée d’un long manteau et ses blonds cheveux cachés sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville, elle se trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la pauvre église de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu’on chantait dans l’intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les fentes de la porte. Il n’y avait là rien d’étrange, puisque depuis vingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence, solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères, la comédienne, poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva là une nombreuse assemblée, des femmes, des enfants, des vieillards à genoux devant un tombeau adossé à la muraille. Ce tombeau n’était qu’une cuve de pierre grossièrement sculptée de pampres et de grappes de raisins ; pourtant il avait reçu de grands honneurs : il était couvert de palmes vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d’innombrables lumières étoilaient l’ombre dans laquelle la fumée des gommes d’Arabie semblait les plis des voiles des anges. Et l’on devinait sur les murs des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu’ils chantaient avec le peuple exprimaient les délices de la souffrance et mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d’allégresse à tant de douleur que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés.

Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour aller baiser à la file la paroi du tombeau. C’était des hommes simples, accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s’avançaient d’un pas lourd, l’oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils s’agenouillaient chacun à son tour, devant le sarcophage et y appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.

Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ils faisaient ainsi.

— Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célébrons aujourd’hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le Nubien, qui souffrit pour la foi au temps de Dioclétien empereur ? Il vécut chaste et mourut martyr, c’est pourquoi, vêtus de blanc, nous portons des roses rouges à son tombeau glorieux.

En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en larmes. Le souvenir à demi éteint d’Ahmès se ranimait dans son âme. Sur cette mémoire obscure, douce et douloureuse, l’éclat des cierges, le parfum des roses, les nuées de l’encens, l’harmonie des cantiques, la piété des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs songeait dans l’éblouissement :

Il était humble et voici qu’il est grand et qu’il est beau ! Comment s’est-il élevé au-dessus des hommes ? Quelle est donc cette chose inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté ?

Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l’avait aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des cierges ; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses lèvres où tant de désirs s’étaient suspendus, elle baisa la pierre de l’esclave.

Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure parfumée et la tunique déliée, l’attendait en lisant un traité de morale. Il s’avança vers elle les bras ouverts.

— Méchante Thaïs, lui dit-il d’une voix riante, tandis que tu tardais à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté par le plus grave des stoïciens ? Des préceptes vertueux et de fières maximes ? Non ! Sur l’austère papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thaïs. Elles avaient chacune la hauteur d’un doigt, et pourtant leur grâce était infinie et toutes étaient l’unique Thaïs. Il y en avait qui traînaient des manteaux de pourpre et d’or ; d’autres, semblables à une nuée blanche, flottaient dans l’air sous des voiles diaphanes.
D’autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la volupté, n’exprimaient aucune pensée. Enfin, il y en avait deux qui se tenaient par la main, deux si pareilles, qu’il était impossible de les distinguer l’une de l’autre. Elles souriaient toutes deux. La première disait : « Je suis l’amour. » L’autre : « Je suis la mort. »

En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant pas le regard farouche qu’elle fixait à terre, il ajoutait les pensées aux pensées, sans souci qu’elles fussent perdues :

— Oui, quand j’avais sous les yeux la ligne où il est écrit : « Rien ne doit te détourner de cultiver ton âme, » je lisais : « Les baisers de Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel. » Voilà comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend aujourd’hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée d’autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de lire celui-ci…

Elle ne l’écoutait pas, et son âme était encore devant le tombeau du Nubien. Comme il l’entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la nuque et il lui dit :

— Ne sois pas triste, mon enfant. On n’est heureux au monde que quand on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens ; trompons la vie : elle nous le rendra bien. Viens ; aimons-nous.

Mais elle le repoussa :

— Nous aimer ! s’écria-t-elle amèrement. Mais tu n’as jamais aimé personne, toi ! Et je ne t’aime pas ! Non ! je ne t’aime pas ! Je te hais. Va-t’en ! Je te hais. J’exècre et je méprise tous les heureux et tous les riches. Va-t’en ! va-t’en !… Il n’y a de bonté que chez les malheureux. Quand j’étais enfant, j’ai connu un esclave noir qui est mort sur la croix. Il était bon ; il était plein d’amour et il possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les pieds. Va-t’en ! Je ne veux plus te voir.

Elle s’étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité.

Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait plus longtemps, elle se hâtait d’en tirer toute joie et toute gloire. Au théâtre, où elle se montrait avec plus d’étude que jamais, elle rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les mondes, savants et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang des vertus et disaient : « Elle aussi, Thaïs, est géomètre ! » Les ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle consentait à paraître, l’en bénissaient comme d’une charité céleste. Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.

Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l’Inde et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des colonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues. Au milieu du jardin, s’élevait la grotte des Nymphes, qui devait son nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu’on rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête, craignant d’être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne parvenait dans cette retraite qu’à travers de minces nappes d’eau qui l’adoucissaient et l’irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il s’y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques revêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènes de théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au milieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d’ivoire, d’un antique et merveilleux travail. C’était un don de Nicias. Une chèvre de marbre noir se tenait dans une excavation, et l’on voyait briller ses yeux d’agate. Six chevreaux d’albâtre se pressaient autour de ses mamelles ; mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis de Byzance, d’oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de peaux de lions lybiques. Des cassolettes d’or y fumaient imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d’onyx, s’élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l’ombre et dans la pourpre, luisaient des clous d’or sur l’écaillé d’une tortue géante de l’Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C’est là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les fleurs, Thaïs, mollement couchée, attendait l’heure de souper en conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du théâtre, soit à la fuite des années.

Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grotte des Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, en se disant qu’il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix impitoyable lui criait : « Tu vieilliras, Thaïs, tu vieilliras ! » Et la sueur de l’épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait belle encore et digne d’être aimée. Se souriant à elle-même, elle murmurait : « Il n’y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des mouvements et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce sont les vraies chaînes de l’amour ! »

Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle, maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d’une robe richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri d’effroi.

Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il faisait du fond du cœur cette prière :

— Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me scandaliser, édifie ton serviteur.

Puis, s’efforçant de parler, il dit :

— Thaïs, j’habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m’a conduit jusqu’à toi. On rapporte que tu es la plus habile des comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l’on conte de tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l’antique Rhodopis, dont tous les bateliers du Nil savent par cœur l’histoire merveilleuse. C’est pourquoi j’ai été pris du désir de te connaître et je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante et plus belle qu’on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me dis : « Il est impossible d’approcher d’elle sans chanceler comme un homme ivre. »

Ces paroles étaient feintes ; mais le moine, animé d’un zèle pieux, les répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce l’étonnait. Elle était curieuse de connaître l’état et la vie d’un homme si différent de tous ceux qu’elle connaissait. Elle lui répondit avec une douce raillerie :

— Tu sembles prompt à l’admiration, étranger. Prends garde que mes regards ne te consument jusqu’aux os ! Prends garde de m’aimer !

Il lui dit :

— Je t’aime, ô Thaïs ! Je t’aime plus que ma vie et plus que moi-même. Pour toi, j’ai quitté mon désert regrettable ; pour toi, mes lèvres, vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes ; pour toi, j’ai vu ce que je ne devais pas voir, j’ai entendu ce qu’il m’était interdit d’entendre ; pour toi, mon âme s’est troublée, mon cœur s’est ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où boivent les colombes ; pour toi, j’ai marché jour et nuit à travers des sables peuplés de larves et de vampires ; pour toi, j’ai posé mon pied nu sur les vipères et les scorpions ! Oui, je t’aime ! Je t’aime, non point à l’exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours carnassières te dévorent jusqu’à l’âme, ô femme ! Moi, je t’aime en esprit et en vérité, je t’aime en Dieu et pour les siècles des siècles ; ce que j’ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable et divine charité. Je te promets mieux qu’ivresse fleurie et que songes d’une nuit brève. Je te promets de saintes agapes et des noces célestes. La félicité que je t’apporte ne finira jamais ; elle est inouïe ; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt d’étonnement.

Thaïs, riant d’un air mutin :

— Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hâte-toi ! de trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons pas un moment. Je suis impatiente de connaître la félicité que tu m’annonces ; mais, à vrai dire, je crains de l’ignorer toujours et que tout ce que tu me promets ne s’évanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le tien est de discourir. Tu parles d’un amour inconnu. Depuis si longtemps qu’on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire qu’il restât encore des secrets d’amour. Sur ce sujet, les amants en savent plus que les mages.
— Thaïs, ne raille point. Je t’apporte l’amour inconnu.

— Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.

— L’amour que je t’apporte est plein de gloire, tandis que les amours que tu connais n’enfantent que la honte.

