Anatole France (1844-1924)

Avatar de l’utilisateur
Liza
Grand condor
Messages : 1538
Inscription : 31 janvier 2016, 13:44
Localisation : France

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Hennin : je le vois avec un ruban flottant au sommet comme les représentations des femmes de l'époque.
Peut-être une idée fausse.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
Ma page Spleen...
Avatar de l’utilisateur
Liza
Grand condor
Messages : 1538
Inscription : 31 janvier 2016, 13:44
Localisation : France

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Je n'ai pas kouschite.

J'ai kouchite : Dans l'Antiquité, en Égypte, relatif à une dynastie du Sud arrivée au pouvoir en 715 avant Jésus-Christ.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
Ma page Spleen...
Avatar de l’utilisateur
Montparnasse
Administrateur
Messages : 4230
Inscription : 04 janvier 2016, 18:20
Localisation : Balaruc-les-Bains (34)
Contact :

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Liza a écrit : 28 juin 2018, 21:48 Hennin : je le vois avec un ruban flottant au sommet comme les représentations des femmes de l'époque.
Peut-être une idée fausse.
Les images donnent un chapeau de femme plutôt pointu avec un voilage assez long partant du sommet et retombant vers l'arrière.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
Avatar de l’utilisateur
Montparnasse
Administrateur
Messages : 4230
Inscription : 04 janvier 2016, 18:20
Localisation : Balaruc-les-Bains (34)
Contact :

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Liza a écrit : 28 juin 2018, 21:55 Je n'ai pas kouschite.

J'ai kouchite : Dans l'Antiquité, en Égypte, relatif à une dynastie du Sud arrivée au pouvoir en 715 avant Jésus-Christ.
Oui, c'est le sens.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
Avatar de l’utilisateur
Montparnasse
Administrateur
Messages : 4230
Inscription : 04 janvier 2016, 18:20
Localisation : Balaruc-les-Bains (34)
Contact :

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

N°3

Resté seul, j’examinai ce papyrus avec d’autant plus d’intérêt qu’il porte un nom que j’avais déjà lu sur un cachet. C’est le nom d’un scribe du roi Séti Ier. Je me mis aussitôt à relever diverses particularités intéressantes du document. J’étais plongé dans ce travail depuis un temps que je ne saurais mesurer avec exactitude, quand je fus averti par une sorte d’instinct que quelqu’un se tenait derrière moi. Je me retournai et je vis une merveilleuse créature coiffée d’un épervier d’or, et prise dans une gaine étroite, toute blanche, qui révélait l’adorable et chaste jeunesse de son corps. Sur cette gaine, une légère tunique rose, serrée à la taille par une ceinture de pierreries, descendait en s’écartant et faisait des plis symétriques. Les bras, les pieds étaient nus et chargés de bagues.

Elle se montrait à moi de face en tournant la tête sur son épaule droite dans une attitude hiératique qui donnait à sa délicieuse beauté je ne sais quoi de divin.

— Quoi ! m’écriai-je, c’est vous, miss Morgan ?

— À moins que ce ne soit Néférou-Ra en personne. Vous savez, la Néférou-Ra de Leconte de Lisle, la Beauté du Soleil ?…


Voici qu’elle languit sur son lit virginal,
Très pâle, enveloppée avec des fines toiles.

» Mais non, vous ne savez pas ! vous ne savez pas de vers. C’est pourtant joli les vers !… Allons, travaillons.

Ayant maîtrisé mon émotion, je fis à cette charmante personne quelques remarques sur son ravissant costume. J’osai en contester plusieurs détails comme s’éloignant de l’exactitude archéologique. Je proposai de remplacer, au chaton des bagues, certaines pierres par d’autres d’un usage plus constant dans le moyen empire. Enfin, je m’opposai décidément au maintien d’une agrafe en émail cloisonné. En effet, ce bijou constituait un odieux anachronisme. Nous convînmes d’y substituer une plaque de pierres précieuses serties dans de minces alvéoles d’or. Elle m’écouta avec une docilité extrême et se montra satisfaite de moi jusqu’à vouloir me retenir à dîner. Je m’excusai sur la régularité de mes habitudes et la frugalité de mon régime, et je pris congé.

J’étais déjà dans l’antichambre quand elle me cria :

— Hein ? est-il assez nitide, mon costume ? N’est-ce pas qu’au bal de la comtesse N***, je ferai bisquer les autres femmes ?