Thaïs le regarda d’un oeil sombre ; un pli dur traversait son petit front :

— Tu es bien hardi, étranger, d’offenser ton hôtesse. Regarde-moi et dis si je ressemble à une créature accablée d’opprobre. Non ! je n’ai pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n’ont pas de honte non plus, bien qu’elles soient moins belles et moins riches que moi. J’ai semé la volupté sur tous mes pas, et c’est par là que je suis célèbre dans tout l’univers. J’ai plus de puissance que les maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces petits pieds : des milliers d’hommes paieraient de leur sang le bonheur de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz ; mais ce grain de riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et des crimes à remplir le Tartare. N’es-tu pas fou de me parler de honte, quand tout crie la gloire autour de moi ?

— Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. Ô femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentes qu’il n’est pas surprenant que nous n’ayons ni le même langage ni la même pensée. Pourtant, le ciel m’est témoin que je veux m’accorder avec toi et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n’ayons les mêmes sentiments. Qui m’inspirera des discours embrasés pour que tu fondes comme la cire à mon souffle, ô femme, et que les doigts de mes désirs puissent te modeler à leur gré ? Quelle vertu te livrera à moi, ô la plus chère des âmes, afin que l’esprit qui m’anime, te créant une seconde fois, t’imprime une beauté nouvelle et que tu t’écries en pleurant de joie : « C’est seulement d’aujourd’hui que je suis née ! » Qui fera jaillir de mon cœur une fontaine de Siloé, dans laquelle tu retrouves, en te baignant, ta pureté première ? Qui me changera en un Jourdain, dont les ondes, répandues sur toi, te donneront la vie éternelle ?

Thaïs n’était plus irritée.

— Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu’il dit semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et qu’il n’ait des secrets contre la vieillesse et la mort.

Et elle résolut de s’offrir à lui. C’est pourquoi, feignant de le craindre, elle s’éloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la grotte, elle s’assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées, elle attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues. Toute son attitude exprimait la pudeur ; ses pieds nus se balançaient mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise au bord d’une rivière.

Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants ne le portaient plus, sa langue s’était subitement desséchée dans sa bouche ; un tumulte effrayant s’élevait dans sa tête. Tout à coup son regard se voila et il ne vit plus devant lui qu’un nuage épais. Il pensa que la main de Jésus s’était posée sur ses yeux pour lui cacher cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi, fortifié, il dit avec une gravité digne d’un ancien du désert :

— Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu ?

Elle secoua la tête.

— Dieu ! Qui le force à toujours avoir l’oeil sur la grotte des Nymphes ? Qu’il se retire si nous l’offensons ! Mais pourquoi l’offenserions-nous ? Puisqu’il nous a créés, il ne peut être ni fâché ni surpris de nous voir tels qu’il nous a faits et agissant selon la nature qu’il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui prête bien souvent des idées qu’il n’a jamais eues. Toi-même, étranger, connais-tu bien son véritable caractère ? Qui es-tu pour me parler en son nom ?

À cette question, le moine, entr’ouvrant sa robe d’emprunt, montra son cilice et dit :

— Je suis Paphnuce, abbé d’Antinoé, et je viens du saint désert. La main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m’a séparé du siècle. Je n’existais déjà plus pour les hommes. Mais ton image m’est apparue dans ma Jérusalem des sables et j’ai connu que tu étais pleine de corruption et qu’en toi était la mort. Et me voici devant toi, femme, comme devant un sépulcre et je te crie : « Thaïs, lève-toi. »

Aux noms de Paphnuce, de moine et d’abbé elle avait pâli d’épouvante. Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes, pleurant et gémissant, se traîne aux pieds du saint :

— Ne me fais pas de mal ! Pourquoi es-tu venu ? que me veux-tu ? Ne me fais pas de mal ! Je sais que les saints du désert détestent les femmes qui, comme moi, sont faites pour plaire. J’ai peur que tu ne me haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va ! je ne doute pas de ta puissance. Mais sache, Paphnuce, qu’il ne faut ni me mépriser ni me haïr. Je n’ai jamais, comme tant d’hommes que je fréquente, raillé ta pauvreté volontaire. À ton tour, ne me fais pas un crime de ma richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n’ai pas plus choisi ma condition que ma nature. J’étais faite pour ce que je fais. Je suis née pour charmer les hommes. Et, toi-même, tout à l’heure, tu disais que tu m’aimais. N’use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas des paroles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient en une statue de sel. Ne me fais pas peur ! je ne suis déjà que trop effrayée. Ne me fais pas mourir ! je crains tant la mort.

Il lui fit signe de se relever et dit :

— Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l’opprobre et le mépris. Je viens à toi de la part de Celui qui, s’étant assis au bord du puits, but à l’urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu’il soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis pas sans péché pour te jeter la première pierre. J’ai souvent mal employé les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce n’est pas la Colère, c’est la Pitié qui m’a pris par la main pour me conduire ici. J’ai pu sans mentir t’aborder avec des paroles d’amour, car c’est le zèle du cœur qui m’amène à toi. Je brûle du feu de la charité et, si tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient voir les choses sous leur aspect mystique, je t’apparaîtrais comme un rameau détaché de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la montagne à l’antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de laisser après lui des charbons et de vaines cendres, embaume et parfume pour l’éternité tout ce qu’il pénètre.

— Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embûche ni maléfice. J’ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde. Ce que l’on m’a conté de la vie d’Antoine et de Paul est merveilleux. Ton nom ne m’était pas inconnu et l’on m’a dit que, jeune encore, tu égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t’ai vu, sans savoir qui tu étais, j’ai senti que tu n’étais pas un homme ordinaire. Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n’ont pu ni les prêtres d’Isis, ni ceux d’Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée, ni les mages babyloniens ? Moine, si tu m’aimes, peux-tu m’empêcher de mourir ?

— Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies de la solitude ; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert, qui jaillissent jusqu’au ciel. Âme anxieuse, viens posséder enfin ce que tu désirais ! Cœur avide de joie, viens goûter les joies véritables : la pauvreté, le renoncement, l’oubli de soi-même, l’abandon de tout l’être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens ! toi qui cherchais, et tu diras : « J’ai trouvé l’amour ! »

Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines :

— Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact et dans toute sa beauté ?

— Thaïs, je t’apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que j’annonce est la vérité.

— Et qui me garantit que c’est la vérité ?

— David et les prophètes, l’Écriture et les merveilles dont tu vas être témoin.

— Moine, je voudrais te croire. Car je t’avoue que je n’ai pas trouvé le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d’une reine et cependant la vie m’a apporté bien des tristesses et bien des amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes envient ma destinée, et il m’arrive parfois d’envier le sort de la vieille édentée qui, du temps que j’étais petite, vendait des gâteaux de miel sous une porte de la ville. C’est une idée qui m’est venue bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont bénis, et qu’il y a une grande douceur à vivre humble et petit Moine, tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui dormait au fond. Qui croire, hélas ! Et que devenir, et qu’est-ce que la vie ?

(...)


Notes

Votif : Qui commémore l'accomplissement d'un voeu, est offert comme gage d'un voeu.
Camus : Qui a le nez court et plat.
Perséas ?
Agape : Repas en commun des premiers chrétiens.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

N°7

Tandis qu’elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré ; une joie céleste inondait son visage :

— Ecoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre m’accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là, tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le contempler ; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et tu diras : « Il est seul aimable ! » Tout à l’heure, s’il n’avait posé sa douce main sur mes yeux, ô Thaïs ! je serais peut-être tombé avec toi dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que trouble. Mais il nous a sauvés tous deux ; il est aussi bon qu’il est puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages, crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui, ayant appris que tu crains la mort, ô femme ! vient dans ta maison pour t’empêcher de mourir ! N’est-ce pas, ô mon Jésus ! que tu m’apparais en ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les terrasses de Bethléem ? N’est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux ? N’est-ce pas que c’est là ton visage et que cette larme qui coule sur ta joue est une larme véritable ? Oui, l’ange de la justice éternelle la recueillera, et ce sera la rançon de l’âme de Thaïs. N’est-ce pas que te voilà, mon Jésus ? Mon Jésus, tes lèvres adorables s’entr’ouvrent. Tu peux parler : parle, je t’écoute. Et toi, Thaïs, heureuse Thaïs ! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire : c’est lui qui parle et non moi. Il dit : « Je t’ai cherchée longtemps, ô ma brebis égarée ! Je te trouve enfin ! Ne me fuis plus. Laisse-toi prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes épaules jusqu’à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue, viens pleurer avec moi ! »

Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d’extase. Alors Thaïs vit sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.

— Ô jours envolés de mon enfance ! dit-elle en sanglotant. Ô mon doux père Ahmès ! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau blanc tandis que tu m’emportais aux premières lueurs du matin, toute fraîche encore des eaux du baptême !

Paphnuce s’élança vers elle en s’écriant :

— Tu es baptisée !… Ô Sagesse divine ! ô Providence ! ô Dieu bon ! Je connais maintenant la puissance qui m’attirait vers toi. Je sais ce qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C’est la vertu des eaux baptismales qui m’a fait quitter l’ombre de Dieu où je vivais pour t’aller chercher dans l’air empoisonné du siècle. Une goutte, une goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon front. Viens, ô ma sœur, et reçois de ton frère le baiser de paix.

Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.

Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l’on n’entendait plus, dans la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des eaux vives.

Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires vinrent chargées d’étoffes, de parfums et de guirlandes.

— Ce n’était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves viennent m’habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles sont adroites et expérimentées ; aussi les ai-je payées très cher. Vois celle-ci, qui a de gros anneaux d’or et qui montre des dents si blanches. Je l’ai enlevée à la femme du proconsul.

Paphnuce eut d’abord la pensée de s’opposer de toutes ses forces à ce que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d’agir prudemment, il lui demanda quelles personnes elle y rencontrerait.

Elle répondit qu’elle y verrait l’hôte du festin, le vieux Cotta, préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes dont on ne saurait rien dire et qui n’avaient que l’avantage de la jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle :

— Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va !

Mais je ne te quitte pas. J’irai avec toi à ce festin et je me tiendrai sans rien dire à ton côté.

Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires s’empressaient autour d’elle, elle s’écria :

— Que diront-ils quand ils verront que j’ai pour amant un moine de la Thébaïde ?


LE BANQUET


Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du banquet, les convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les lits, devant la table en fer à cheval, couverte d’une vaisselle étincelante. Au centre de cette table s’élevait une vasque d’argent que surmontaient quatre satires inclinant des outres d’où coulait sur des poissons bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. À la venue de Thaïs les acclamations s’élevèrent de toutes parts.

— Salut à la sœur des Charités !

— Salut à la Melpomène silencieuse, dont les regards savent tout exprimer !

— Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes !

— À la tant désirée !

— À celle qui donne la souffrance et la guérison !

— À la perle de Racotis !

— À la rose d’Alexandrie !

Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eût coulé ; et puis elle dit à Cotta, son hôte :

— Lucius, je t’amène un moine du désert, Paphnuce, abbé d’Antinoé ; c’est un grand saint, dont les paroles brûlent comme du feu.

Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte, s’étant levé :

— Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrétienne. Moi-même, j’ai quelque respect pour un culte désormais impérial. Le divin Constantin a placé tes coreligionnaires au premier rang des amis de l’empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ dans notre Panthéon. C’est une maxime de nos pères qu’il y a en tout dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et réjouissons-nous tandis qu’il en est temps encore.

Le vieux Cotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d’étudier un nouveau modèle de galère et d’achever le sixième livre de son histoire des Carthaginois. Sûr de n’avoir pas perdu sa journée, il était content de lui et des dieux.

— Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d’être aimés : Hermodore, grand prêtre de Sérapis, les philosophes Dorion, Nicias et Zénothémis, le poète Callicrate, le jeune Chéréas et le jeune Aristobule, tous deux fils d’un cher compagnon de ma jeunesse ; et près d’eux Philina avec Drosé, qu’il faut louer grandement d’être belles.

Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l’oreille :

— Je t’avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante. C’est elle dont la douce violence t’a amené ici malgré toi. Écoute, tu es un homme rempli de piété ; mais, si tu ne reconnais pas qu’elle est la mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux mathématicien Mélanthe a coutume de dire : « Je ne pourrais pas, sans l’aide de Vénus, démontrer les propriétés d’un triangle. »

Dorions qui depuis quelques instants considérait le nouveau venu, soudain frappa des mains et poussa des cris d’admiration.

— C’est lui, mes amis ! Son regard, sa barbe, sa tunique : c’est lui-même ! Je l’ai rencontré au théâtre pendant que notre Thaïs montrait ses bras ingénieux. Il s’agitait furieusement et je puis attester qu’il parlait avec violence. C’est un honnête homme : il va nous invectiver tous ; son éloquence est terrible. Si Marcus est le Platon des chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène. Épicure, dans son petit jardin, n’entendit jamais rien de pareil.

Cependant Philina et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elle portait dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont chaque fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles, si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et les yeux des fleurs étincelantes. C’était le don de cette femme : sur elle tout vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée d’argent, traînait dans ses longs plis une grâce presque triste, que n’égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l’éclat de sa parure était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point.

— Que tu es belle ! lui dit Philina. Tu ne pouvais l’être plus quand tu vins à Alexandrie. Pourtant ma mère qui se souvenait de t’avoir vue alors disait que peu de femmes étaient dignes de t’être comparées.

— Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nous amènes ? Il a l’air étrange et sauvage. S’il y avait des pasteurs d’éléphants, assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé, Thaïs, un si sauvage ami ? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la terre et qui sont tout barbouillés des fumées du Hadès ?

Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé :

— Tais-toi, les mystères de l’amour doivent rester secrets et il est défendu de les connaître. Pour moi, certes, j’aimerais mieux être baisée par la bouche de l’Etna fumant, que par les lèvres de cet homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières et non pas seulement à notre guise celles des hommes aimables.

— Prenez garde toutes deux ! répondit Thaïs. C’est un mage et un enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les pensées. Il vous arrachera le cœur pendant votre sommeil ; il le remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l’eau, vous mourrez étouffées !
Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s’assit sur un lit à côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante, domina tout à coup le murmure des propos intimes :

— Amis, que chacun prenne sa place ! Esclaves, versez le vin miellé !

Puis, l’hôte élevant sa coupe :

— Buvons d’abord au divin Constance et au Génie de l’empire. La patrie doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car elle les contient tous.

Tous les convives portèrent à leurs lèvres leurs coupes pleines. Seul, Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi de Nicée et que la patrie du chrétien n’est point de ce monde.

Dorion, ayant bu, murmura :

— Qu’est-ce que la patrie ! Un fleuve qui coule. Les rives en sont changeantes et les ondes sans cesse renouvelées.

— Je sais, Dorion, répondit le préfet de la flotte, que tu fais peu de cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre étranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu’un honnête homme ne doit rien tant désirer que de remplir de grandes charges dans l’État. C’est une belle chose que l’État !

Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole :

— Dorion vient de demander : « Qu’est-ce que la patrie ? » Je lui répondrai : Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les tombeaux des ancêtres. On est concitoyen par la communauté des souvenirs et des espérances.

Le jeune Aristobule interrompit Hermodore :

— Par Castor, j’ai vu aujourd’hui un beau cheval. C’est celui de Démophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Il porte le col haut et fier, comme un coq.

Mais le jeune Chéréas secoua la tête :

— Ce n’est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a l’ongle mince. Les paturons portent à terre et l’animal sera bientôt estropié.

Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa un cri perçant :

— Hai ! j’ai failli avaler une arête plus longue et plus acérée qu’un stylet. Par bonheur, j’ai pu la tirer à temps de mon gosier. Les dieux m’aiment !
— Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t’aiment ? demanda Nicias en souriant. C’est donc qu’ils partagent l’infirmité des hommes. L’amour suppose chez celui qui l’éprouve le sentiment d’une intime misère. C’est par lui que se trahit la faiblesse des êtres. L’amour qu’ils ressentent pour Drosé est une grande preuve de l’imperfection des dieux.

À ces mots, Drosé se mit dans une grande colère :

— Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien. C’est, d’ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu’on dit et de répondre des paroles dépourvues de sens.

Nicias souriait encore :

— Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendre grâce chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles !

À ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarche lente et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les convives un regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place à son côté, sur son propre lit

— Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu ! As-tu composé ce mois-ci un nouveau traité de philosophie ? Ce serait, si je compte bien, le quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d’une main attique.

Eucrite répondit, en caressant sa barbe d’argent :

— Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer les dieux immortels.

DORION


Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et blanc, il s’élève au milieu de nous comme une image des ancêtres ! Il est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne sont point entendues.

EUCRITE


Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n’est pas morte en ce monde. J’ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter dans le détachement des choses une félicité sans limites. Plusieurs font revivre en eux Épictète et Marc Aurèle. Mais, s’il était vrai que la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte intéresserait-elle mon bonheur, puis-qu’il ne dépendait pas de moi qu’elle durât ou pérît ? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et je désire tout ce qu’ils veulent. Par là, je me rends semblable à eux et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, je consens qu’elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que le modèle ; elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux.

NICIAS


J’entends. Tu t’associes à la Providence céleste. Mais si la vertu consiste seulement dans l’effort, Eucrite, et dans cette tension par laquelle les disciples de Zénon prétendent se rendre semblables aux dieux, la grenouille qui s’enfle pour devenir aussi grosse que le bœuf accomplit le chef-d’œuvre du stoïcisme.

EUCRITE


Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer. Mais, si le bœuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et comme ce bœuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et si la grenouille, sagement inspirée, parvient à l’égaler, ne sera-t-elle pas, en effet, plus vertueuse que le bœuf, et pourras-tu te défendre d’admirer une bestiole si généreuse ?

Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la bête comme s’ils voulaient téter, indiquaient que c’était une laie.

Zénothémis, se tournant vers le moine : — Amis, un convive est venu de lui-même se joindre à nous. L’illustre Paphnuce, qui mène dans la solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu.

COTTA


Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due, puisqu’il est venu sans être invité.

ZÉNOTHÉMIS


Aussi devons-nous, cher Lucius, l’accueillir avec une particulière amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or, il est certain qu’un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu’au parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en amenant l’entretien sur la doctrine qu’il professe et qui est celle de Jésus crucifié. Pour moi, je m’y prêterai d’autant plus volontiers que cette doctrine m’intéresse vivement par le nombre et la diversité des allégories qu’elle renferme. Si l’on devine l’esprit sous la lettre, elle est pleine de vérités et j’estime que les livres des chrétiens abondent en révélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, accorder un prix égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés, non, comme on l’a dit, par l’esprit de Dieu, mais par un mauvais génie. Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent l’air inférieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons ; mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire, le serpent aux ailes d’or, qui déroulait autour de l’arbre de la science sa spirale d’azur, était pétri de lumière et d’amour. Aussi, la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci brillante et l’autre ténébreuse. Elle éclata dans les premiers jours du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Ève le premier homme et la première femme vivaient heureux et nus au jardin d’Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les gouverner, eux et toutes les générations qu’Ève portait déjà dans ses flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et qu’il ignorait également la science qui commande et l’art qui persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et Ève, sentant son ombre sur eux, se pressaient l’un contre l’autre et leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d’eux et résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne fussent plus abusés par des mensonges. L’entreprise exigeait une rare prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque désespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. À l’insu de Iaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n’était pas bien perçante, il s’approcha des deux créatures, charma leurs regards par la splendeur de sa cuirasse et l’éclat de ses ailes. Puis il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des figures exactes, telles que le cercle, l’ellipse et la spirale, dont les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs. Adam, mieux qu’Ève, méditait sur ces figures. Mais quand le serpent, s’étant mis à parler, enseigna les vérités les plus hautes, celles qui ne se démontrent pas, il reconnut qu’Adam, pétri de terre rouge, était d’une nature trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et que Ève, au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément pénétrée. Aussi l’entretenait-il seule, en l’absence de son mari, afin de l’initier la première…

DORION


Souffre, Zénothémis, que je t’arrête ici. J’ai d’abord reconnu dans le mythe que tu nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas Athéné contre les géants. Iaveh ressemble beaucoup à Typhon, et Pallas est représentée par les Athéniens avec un serpent à son côté. Mais ce que tu viens de dire m’a fait douter tout à coup de l’intelligence ou de la bonne foi du serpent dont tu parles. S’il avait vraiment possédé la sagesse, l’aurait-il confiée à une petite tête femelle, incapable de la contenir ? Je croirai plutôt qu’il était, comme Iaveh, ignorant et menteur et qu’il choisit Ève parce qu’elle était facile à séduire et qu’il supposait à Adam plus d’intelligence et de réflexion.

ZÉNOTHÉMIS


Sache, Dorion, que c’est, non par la réflexion et l’intelligence, mais bien par le sentiment qu’on atteint les vérités les plus hautes et les plus pures. Aussi, les femmes qui, d’ordinaire, sont moins réfléchies, mais plus sensibles que les hommes, s’élèvent-elles plus facilement à la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophétie et ce n’est pas sans raison qu’on représente quelquefois Apollon Citharède, et Jésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d’une robe flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, Dorion, en préférant au grossier Adam, pour son œuvre de lumière, cette Ève plus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l’écouta docilement et se laissa conduire à l’arbre de la science dont les rameaux s’élevaient jusqu’au ciel et que l’esprit divin baignait comme une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initiés qui s’en nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes ainsi que des lois physiques et des lois morales ; mais ils étaient de flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n’osaient les porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du serpent, Ève s’éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goûter aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu’Adam, qu’elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit par la main et le conduisit à l’arbre merveilleux. Là, cueillant une pomme ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par malheur, Iaveh, qui se promenait d’aventure dans le jardin, les surprit et, voyant qu’ils devenaient savants, il entra dans une effroyable fureur. C’est surtout dans la jalousie qu’il était à craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans l’air inférieur que ces deux êtres débiles en furent consternés. Le fruit échappa des mains de l’homme, et la femme, s’attachant au cou du malheureux, lui dit : « Je veux ignorer et souffrir avec toi. » Iaveh triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans la stupeur et dans l’épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de grossiers météores, l’emporta sur la science du serpent, musicien et géomètre. Il enseigna aux hommes l’injustice, l’ignorance et la cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses fils, parce qu’ils étaient industrieux ; il extermina les Philistins parce qu’ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme celles d’Ésope. Il fut l’implacable ennemi de la science et de la beauté, et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le sang et les larmes, la défaite du serpent ailé. Heureusement il se trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du génie, les figures et les idées que l’ennemi de Iaveh avait tenté vainement d’enseigner à la première femme. L’esprit du serpent était en eux ; c’est pourquoi le serpent, comme l’a dit Dorion, est honoré par les Athéniens. Enfin, dans des jours plus récents, parurent, sous une forme humaine, trois esprits célestes, Jésus de Galilée, Basilide et Valentin, à qui il fut donné de cueillir les fruits les plus éclatants de cet arbre de la science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au faîte des cieux. C’est ce que j’avais à dire pour venger les chrétiens à qui l’on impute trop souvent les erreurs des Juifs.

DORION


Si je t’ai bien entendu, Zénothémis, trois hommes admirables, Jésus, Basilide et Valentin, ont découvert des secrets qui restaient cachés à Pythagore, à Platon, à tous les philosophes de la Grèce et même au divin Épicure, qui pourtant affranchit l’homme de toutes les vaines terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois mortels acquirent des connaissances qui avaient échappé à la méditation des sages.

ZÉNOTHÉMIS


Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science et la méditation ne sont que les premiers degrés de la connaissance et que l’extase seule conduit aux vérités éternelles ?

HERMODORE


Il est vrai, Zénothémis, l’âme se nourrit d’extase comme la cigale de rosée. Mais disons mieux encore : l’esprit seul est capable d’un entier ravissement. Car l’homme est triple, composé d’un corps matériel, d’une âme plus subtile mais également matérielle, et d’un esprit incorruptible. Quand sortant de son corps comme d’un palais rendu subitement au silence et à la solitude, puis traversant au vol les jardins de son âme, l’esprit se répand en Dieu, il goûte les délices d’une mort anticipée ou plutôt de la vie future, car mourir, c’est vivre, et dans cet état, qui participe de la pureté divine, il possède à la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l’unité qui est tout. Il est parfait.

NICIAS


Cela est admirable. Mais, à vrai dire, Hermodore, je ne vois pas grande différence entre le tout et le rien. Les mots même me semblent manquer pour faire cette distinction. L’infini ressemble parfaitement au néant : ils sont tous deux inconcevables. À mon avis, la perfection coûte très cher : on la paye de tout son être, et pour l’obtenir il faut cesser d’exister. C’est là une disgrâce à laquelle Dieu lui-même n’a pas échappé depuis que les philosophes se sont mis en tête de le perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce que c’est que de ne pas être, nous ignorons par là même ce que c’est que d’être. Nous ne savons rien. On dit qu’il est impossible aux hommes de s’entendre. Je croirais, en dépit du bruit de nos disputes, qu’il leur est au contraire impossible de ne pas tomber finalement d’accord, ensevelis côte à côte sous l’amas des contradictions qu’ils ont entassées, comme Pélion sur Ossa.

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N°8

COTTA


J’aime beaucoup la philosophie et je l’étudie à mes heures de loisir. Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicéron. Esclaves, versez le vin miellé !

CALLICRATE


Voilà une chose singulière ! Quand je suis à jeun, je songe au temps où les poètes tragiques s’asseyaient aux banquets des bons tyrans et l’eau m’en vient à la bouche. Mais dès que j’ai goûté le vin opime que tu nous verses abondamment, généreux Lucius, je ne rêve que luttes civiles et combats héroïques. Je rougis de vivre en des temps sans gloire, j’invoque la liberté et je répands mon sang en imagination avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.

COTTA


Au déclin de la république, mes aïeux sont morts avec Brutus pour la liberté. Mais on peut douter si ce qu’ils appelaient la liberté du peuple romain n’était pas, en réalité, la faculté de le gouverner eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit pour une nation le premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu’un gouvernement fort peut seul l’assurer aux citoyens. J’ai exercé pendant quarante ans les plus hautes charges de l’État et ma longue expérience m’a enseigné que le peuple est opprimé quand le pouvoir est faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhéteurs, s’efforcent d’affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime détestable. Si la volonté d’un seul s’exerce parfois d’une façon funeste, le consentement populaire rend toute résolution impossible. Avant que la majesté de la paix romaine couvrît le monde, les peuples ne furent heureux que sous d’intelligents despotes.