Je fus choqué d’un tel propos. Mais, m’étant retourné vers elle, je la revis et je retombai sous le charme.

Elle me rappela.

— Monsieur Pigeonneau, vous êtes un aimable homme. Faites-moi un petit conte, et je vous aimerai beaucoup, beaucoup, beaucoup.

— Je ne saurais, lui répondis-je.

Elle haussa ses belles épaules, et s’écria :

— De quelle utilité serait donc la science, si elle ne servait à faire des contes ? Vous me ferez un conte, monsieur Pigeonneau.

Ne jugeant point utile de renouveler mon refus absolu, je me retirai sans rien répondre.

Je me croisai à la porte avec cet homme à la barbe assyrienne, le docteur Daoud, dont le regard m’avait si étrangement troublé sous la coupole de l’Institut. Il me fit l’effet d’un homme des plus vulgaires et sa rencontre me fut pénible.

Le bal de la comtesse N*** eut lieu quinze jours environ après ma visite. Je ne fus point surpris de lire dans les journaux que la belle miss Morgan y avait fait sensation dans le costume de Néférou-Ra.

Je n’entendis plus parler d’elle tout le reste de l’année 1886. Mais, le premier jour du nouvel an, comme j’écrivais dans mon cabinet, un valet m’apporta une lettre et un panier.

— De la part de miss Morgan, me dit-il.

Et il se retira.

Le panier étant posé sur ma table, il en sortit un miaulement. Je l’ouvris ; un petit chat gris s’en échappa.

Ce n’était pas un angora. C’était un chat d’une espèce orientale plus svelte que les nôtres, et fort ressemblant, autant que j’en pus juger, à ceux de ses congénères dont on trouve en si grand nombre, dans les hypogées de Thèbes, les momies enveloppées de bandelettes grossières. Il se secoua, regarda autour de lui, fit le gros dos, bâilla, puis s’alla frotter en ronronnant contre la déesse Pacht, qui élevait sur ma table sa taille pure et son fin museau. Bien que de couleur sombre et de pelage ras, il était gracieux. Il semblait intelligent et se montrait aussi peu sauvage que possible. Je ne pouvais concevoir les raisons d’un si bizarre présent. La lettre de miss Morgan ne m’instruisit pas beaucoup à cet égard. Elle était ainsi conçue :

« Cher monsieur,
» Je vous envoie un petit chat que le docteur Daoud a rapporté d’Égypte et que j’aime beaucoup. Traitez-le bien par amour pour moi. Baudelaire, le plus grand poète français après Stéphane Mallarmé, a dit :


Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

» Je n’ai pas besoin de vous rappeler que vous devez me faire un conte. Vous me l’apporterez le jour des Rois. Nous dînerons ensemble.

» ANNIE MORGAN.

» P.-S. — Votre petit chat se nomme Porou. »

Après avoir lu cette lettre, je regardai Porou qui, debout sur ses pattes de derrière, léchait le museau noir de Pacht, sa sœur divine. Il me regarda, et je dois dire que, de nous deux, ce n’était pas lui le plus étonné.

Je me demandais en moi-même :

« Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Mais je renonçai bientôt à y rien comprendre. Je suis bien bon, me dis-je, de chercher un sens aux folies d’une jeune détraquée. Travaillons. Quant à ce petit animal, madame Magloire, ma gouvernante, pourvoira à ses besoins. Je me remis à un travail de chronologie d’autant plus intéressant pour moi que j’y malmène quelque peu mon éminent confrère, M. Maspéro. Porou ne quitta pas ma table. Assis sur son derrière, les oreilles droites, il me regardait écrire. Chose incroyable, je ne fis rien de bon ce jour-là. Mes idées se brouillaient ; il me venait à l’esprit des bribes de chansons et des lambeaux de contes bleus. J’allai me coucher assez mécontent de moi. Le lendemain je retrouvai Porou assis sur ma table et se léchant la patte. Ce jour-là encore, je travaillai mal ; Porou et moi nous passâmes le plus clair des heures à nous regarder. Le lendemain alla de même et le surlendemain, bref, toute la semaine. J’aurais dû m’en affliger ; mais il faut confesser que peu à peu je prenais mon mal en patience et même en gaieté. La rapidité avec laquelle un honnête homme se déprave est quelque chose d’effrayant. Le dimanche de l’Épiphanie, je me levai tout joyeux et je courus à ma table, où Porou m’avait précédé selon sa coutume. Je pris un beau cahier de papier blanc, je trempai ma plume dans l’encre et j’écrivis en grandes lettres, sous le regard de mon nouvel ami : Mésaventures d’un commissionnaire borgne. Puis, sans que mes yeux quittassent le regard de Porou, j’écrivis tout le jour, avec une prodigieuse rapidité, un récit d’aventures si merveilleuses, si plaisantes, si diverses, que j’en étais moi-même tout égayé. Mon crocheteur borgne se trompait de fardeaux et commettait les méprises les plus comiques. Des amoureux placés dans une situation critique recevaient de lui, sans qu’il s’en doutât, un secours imprévu. Il transportait des armoires avec des hommes cachés dedans. Et ceux-ci, introduits dans un nouveau domicile, effrayaient des vieilles dames. Mais comment analyser un conte si joyeux ? Vingt fois j’éclatai de rire en l’écrivant. Si Porou, lui, ne riait pas, son air grave était aussi plaisant que les mines les plus hilares. Il était sept heures du soir quand je traçai la dernière ligne de cet aimable ouvrage. Depuis une heure, la chambre n’était éclairée que par les yeux phosphorescents de Porou. J’avais écrit aussi facilement dans l’obscurité que je l’eusse pu faire à la clarté d’une bonne lampe. Mon conte une fois terminé, je m’habillai ; je mis mon habit noir et ma cravate blanche, puis prenant congé de Porou, je descendis rapidement mon escalier et m’élançai dans la rue. Je n’y avais pas fait vingt pas que je me sentis tiré par la manche.

— Où courez-vous ainsi, mon oncle, comme un somnambule ?

C’était mon neveu Marcel qui m’interpellait de la sorte, un honnête et intelligent jeune homme, interne à la Salpêtrière. On dit qu’il réussira dans la médecine. Et, de fait, il aurait l’esprit assez bon s’il se défiait davantage de son imagination capricieuse.

— Mais, lui répondis-je, je vais porter un conte de ma façon à miss Morgan.

— Quoi ! mon oncle, vous faites des contes et vous connaissez miss Morgan ? Elle est bien jolie. Connaissez-vous aussi le docteur Daoud, qui la suit partout ?

— Un empirique, un charlatan !

— Sans doute, mon oncle, mais à coup sûr un expérimentateur extraordinaire. Ni Bernheim, ni Liégeois, ni Charcot lui-même n’ont obtenu les phénomènes qu’il produit à volonté. Il produit l’hypnotisme et la suggestion sans contact, sans action directe, par l’intermédiaire d’un animal. Il se sert ordinairement pour ses expériences de petits chats à poils ras. Voici comment il procède : il suggère un acte quelconque à un chat, puis il envoie l’animal dans un panier au sujet sur lequel il veut agir. L’animal transmet la suggestion qu’il a reçue, et le patient, sous l’influence de la bête, exécute ce que l’opérateur a commandé.

— En vérité, mon neveu ?

— En vérité, mon oncle.

— Et quelle est la part de miss Morgan dans ces belles expériences ?

— Miss Morgan, mon oncle, fait travailler Daoud à son profit et se sert de l’hypnotisme et de la suggestion pour faire faire des bêtises aux gens, comme si sa beauté n’y suffisait pas.

Je n’en entendis pas davantage. Une force irrésistible m’entraînait vers miss Morgan.

__ FIN __


Notes

Hypogée : Construction. En particulier, sépulture souterraine.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
Avatar de l’utilisateur
Montparnasse
Administrateur
Messages : 4230
Inscription : 04 janvier 2016, 18:20
Localisation : Balaruc-les-Bains (34)
Contact :

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

LA FILLE DE LILITH

À Jean Psichari.


J’avais quitté Paris la veille au soir et passé dans un coin de wagon une longue et muette nuit de neige. J’attendis six mortelles heures à X… et trouvai dans l’après-midi seulement une carriole de paysan pour me conduire à Artigues. La plaine, dont les plis s’élèvent et s’abaissent tour à tour des deux côtés de la route et que j’avais vue jadis riante au grand soleil, était maintenant couverte d’un voile épais de neige sur laquelle se tordaient les pieds noirs des vignes. Mon guide poussait mollement son vieux cheval, et nous allions, enveloppés d’un silence infini que déchirait par intervalles le cri plaintif d’un oiseau. Triste jusqu’à la mort, je murmurai dans mon cœur cette prière : « Mon Dieu, Dieu de miséricorde, préservez-moi du désespoir et ne me laissez pas commettre, après tant de fautes, le seul péché que vous ne pardonniez pas. » Alors je vis le soleil, rouge et sans rayons, descendre comme une hostie sanglante à l’horizon et, me rappelant le divin sacrifice du Calvaire, je sentis l’espérance entrer dans mon âme. Les roues continuèrent quelque temps encore à faire craquer la neige. Enfin, le voiturier me montra du bout de son fouet le clocher d’Artigues qui se dressait comme une ombre dans la brume rougeâtre.

— Eh ! donc, me dit cet homme, vous descendez au presbytère ? Vous connaissez monsieur le curé ?

— Je le connais depuis mon enfance. Il était mon maître quand j’étais écolier.

— Il est savant dans les livres ?

— Mon ami, monsieur le curé Safrac est aussi savant qu’il est vertueux.

— On le dit. On dit pareillement autre chose.

— Que dit-on, mon ami ?

— On dit ce qu’on veut, et moi je laisse dire.

— Quoi encore ?

— Donc, il y en a qui croient que monsieur le curé est devin et qu’il jette des sorts.

— Quelle folie !

— Moi, monsieur, je ne dis rien. Mais, si monsieur Safrac n’est pas un devin qui jette des sorts, pourquoi lit-il dans les livres, donc ?

La carriole s’arrêta devant le presbytère.

Je laissai cet imbécile et suivis la servante du curé, qui me conduisit à son maître, dans la salle où déjà la table était servie. Je trouvai M. Safrac bien changé depuis trois ans que je ne l’avais vu. Son grand corps s’était voûté. Sa maigreur devenait excessive. Deux yeux perçants luisaient sur son visage émacié. Son nez, qui semblait agrandi, descendait sur la bouche amincie. Je tombai dans ses bras et je m’écriai en sanglotant : « Mon père, mon père ! je viens à vous parce que j’ai péché. Mon père, mon vieux maître, ô vous, dont la science profonde et mystérieuse épouvantait mon esprit, mais qui rassuriez mon âme en me montrant votre cœur maternel, tirez votre enfant du bord de l’abîme. Ô mon seul ami, sauvez-moi ; éclairez-moi, ô mon unique lumière ! »

Il m’embrassa, me sourit avec cette exquise bonté dont il m’avait donné tant de preuves dans ma première jeunesse, et, reculant d’un pas comme pour mieux me voir :

— Eh ! adieu ! me dit-il, en me saluant à la mode de son pays, car M. Safrac est né sur le bord de la Garonne, au milieu de ces vins illustres qui semblent l’emblème de son âme généreuse et parfumée.

Après avoir professé la philosophie avec éclat à Bordeaux, à Poitiers et à Paris, il demanda pour unique faveur une pauvre cure dans le pays où il était né et où il voulait mourir. Curé d’Artigues depuis six ans, il pratique dans ce village perdu la plus humble piété et la science la plus haute.

— Eh ! adieu ! mon enfant, répétait-il. Vous m’avez écrit, pour m’annoncer votre arrivée, une lettre qui m’a bien touché. Il est donc vrai que vous n’avez point oublié votre vieux maître ?

Je voulus me jeter à ses pieds, en balbutiant encore. « Sauvez-moi ! sauvez-moi ! » Mais il m’arrêta d’un geste à la fois impérieux et doux.

— Ary, me dit-il, vous me direz demain ce que vous avez à me dire. Présentement, chauffez-vous. Puis nous souperons, car vous devez avoir grand froid et grand’faim !

La servante apporta sur la table la soupière, d’où montait une colonne de vapeur odorante. C’était une vieille femme dont les cheveux étaient cachés sous un foulard noir et qui mêlait étrangement sur sa face ridée la beauté du type à la laideur de la décrépitude. J’étais profondément troublé ; pourtant la paix de la sainte demeure, la gaieté du feu de sarment, de la nappe blanche, du vin versé et des plats fumants entrèrent peu à peu dans mon âme. Tout en mangeant, j’oubliais presque que j’étais venu au foyer de ce prêtre changer l’aridité de mes remords en la rosée féconde du repentir. M. Safrac me rappela les heures déjà lointaines qui nous avaient réunis sous le toit du collège, où il professait la philosophie.