HERMODORE


Pour moi, Lucius, je pense qu’il n’y a point de bonne forme de gouvernement et qu’on n’en saurait découvrir, puisque les Grecs ingénieux, qui conçurent tant de formes heureuses, ont cherché celle-là sans pouvoir la trouver. À cet égard, tout espoir nous est désormais interdit. On reconnaît à des signes certains que le monde est près de s’abîmer dans l’ignorance et dans la barbarie. Il nous était donné, Lucius, d’assister à l’agonie terrible de la civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient l’intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la joie cruelle de nous regarder mourir.

COTTA


Il est certain que la faim du peuple et l’audace des barbares sont des fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armée et de bonnes finances…

HERMODORE


Que sert de se flatter ? L’empire expirant offre aux barbares une proie facile. Les cités qu’édifièrent le génie hellénique et la patience latine seront bientôt saccagées par des sauvages ivres. Il n’y aura plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront renversées dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de l’esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates se livreront jamais aux travaux de l’intelligence, que les Germains cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les Marcomans adoreront les dieux immortels ? Non ! Tout penche et s’abîme. Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en sera l’hypogée ; Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmes adorations des mortels et j’aurai été le dernier prêtre du dernier dieu.

À ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et les convives virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne chauve s’élevait en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d’une tunique d’azur et portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges, semées d’étoiles d’or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l’Arien, et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de sa tête et pâlit d’épouvante. Ce que n’avaient pu, dans ce banquet des démons, ni les blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des philosophes, le seule présence de l’hérétique étonna son courage. Il voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se sentit soudain rassuré. Il avait lu dans l’âme de la prédestinée et compris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà. Il saisit un pan de la robe qu’elle laissait traîner sur le lit, et pria mentalement le Sauveur Jésus.

Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu’on nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla le premier :

— Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir parmi nous et l’on peut dire que tu viens à propos. Nous ne connaissons de la doctrine des chrétiens que ce qui en est publiquement enseigné. Or, il est certain qu’un philosophe tel que toi ne peut penser ce que pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les principaux mystères de la religion que tu professes. Notre cher Zénothémis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout à l’heure l’illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne lui a point fait de réponse et nous ne devons pas en être surpris, puisque notre hôte est voué au silence et que le Dieu a scellé sa langue dans le désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la parole dans les synodes des chrétiens et jusque dans les conseils du divin Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosité en nous révélant les vérités philosophiques qui sont enveloppées dans les fables des chrétiens. La première de ces vérités n’est-elle pas l’existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois fermement ?

MARCUS


Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul éternel, principe de toutes choses.

NICIAS


Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Ce fut, certes, une grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis une éternité avant d’avoir pu s’y résoudre. Mais, pour être juste, je reconnais que sa situation était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer inactif pour rester parfait et il devait agir s’il voulait se prouver à lui-même sa propre existence. Tu m’assures qu’il s’est décidé à agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d’un Dieu parfait une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s’y est pris pour créer le monde.

MARCUS


Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n’a pas créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites.

HERMODORE


Tu dis vrai, Marcus ; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms d’Hermès, de Mithra, d’Adonis, d’Apollon et de Jésus.

MARCUS


Je ne serais point chrétien si je lui donnais d’autres noms que ceux de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais il n’est pas éternel, puisqu’il a eu un commencement ; quant à penser qu’il existait avant d’être engendré, c’est une absurdité qu’il faut laisser aux mulets de Nicée et à l’âne rétif qui gouverna trop longtemps l’Église d’Alexandrie sous le nom maudit d’Athanase.

À ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d’une sueur d’agonie, fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime.

Marcus poursuivit :

— Il est clair que l’inepte symbole de Nicée attente à la majesté du Dieu unique, en l’obligeant à partager ses indivisibles attributs avec sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites. Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias ; sache, que, pas plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L’ouvrier, ce n’est pas lui, c’est son fils unique, c’est Jésus qui, ayant créé le monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait être parfaite et le mal s’y était mêlé nécessairement au bien.

NICIAS


Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le mal ?

Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras étendu sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, qui portait deux paniers contenant, l’un des olives blanches, l’autre des olives noires.

— Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté par le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient douées de pensée et de connaissance, les blanches diraient : il est bien qu’une olive soit blanche, il est mal qu’elle soit noire, et le peuple des olives noires détesterait le peuple des olives blanches. Nous en jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d’elles que les dieux sont au-dessus de nous. Pour l’homme qui ne voit qu’une partie des choses, le mal est un mal ; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle ; mais si tout était beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu’il y ait du mal, ainsi que l’a démontré le second Platon, plus grand que le premier.

EUCRITE


Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont il ne détruit pas l’indestructible harmonie, mais pour le méchant qui le fait et qui pouvait ne pas le faire.

COTTA


Par Jupiter ! voilà un bon raisonnement !

EUCRITE


Le monde est la tragédie d’un excellent poète. Dieu qui la composa, a désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S’il veut que tu sois mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t’a été assigné.

NICIAS


Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédie boite comme Héphaistos ; il sera bon que l’insensé s’abandonne aux fureurs d’Ajax, que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que le traître trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand la pièce sera jouée, tous les acteurs, rois, justes, tyrans sanguinaires, vierges pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes et lâches assassins recevront du poète une part égale de félicitations.

EUCRITE


Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une belle jeune fille en gorgone hideuse. Je te plains d’ignorer la nature des dieux, la justice et les lois éternelles.

ZÉNOTHÉMIS


Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bien et du mal. Mais je suis persuadé qu’il n’est pas une seule action humaine, fût-ce le baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption. Le mal concourt au salut final des hommes, et en cela, il procède du bien et participe des mérites attachés au bien. C’est ce que les chrétiens ont admirablement exprimé par le mythe de cet homme au poil roux qui pour trahir son maître lui donna le baiser de paix, et assura par un tel acte le salut des hommes. Aussi rien n’est-il, à mon sens, plus injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le tapissier poursuivent le plus malheureux des apôtres de Jésus, sans songer que le baiser de l’Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était nécessaire selon leur propre doctrine à la rédemption des hommes et que, si Judas n’avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse divine était démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et le monde rendu au mal, à l’ignorance, à la mort.

MARCUS


La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de ne pas donner le baiser du traître, le donnerait pourtant. C’est ainsi qu’elle a employé le crime de l’Iscariote comme une pierre dans l’édifice merveilleux de la rédemption.

ZÉNOTHÉMIS


Je t’ai parlé tout à l’heure, Marcus, comme si je croyais que la rédemption des hommes avait été accomplie par Jésus crucifié, parce que je sais que telle est la croyance des chrétiens et que j’entrais dans leur pensée pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient à la damnation éternelle de Judas. Mais en réalité Jésus n’est à mes yeux que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystère de la rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux de l’entendre, comment il s’est véritablement accompli sur la terre.

Les convives firent un signe d’assentiment. Semblables aux vierges athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douze jeunes filles, portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes, entrèrent dans la salle d’un pas léger dont la cadence était marquée par une flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la flûte se tut et Zénothémis parla de la sorte :

— Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia aux anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent point la sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des hommes étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et ils s’unirent à elles. De ces hymens sortit une race violente qui couvrit la terre d’injustice et de cruautés, et la poussière des chemins but le sang innocent. À cette vue Eunoia fut prise d’une tristesse infinie :

» — Voilà donc ce que j’ai fait ! soupira-t-elle, en se penchant vers le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dans la vie amère. Leur souffrance est mon crime et je veux l’expier. Dieu même, qui ne pense que par moi, serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins, je n’abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. Puisque j’ai commis la faute de leur donner des corps qui les humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j’irai vivre parmi elles.

» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s’incarna dans le sein d’une tyndaride. Elle naquit petite et débile et reçut le nom d’Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce et en beauté, et devint la plus désirée des femmes, comme elle l’avait résolu, afin d’être éprouvée dans son corps mortel par les plus illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents, elle se dévoua au rapt et à l’adultère en expiation de tous les adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les crimes de l’univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut si adorable qu’aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu’ils lui faisaient cette invocation : « Âme sereine comme le calme des mers ! »

» C’est ainsi qu’Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniens montrent son tombeau, car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les fruits amers qu’elle avait semés. Mais, s’échappant de la chair décomposée d’Hélène, elle s’incarna dans une autre forme de femme et s’offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche poitrine, dans la paix du ciel reconquis.

HERMODORE


Ce mythe ne m’était point inconnu. Il me souvient qu’on a conté qu’en une de ses métamorphoses cette divine Hélène vivait auprès du magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que sa déchéance était involontaire et que les anges l’avaient entraînée dans leur chute.

ZÉNOTHÉMIS


Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiés aux mystères ont pensé que la triste Eunoia n’avait pas consenti sa propre déchéance. Mais, s’il en était ainsi qu’ils prétendent, Eunoia ne serait pas la courtisane expiatrice, l’hostie couverte de toutes les macules, le pain imbibé du vin de nos hontes, l’offrande agréable, le sacrifice méritoire, l’holocauste dont la fumée monte vers Dieu. S’ils n’étaient point volontaires ses péchés n’auraient point de vertu.

CALLICRATE


Mais veux-tu que je t’apprenne, Zénothémis, dans quel pays, sous quel nom, en quelle forme adorable vit aujourd’hui cette Hélène toujours renaissante ?

ZÉNOTHÉMIS


Il faut être très sage pour découvrir un tel secret. Et la sagesse, Callicrate, n’est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le monde grossier des formes et s’amusent, comme les enfants, avec des sons et de vaines images.

CALLICRATE


Crains d’offenser les dieux, impie Zénothémis ; les poètes leur sont chers. Les premières lois furent dictées en vers par les immortels eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les hymnes ont pour les oreilles célestes d’agréables sons. Qui ne sait que les poètes sont des devins et que rien ne leur est caché ? Étant poète moi-même et ceint du laurier d’Apollon, je révélerai à tous la dernière incarnation d’Eunoia. L’éternelle Hélène est près de vous : elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudée aux coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont des larmes, les lèvres des baisers. C’est elle ! Charmante comme aux jours de Priam et de l’Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd’hui Thaïs.

PHILINA


Que dis-tu, Callicrate ? Notre chère Thaïs aurait connu Pâris, Mélénas et les Achéens aux belles cnémides qui combattaient devant Ilion ! Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie ?

ARISTOBULE


Qui parle d’un cheval ?

— J’ai bu comme un Thrace ! s’écria Chéréas. Et il roula sous la table. Callicrate, élevant sa coupe :

— Je bois aux Muses héliconiennes, qui m’ont promis une mémoire que n’obscurcira jamais l’aile sombre de la nuit fatale !

Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentement sur ses larges épaules.

Depuis quelque temps, Dorion s’agitait dans son manteau philosophique. Il s’approcha en chancelant du lit de Thaïs :

— Thaïs, je t’aime, bien qu’il soit indigne de moi d’aimer une femme.

THAÏS


Pourquoi ne m’aimais-tu pas tout à l’heure ?

DORION


Parce que j’étais à jeun.

THAÏS


Mais moi, mon pauvre ami, qui n’ai bu que de l’eau, souffre que je ne t’aime pas.

Dorion n’en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès de Drosé qui l’appelait du regard pour l’enlever à son amie. Zénothémis prenant la place quittée donna à Thaïs un baiser sur la bouche.

THAÏS


Je te croyais plus vertueux.

ZÉNOTHÉMIS


Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus à aucune loi.

THAÏS


Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les bras d’une femme ?

ZÉNOTHÉMIS


Le corps peut céder au désir, sans que l’âme en soit occupée.

THAÏS


Va-t’en ! Je veux qu’on m’aime de corps et d’âme. Tous ces philosophes sont des boucs !

Les lampes s’éteignaient une à une. Un jour pâle, qui pénétrait par les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté de Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule. Zénothémis pressait dans ses bras Philina défaite. Dorion versait sur la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis de la blanche poitrine agitée par le rire et que le philosophe poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chair glissante. Eucrite se leva ; et posant le bras sur l’épaule de Nicias, il l’entraîna au fond de la salle.

— Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi penses-tu ?

— Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins d’Adonis.

— Que veux-tu dire ?

— Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année de petits jardins sur leur terrasse, en plantant pour l’amant de Vénus des rameaux dans des vases d’argile ? Ces rameaux verdoient peu de temps et se fanent.

— Ami, n’ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C’est folie de s’attacher à ce qui passe.

— Si la beauté n’est qu’une ombre le désir n’est qu’un éclair. Quelle folie y a-t-il à désirer la beauté ? N’est-il pas raisonnable, au contraire que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l’éclair dévore l’ombre glissante ?

— Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi : sois libre. C’est par là qu’on est homme.

— Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps ?

— Tu le verras tout à l’heure, mon fils. Tout à l’heure tu diras : Eucrite était libre.

Le vieillard parlait adossé à une colonne de porphyre, le front éclairé par les premiers rayons de l’aube. Hermodore et Marcus, s’étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous quatre, indifférents aux rires et aux cris des buveurs, s’entretenaient des choses divines. Eucrite s’exprimait avec tant de sagesse que Marcus lui dit :

— Tu es digne de connaître le vrai Dieu.

Eucrite répondit :

— Le vrai Dieu est dans le cœur du sage.

Puis ils parlèrent de la mort.

— Je veux, dit Eucrite, qu’elle me trouve occupé à me corriger moi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai au ciel mes mains pures et je dirai aux dieux :

« Vos images, dieux, que vous avez posées dans le temple de mon âme, je ne les ai point souillées ; j’y ai suspendu mes pensées ainsi que des guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J’ai vécu en conformité avec votre providence. J’ai assez vécu. »

En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage resplendissait de lumière.

Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresse profonde :

— Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l’olive mûre qui tombe, en rendant grâce à l’arbre qui l’a portée et en bénissant la terre sa nourrice !

À ces mots, tirant d’un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea dans sa poitrine.

Quand ceux qui l’écoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du fer avait pénétré dans le cœur du sage ; Eucrite était entré dans le repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps pâle et sanglant sur un des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des grognements des convives dérangés dans leur assoupissement et des souffles de volupté étouffés dans l’ombre des tapis. Le vieux Cotta, réveillé de son léger sommeil de soldat, était déjà auprès du cadavre, examinant la plaie et criant :

— Qu’on appelle mon médecin Aristée !

Nicias secoua la tête :

— Eucrite n’est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d’autres veulent aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l’ineffable désir. Et le voilà maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien.

Cotta se frappait le front :

— Mourir ? vouloir mourir quand on peut encore servir l’État, quelle aberration !

Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets, côte à côte, l’âme débordant de dégoût, d’horreur et d’espérance.

(...)



Notes

Opime : Riches dépouilles, riche profit qu'on recueille comme un butin.
Rhéteur : Orateur, écrivain sacrifiant à l'art du discours la vérité ou la sincérité.
Hypogée : Construction. En particulier, sépulture souterraine.
Braie : Sorte de pantalon ample, en usage chez les Gaulois et les peuples germaniques.
Synode : Assemblée d'ecclésiastiques convoquée par l'évêque ou l'archevêque pour délibérer sur les affaires du diocèse ou de la province.
Gorgone : Monstre mythologique à la chevelure de serpents.
Macule : Souillure, tache.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

N°9

Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne ; enjamba avec elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et, les pieds dans le vin et le sang répandus, il l’entraîna dehors.

Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades s’étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par le faîte étincelant du tombeau d’Alexandre. Sur les dalles de la chaussée, traînaient ça et là des couronnes effeuillées et des torches éteintes. On sentait dans l’air les souffles frais de la mer. Paphnuce arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous ses pieds.

— Tu les a entendus, ma Thaïs ! s’écria-t-il Ils ont craché toutes les folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin Créateur de toutes choses aux gémonies des démons de l’enfer, nié impudemment le bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté Judas. Et le plus infâme de tous, le chacal des ténèbres, la bête puante, l’arien plein de corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sépulcre. Ma Thaïs, tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de leur sueur gluante ; tu les as vues, ces brutes endormies sous les talons des esclaves ; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les tapis souillés de leurs vomissements ; tu l’as vu, ce vieillard insensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans la débauche, et se jeter au sortir de l’orgie à la face du Christ inattendu ! Louanges à Dieu ! Tu as regardé l’erreur et tu as connu qu’elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rappelle-toi les folies de ces philosophes, et dis si tu veux délirer avec eux. Rappelle-toi les regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable à elles !

Thaïs, le cœur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentant l’indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes, le poids des heures, soupirait :

— Je suis fatiguée à mourir, ô mon père ! Où trouver le repos ? Je me sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je n’aurais pas la force de saisir le bonheur, si l’on venait le tendre à portée de ma main…

Paphnuce la regardait avec bonté :

— Courage, ô ma sœur : l’heure du repos se lève pour toi, blanche et pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.

Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-dessus du mur, les têtes des platanes et des térébinthes, qui entouraient la grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au souffle du matin. Une place publique était devant eux, déserte, entourée de stèles et de statues votives, et portant à ses extrémités des bancs de marbre en hémicycle, et que soutenaient des chimères. Thaïs se laissa tomber sur un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine un regard anxieux, elle demanda :

— Que faut-il faire ?

— Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher. Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la grappe qui pourrirait sur l’arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin parfumé. Écoute : il est, à douze heures d’Alexandrie, vers l’Occident, non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle, chef-d’œuvre de sagesse, mériterait d’être mise en vers lyriques et chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elle veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu’il les regarde, chastes afin qu’il les épouse. Il les visite chaque jour en habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel enfin qu’il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te conduirai aujourd’hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens. Elles t’attendent comme une sœur. Au seuil du couvent, leur mère, la pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira : « Ma fille, sois la bienvenue ! »

La courtisane poussa un cri d’admiration :

— Albine ! une fille des Césars ! La petite nièce de l’empereur Carus !