— Ary, me dit-il, vous étiez mon meilleur élève. Votre prompte intelligence allait sans cesse au delà de la pensée du maître. C’est pourquoi je m’attachai tout de suite à vous. J’aime la hardiesse chez un chrétien. Il ne faut pas que la foi soit timide quand l’impiété montre une indomptable audace. L’Église n’a plus aujourd’hui que des agneaux : il lui faut des lions. Qui nous rendra les pères et les docteurs dont le regard embrassait toutes les sciences ? La vérité est comme le soleil ; elle veut l’œil de l’aigle pour la contempler.

— Ah ! monsieur Safrac, vous portiez, vous, sur toutes les questions cet œil audacieux que rien n’éblouit. Je me rappelle que vos opinions effrayaient parfois ceux mêmes de vos confrères que la sainteté de votre vie remplissait d’admiration. Vous ne redoutiez pas les nouveautés. C’est ainsi, par exemple, que vous incliniez à admettre la pluralité des mondes habités.

Son œil s’alluma.

— Que diront les timides quand ils liront mon livre ? Ary, sous ce beau ciel, dans ce pays que Dieu fit avec un spécial amour, j’ai médité, j’ai travaillé. Vous savez que je possède assez bien l’hébreu, l’arabe, le persan et plusieurs idiomes de l’Inde. Vous savez aussi que j’ai transporté ici une bibliothèque riche en manuscrits anciens. Je suis entré profondément dans la connaissance des langues et des traditions de l’Orient primitif. Ce grand labeur, avec l’aide de Dieu, n’aura pas été sans fruit. Je viens de terminer mon livre des Origines qui répare et soutient cette exégèse sacrée dont la science impie croyait voir la ruine imminente. Ary, Dieu a voulu, dans sa miséricorde, que la science et la foi fussent enfin réconciliées. Pour opérer un tel rapprochement, je suis parti de cette idée : La Bible, inspirée par le Saint-Esprit, ne dit rien que de vrai, mais elle ne dit pas tout ce qui est vrai. Et comment le dirait-elle, puisqu’elle se propose, pour objet unique, de nous informer de ce qui est nécessaire à notre salut éternel ? Hors de ce grand dessein, il n’existe rien pour elle. Son plan est aussi simple qu’il est immense. Il embrasse la chute et la rédemption. C’est l’histoire divine de l’homme. Elle est complète et limitée. Rien n’y a été admis pour satisfaire de profanes curiosités. Or, il ne faut pas que la science impie triomphe plus longtemps du silence de Dieu. Il est temps de dire : « Non, la Bible n’a pas menti, parce qu’elle n’a pas tout révélé. » Telle est la vérité que je proclame. M’aidant de la géologie, de l’archéologie préhistorique, des cosmogonies orientales, des monuments hittites et sumériens, des traditions chaldéennes et babyloniennes, des antiques légendes conservées dans le Talmud, j’ai affirmé l’existence des préadamites, dont l’auteur inspiré de la Genèse ne parle point pour la seule raison que leur existence n’intéressait point le salut éternel des enfants d’Adam. Bien plus, un examen minutieux des premiers chapitres de la Genèse m’a démontré l’existence de deux créations successives, séparées par de longs âges, et dont la seconde n’est, pour ainsi dire, que l’adaptation d’un canton de la terre aux besoins d’Adam et de sa postérité.

Il s’arrêta une seconde et reprit à voix basse, avec une gravité vraiment religieuse :

— Moi, Martial Safrac, prêtre indigne, docteur en théologie, soumis comme un enfant obéissant à l’autorité de notre sainte mère l’Église, j’affirme avec une certitude absolue — sous la réserve expresse de l’autorité de notre saint père le Pape et des conciles — qu’Adam, créé à l’image de Dieu, eut deux femmes, dont Ève est la seconde.