— Elle-même ! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et, fille des maîtres du monde, s’éleva au rang de servante de Jésus-Christ. Elle sera ta mère.

Thaïs se leva et dit :

— Mène-moi donc à la maison d’Albine.

Et Paphnuce, achevant sa victoire :

— Certes je t’y conduirai et là, je t’enfermerai dans une cellule où tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux filles d’Albine avant d’être lavée de toutes tes souillures. Je scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le sceau que j’aurai mis. N’en doute pas, il viendra, Thaïs ; et quel tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs !

Thaïs dit pour la seconde fois :

— Mène-moi, mon père, à la maison d’Albine.

Le cœur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées ; ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l’un des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l’air, aujourd’hui si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu’une rosée amère jaillit de ses yeux.
— Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins, les complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie ? Veux-tu qu’animés par des démons, emportés par l’esprit maudit qui est en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert ? Il n’est que trop vrai qu’on voit des tables de scandale, des sièges infâmes servir d’organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte ! Hâte-toi, Thaïs ! et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.

Thaïs y consentit.

— Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers, soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela n’est rien encore. N’as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se baigner ? Un jour, j’ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude ordinaire. J’en ai été glacée d’épouvante. Nicias, à qui j’ai conté ce prodige, s’est moqué de moi ; pourtant il y a quelque magie en cette statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que ma beauté laissait insensible. Il est certain que j’ai vécu parmi des choses enchantées et que j’étais exposée aux plus grands périls, car on a vu des hommes étouffés par l’embrassement d’une statue d’airain. Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits avec une rare industrie, et si l’on brûle mes tapis et mes tentures, ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux dont le prix est grand. Je ne crois pas qu’il faille les faire périr. Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon père.

En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu’à la petite porte où tant de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l’ayant fait ouvrir, elle dit au portier d’appeler tous les esclaves de la maison. Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre étaient borgnes. Ç’avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la curiosité des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les valets d’écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les courriers aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six nègres d’un aspect féroce, trois esclaves grecs, l’un grammairien, l’autre poète et le troisième chanteur. Ils s’étaient tous rangés en ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue jusqu’aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et traînant languissamment leurs pieds, qu’entravaient de minces chaînettes d’or, parurent, l’air maussade, six belles esclaves blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrant Paphnuce :

— Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l’esprit de Dieu est en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.

Elle croyait en effet, pour l’avoir entendu dire, que les saints du désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr’ouverte et fumante les impies qu’ils frappaient de leur bâton.

Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur ressemblaient et dit aux autres :

— Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.

Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce n’était pas une plaisanterie.
— Obéissez, dit le moine.

Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l’ordre qui leur était donné, ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils détestaient les richesses et avaient, d’instinct, le goût de la destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs :

— J’ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église d’Alexandrie (si tant est qu’il en reste une seule digne encore du nom d’église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de Dieu, et je l’ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être dévoré par le feu jusqu’à l’âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes. Esclaves, hâtezvous ! Encore du bois ! Encore des flambeaux et des torches ! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille tes infâmes parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une faveur insigne, la tunique qu’elle revêt pour nettoyer les planchers.

Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d’ivoire ou d’ébène ou de cèdre qui, s’entr’ouvrant, laissaient couler des couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne sombre comme dans les holocaustes agréables de l’ancienne loi. Puis le feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s’enhardirent à l’ouvrage ; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles brodés d’argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles d’or. Trois robustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces statues colorées des Nymphes dont l’une avait été aimée comme une mortelle ; et l’on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement.

A ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots, nu-pieds et vêtue d’une tunique informe et grossière qui, pour avoir seulement touché son corps, s’imprégnait d’une volupté divine. Derrière elle, s’en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe flottante, un Éros d’ivoire.

Elle fit signe à l’homme de s’arrêter et s’approchant de Paphnuce, elle lui montra le petit dieu :

— Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes ? Il est d’un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son poids d’or. Sa perte serait irréparable, car il n’y aura plus jamais au monde un artiste capable de faire un si bel Éros. Considère aussi, mon père, que ce petit enfant est l’Amour et qu’il ne faut pas le traiter cruellement. Crois-moi : l’amour est une vertu et, si j’ai péché, ce n’est pas par lui, mon père, c’est contre lui. Jamais je ne regretterai ce qu’il m’a fait faire et je pleure seulement ce que j’ai fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent point en son nom. C’est pour cela qu’on doit l’honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli ! Comme il se cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier ! Un jour, Nicias, qui m’aimait alors, me l’apporta en me disant : « Il te parlera de moi. » Mais l’espiègle me parla d’un jeune homme que j’avais connu à Antioche et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce bûcher, mon père ! Conserve cet Éros et place-le dans quelque monastère. Ceux qui le verront tourneront leur cœur vers Dieu, car l’Amour sait naturellement s’élever aux célestes pensées.

Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriait comme à un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, le lança dans les flammes en s’écriant :

— Il suffit que Nicias l’ait touché pour qu’il répande tous les poisons.

Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les manteaux de pourpre, les sandales d’or, les peignes, les strigiles, les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que, ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des hurlements sous une pluie de cendres et d’étincelles.

Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres et cherchaient, en se frottant les yeux, d’où venait tant de fumée. Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s’approchaient du bûcher :

— Qu’est cela ? pensaient-ils.

Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume d’acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets, allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés de leurs esclaves, s’arrêtaient, le front couronné de fleurs, la tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l’inspiration de l’abbé d’Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un monastère.
Les marchands songeaient :

— Thaïs quitte cette ville ; nous ne lui vendrons plus rien ; c’est une chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle ? Ce moine lui a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire ? A quoi servent les lois ? Il n’y a donc plus de magistrats à Alexandrie ? Cette Thaïs n’a souci ni de nous ni de nos femmes ni de nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la contraindre à rester malgré elle dans cette ville.

Les jeunes gens songeaient de leur côté :

— Si Thaïs renonce aux jeux et à l’amour, c’en est fait de nos plus chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas. Les femmes qu’on aimait, on les aimait en elle ; il ne se donnait pas de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la volupté des voluptés, et la seule pensée qu’elle respirait parmi nous nous excitait au plaisir.

Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l’un d’eux, nommé Cérons, qui l’avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement jugée :

— C’est une fuite honteuse !

— Un lâche abandon !

— Elle nous retire le pain de la bouche.

— Elle emporte la dot de nos filles.

— Il faudra bien au moins qu’elle paie les couronnes que je lui ai vendues.

— Et les soixante robes qu’elle m’a commandées.

— Elle doit à tout le monde.

— Qui représentera après elle Iphigénie, Électre et Polyxène ? Le beau Polybe lui-même n’y réussira pas comme elle.

— Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.

— Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin.

Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place ; et, se traînant dans l’ombre des riches, ils gémissaient :

— Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir ? Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient en passant des poignées de pièces d’argent.

Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d’augmenter le désordre et d’en profiter pour dérober quelque objet précieux.

Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d’argent, restait calme et silencieux au milieu du tumulte. L’oreille tendue et le regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. Enfin, s’étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et lui dit tout bas :

— Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre pas qu’un moine te l’enlève.

— Par Pollux et sa sœur, il ne le fera pas ! s’écria Cérons. Je vais parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu’elle m’écoutera un peu mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place ! Place, canaille !

Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu’à Thaïs et la tirant à part :

— Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si vraiment tu renonces à l’amour.

Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons :

— Impie, s’écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci : elle est sacrée, elle est la part de Dieu.

— Va-t’en, cynocéphale ! répliqua le jeune homme furieux ; laisse-moi parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille.

Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés.

Cependant le vieux Taddée allait de l’un à l’autre, tirant l’oreille aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci, les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de mort.

— Au gibet ! le moine, au gibet !

— Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif !

Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son cœur.

— Impies, criait-il d’une voix tonnante, n’essayez pas d’arracher la colombe à l’aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et, comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous : les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser. Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu’une prostituée ? Vous n’êtes tous que de vivantes immondices et c’est par un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain en ruisseaux de boue.

Tandis qu’il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles ; il semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux qui l’entouraient l’écoutaient malgré eux.

Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres et des écailles d’huîtres, qu’il cachait dans un pan de sa tunique et, n’osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l’étreinte du moine, sa chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle les frissons de l’horreur et de la volupté.

A ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d’ache, s’ouvrant un chemin au milieu des furieux, s’écria :

— Arrêtez ! arrêtez ! Ce moine est mon frère !
C’était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans trop de surprise (car il ne s’étonnait de rien) le bûcher fumant, Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé.

Il répétait :

— Arrêtez, vous dis-je ; épargnez mon vieux condisciple ; respectez la chère tête de Paphnuce.

Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n’avait point l’impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l’écouta point. Une grêle de cailloux et d’écailles tombait sur le moine qui, couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux, en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d’user d’un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée d’or et d’argent, étant celle d’un homme voluptueux et charitable ; puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les pièces à leurs oreilles. Ils n’y prirent point garde d’abord, tant leur fureur était vive ; mais peu à peu leurs regards se tournèrent vers l’or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus leur victime. Voyant qu’il avait attiré leurs yeux et leurs âmes, Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques pièces d’or et d’argent. Les plus avides se baissèrent pour les ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l’envi, tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations s’élevèrent jusqu’aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à jeter des pièces de monnaie, et l’on ne vit plus sur toute la place qu’une infinité de dos qui, sous une pluie d’airain, s’entre-choquaient comme les lames d’une mer démontée. Paphnuce était oublié.

Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l’entraîna avec Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d’atteinte, ils ralentirent le pas et Nicias dit d’un ton de raillerie un peu triste :

— C’est donc fait ! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin de nous mon farouche ami.

— Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l’inconnu. J’ai éprouvé que la joie n’était pas la joie et voici que cet homme m’enseigne qu’en la douleur est la véritable joie. Je le crois, car il possède la vérité.

— Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les vérités. Il n’en a qu’une ; je les ai toutes. Je suis plus riche que lui, et n’en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.

Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants :

— Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule, ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais tout à l’heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m’auront préparé, je mangerai l’aile d’un faisan du Phase, puis je lirai, pour la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t’agenouillant comme un chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d’incantation depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des raves sans huile. Eh bien ! très cher, en accomplissant ces actes, dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines ; nous rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin commune : le bonheur, l’impossible bonheur ! J’aurais donc mauvaise grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison.

» Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s’il est possible, dans l’abstinence et dans l’austérité que tu ne l’as été dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame digne d’envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre nature, nous n’avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu’une seule espèce de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés contraires qu’il est rarement donné à la même personne de connaître. En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l’espèce de notre cher Paphnuce. Mais cela ne m’est point permis. Adieu donc, Thaïs ! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de ta destinée. Va, et emporte au loin les vœux de Nicias. J’en sais l’inanité ; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m’enveloppaient jadis dans tes bras et dont il me reste l’ombre ? Adieu, ma bienfaitrice ! adieu, bonté qui s’ignore, vertu mystérieuse, volupté des hommes ! adieu, la plus adorable des images que la nature ait jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde décevant.

Tandis qu’il parlait, une sombre colère couvait dans le cœur du moine ; elle éclata en imprécations.

— Va-t’en, maudit ! Je te méprise et te hais ! Va-t’en, fils de l’enfer, mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l’heure, me jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient et la grâce de Dieu, que j’implore pour eux, peut un jour descendre dans leurs cœurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n’es que venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de blasphèmes qu’il n’en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de Satan. Arrière, réprouvé !

Nicias le regardait avec tendresse.

— Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu’à l’évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton amour ! Adieu ! Thaïs : en vain tu m’oublieras, puisque je garde ton souvenir.
Et, les quittant, il s’en alla pensif par les rues tortueuses qui avoisinent la grande nécropole d’Alexandrie et qu’habitent les potiers funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines d’argile, peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, et qu’on a coutume d’ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être quelques-uns de ces légers simulacres, qu’il voyait là de ses yeux, seraient les compagnons de son sommeil éternel ; et il lui sembla qu’un petit Éros, sa tunique retroussée, riait d’un rire moqueur. L’idée de ses funérailles, qu’il voyait par avance, lui était pénible. Pour remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un raisonnement :

— Certes, se dit-il, le temps n’a point de réalité. C’est une pure illusion de notre esprit. Or, comment, s’il n’existe pas, pourrait-il m’apporter ma mort ?… Est-ce à dire que je vivrai éternellement ? Non, mais j’en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu’elle sera jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est arrivé. Elle existe comme la dernière page d’un livre que je lis et que je n’ai pas fini.

Ce raisonnement l’occupa sans l’égayer tout le long de sa route ; il avait l’âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en l’attendant.

Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et suivirent le rivage de la mer.

— Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait laver tes souillures.

Il lui parlait avec colère et mépris :

— Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué aux païens et aux infidèles un corps que l’Éternel avait formé pour s’en faire un tabernacle, et tes impuretés sont telles que, maintenant que tu sais la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans que le dégoût de toi-même ne te soulève le cœur.

Elle le suivait docilement, par d’âpres chemins, sous l’ardent soleil. La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais, loin d’éprouver cette fausse pitié qui amollit les cœurs profanes, Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui avait péché. Dans le transport d’un saint zèle, il aurait voulu déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse fureur et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son cœur et que sa poitrine fut près de se rompre. Ses anathèmes, étouffés dans sa gorge, firent place à des grincements de dents. Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme, et lui cracha au visage.

Tranquille, elle s’essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ afin que le Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la fraîcheur d’un souffle inconnu entrer dans son cœur ouvert, des sanglots lui montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner devant elle, il l’appela sa sœur, il baisa ces pieds qui saignaient. Il murmura cent fois :

— Ma sœur, ma sœur, ma mère, ô très sainte !

Il pria :

— Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu’une anémone miraculeuse fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux qui verront cette fleur recouvrent la pureté du cœur et des sens ! O sainte, sainte, très sainte Thaïs !

Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur l’âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l’âne au tronc d’un dattier et, s’asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec Thaïs un pain qu’ils mangèrent assaisonné de sel et d’hysope. Ils buvaient l’eau fraîche dans le creux de leur main et s’entretenaient de choses éternelles. Elle disait :

— Je n’ai jamais bu d’une eau si pure ni respiré un air si léger, et je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.

Paphnuce répondait :

— Vois, c’est le soir, ô ma sœur. Les ombres bleues de la nuit couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l’aurore les tabernacles de vie ; bientôt tu verras s’allumer les roses de l’éternel matin.

Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s’étendait devant eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisière du sable, des cellules blanches s’élevaient près des palmiers dans l’aurore.

— Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie ?

— Tu l’as dit, ma fille et ma sœur. C’est la maison du salut où je t’enfermerai de mes mains.
Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s’empressaient près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes ; plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur elles ainsi qu’un sourire de Dieu. D’autres méditaient à l’ombre des tamaris ; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant pleines d’amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles n’accomplissaient pas d’autres œuvres que la prière, la contemplation et l’extase. C’est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des boucles de cheveux ; et il faut croire que c’était malgré elles, car la règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche, allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur. Paphnuce s’approcha d’elle avec respect, lui baisa le bord de son voile, et dit :

— La paix du Seigneur soit avec toi, vénérâble Albine ! J’apporte à la ruche dont tu es la reine une abeille que j’ai trouvée perdue sur un chemin sans fleurs. Je l’ai prise dans le creux de ma main et réchauffée de mon souffle. Je te la donne.

Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s’agenouilla devant la fille des Césars.

Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, lui ordonna de se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine :

— Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.

Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été conduite à la maison du salut et il demanda qu’elle fût d’abord enfermée dans une cellule. L’abbesse y consentit, elle conduisit la pénitente dans une cabane restée vide depuis la mort de la vierge Læta qui l’avait sanctifiée. Il n’y avait dans l’étroite chambre qu’un lit, une table et une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le seuil, fut pénétrée d’une joie infinie.

— Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que Jésus viendra rompre de ses mains.
Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d’argile humide, y mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l’appliqua sur une des fentes de l’huis. Puis, s’étant approché de la fenêtre près de laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba à genoux, loua par trois fois le Seigneur et s’écria :

— Qu’elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie ! Que ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant !

Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s’éloigna lentement.

Albine appela une de ses vierges.

— Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est nécessaire : du pain, de l’eau et une flûte à trois trous.


Notes

Gémonies : « Escalier des gémissements » : à Rome, où on exposait les cadavres des condamnés après leur strangulation, avant de les jeter dans le Tibre.

Térébinthe : Pistachier résineux, toujours vert, qui donne une résine dite thérébenthine de Chio.
Théorbe : Sorte de luth à deux manches, à son plus grave que celui du luth ordinaire.
Veneur : Officier de la vénerie d'un prince, d'un particulier, qui s'occupe des chasses à courre. Grand veneur : chef d'une vénerie.
Strigile : Racloir dont les anciens se servaient pour nettoyer et frictionner leur corps.
Cynocéphale : Singe à museau fortement allongé comme celui d'un chien.
Ache : Plante ombellifère, herbacée, dont deux espèces sont cultivées comme alimentaires, le céleri à côtes et le céleri-rave.
Inanité : Caractère d'inutilité.
Lice : Femelle d'un chien de chasse.
Laie : Femelle du sanglier.
Hysope : Plante dicotylédone, arbrisseau vivace à feuilles persistantes, à fleurs bleues.
Cucule : ?
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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