Ces paroles singulières me tiraient peu à peu hors de moi-même et j’y prenais un étrange intérêt. Aussi éprouvai-je quelque déception quand M. Safrac, laissant tomber ses coudes sur la table, me dit :

— C’en est assez sur ce sujet. Peut-être lirez-vous un jour mon livre qui vous instruira sur ce point. J’ai dû, pour obéir à un strict devoir, soumettre cet ouvrage à Monseigneur et solliciter l’approbation de Sa Grandeur. Le manuscrit est à cette heure à l’archevêché et j’attends d’un moment à l’autre une réponse que j’ai tout lieu de croire favorable. Mon cher enfant, goûtez ces cèpes de nos bois et ce vin de nos crus et dites si ce pays n’est pas la seconde terre promise, dont la première n’était que l’image et la prophétie.

À partir de ce moment, la conversation, plus familière, roula sur nos souvenirs communs.

— Oui, mon enfant, me dit M. Safrac, vous étiez mon élève de prédilection. Dieu permet les préférences quand elles sont fondées sur un jugement équitable. Or, je jugeai tout de suite qu’il y avait en vous l’étoffe d’un homme et d’un chrétien. Ce n’est pas qu’il ne parût en vous de grandes imperfections. Vous étiez inégal, incertain, prompt à vous troubler. Des ardeurs, encore secrètes, couvaient dans votre âme. Je vous aimais pour votre grande inquiétude, comme un autre de mes élèves pour des qualités contraires. Je chérissais Paul d’Ervy pour l’inébranlable fermeté de son esprit et de son cœur. À ce nom, je rougis, je pâlis, j’eus peine à retenir un cri, et, quand je voulus répondre, il me fut impossible de parler. M. Safrac ne parut pas s’apercevoir de mon trouble.

— Si j’ai bonne mémoire, c’était votre meilleur camarade, ajouta-t-il. Vous êtes resté lié intimement avec lui, n’est-il pas vrai ? Je sais qu’il est entré dans la carrière diplomatique où on lui présage un bel avenir. Je souhaite qu’il soit appelé dans des temps meilleurs auprès du Saint-Siège. Vous avez en lui un ami fidèle et dévoué.

— Mon père, répondis-je avec effort, je vous parlerai demain de Paul d’Ervy et d’une autre personne.

M. Safrac me serra la main. Nous nous séparâmes et je me retirai dans la chambre qu’il m’avait fait préparer. Dans mon lit parfumé de lavande, je rêvai que j’étais encore enfant et qu’agenouillé dans la chapelle du collège j’admirais les femmes blanches et lumineuses dont la tribune était remplie, quand tout à coup une voix, sortie d’un nuage, parla au-dessus de ma tête et dit : « Ary, tu crois les aimer en Dieu, mais c’est Dieu que tu aimes en elles. »

(...)


Notes

Préadamite : Nom donné aux races humaines qui, d'après une doctrine du XVIIème siècle (préadamisme) auraient été créées par Dieu antérieurement à Adam.
Antérieur à Adam.

Lilith

Il existe dans la Genèse deux passages évoquant la création de la femme.

Le premier passage indique : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ».

Selon le second livre de la Genèse, Adam est le premier homme et a été créé par Dieu lors du sixième jour de la Création à partir de la poussière de la terre qu'il façonna à son image, avant de l'animer de son souffle. Comme Dieu considérait qu'Adam devait avoir une compagne, il modela des animaux qu'il amena à Adam pour voir comment il les appellerait. Adam donna un nom à chacun d'entre eux, mais ne se trouva pas de compagne. Alors Dieu l'endormit, et créa une femme (qu'Adam appela plus tard Ève) à partir d'une côte d'Adam. Un débat exégétique existe sur la traduction de l'expression אַחַת מִצַּלְעֹתָיו, « une de ses côtes ». Saint Jérôme en fait la traduction de « côte » (ce qui sous-entend une subordination de la femme par rapport à l'homme) alors que le mot hébreu « ṣelaʿ » prend plus souvent le sens dans la Bible de « côté » ou « flanc » : Ève serait sortie du côté d'Adam endormi et non de sa côte.

Très tôt, les rabbins ont tenté de résoudre la contradiction entre ces deux passages, le premier évoquant une création simultanée de l'homme et de la femme, le second une création de la femme postérieure à celle de l'homme. Reprenant certaines légendes sémites, ils y ont vu la preuve de l’existence d’une « autre première femme », Lilith. Cette interprétation n'est toutefois étayée par aucune source biblique, le nom de Lilith est en revanche mentionné une fois dans les Écritures à Ésaïe parfois traduit par « le spectre de la nuit », « la chouette nocturne ».
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
Avatar de l’utilisateur
Montparnasse
Administrateur
Messages : 4230
Inscription : 04 janvier 2016, 18:20
Localisation : Balaruc-les-Bains (34)
Contact :

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

N°2


Le matin à mon réveil, je trouvai M. Safrac debout au chevet de mon lit.

— Ary, me dit-il, venez entendre la messe que je célébrerai à votre intention. À l’issue du saint sacrifice, je serai prêt à écouter ce que vous avez à me dire.

L’église d’Artigues est un petit sanctuaire de ce style roman qui fleurissait encore en Aquitaine au XIIe siècle. Restaurée il y a vingt ans, elle reçut un clocher qui n’était point prévu dans le plan primitif. Du moins, étant pauvre, elle garda sa pure nudité. Je m’associai, autant que mon esprit me le permettait, aux prières du célébrant, puis je rentrai avec lui au presbytère. Là, nous déjeunâmes d’un peu de pain et de lait, puis nous entrâmes dans la chambre de M. Safrac.

Ayant approché une chaise de la cheminée, au-dessus de laquelle un crucifix était suspendu, il m’invita à m’asseoir, et, s’étant assis lui-même près de moi, il me fit signe de parler. Au dehors, la neige tombait. Je commençai ainsi :

— Mon père, il y a dix ans qu’au sortir de vos mains je suis entré dans le monde. J’y ai gardé ma foi ; hélas ! non pas ma pureté. Mais je n’ai pas besoin de vous retracer mon existence ; vous la connaissez, vous mon guide spirituel, l’unique directeur de ma conscience. D’ailleurs, j’ai hâte d’arriver à l’événement qui a bouleversé ma vie. L’année dernière, ma famille avait résolu de me marier et j’y avais moi-même consenti volontiers. La jeune fille qui m’était destinée présentait tous les avantages que recherchent d’ordinaire les parents. De plus, elle était jolie ; elle me plaisait, en sorte qu’au lieu d’un mariage de convenance, j’allais faire un mariage d’inclination. Ma demande fut agréée. On nous fiança. Le bonheur et le repos de ma vie semblaient assurés, quand je reçus une lettre de Paul d’Ervy qui, revenu de Constantinople, m’annonçait son arrivée à Paris et témoignait une grande envie de me voir. Je courus chez lui et lui annonçai mon mariage. Il me félicita cordialement.

» — Mon vieux frère, me dit-il, je me réjouis de ton bonheur.

» Je lui dis que je comptais qu’il serait mon témoin, il accepta bien volontiers. La date de mon mariage était fixée au 15 mai et il ne devait rejoindre son poste que dans les premiers jours de juin.

» — Voilà qui va bien, lui dis-je. Et toi ?…

» — Oh ! moi, répondit-il avec un sourire qui exprimait à la fois la joie et la tristesse, moi, quel changement !… je suis fou… une femme… Ary, je suis bien heureux ou bien malheureux ! Quel nom donner au bonheur qu’on a acheté par une mauvaise action ? J’ai trahi, j’ai désolé un excellent ami… j’ai enlevé, là-bas, à Constantinople, la…

M. Safrac m’interrompit :

— Mon fils, retranchez de votre récit les fautes des autres et ne nommez personne.

Je promis d’obéir et je continuai de la sorte :

— Paul avait à peine achevé de parler quand une femme entra dans la chambre. C’était elle, manifestement : vêtue d’un long peignoir bleu, elle semblait chez elle. Je vous peindrai d’un seul mot l’impression terrible qu’elle me fit. Elle ne me parut pas naturelle. Je sens combien ce terme est obscur et rend mal ma pensée. Mais peut-être deviendra-t-il plus intelligible par la suite de mon récit. En vérité, dans l’expression de ses yeux d’or qui jetaient par moments des gerbes d’étincelles, dans la courbe de sa bouche énigmatique, dans le tissu de sa chair à la fois brune et lumineuse, dans le jeu des lignes heurtées et pourtant harmonieuses de son corps, dans la légèreté aérienne de ses pas, jusque dans ses bras nus auxquels des ailes invisibles semblaient attachées ; enfin dans tout son être ardent et fluide, je sentis je ne sais quoi d’étranger à la nature humaine, je ne sais quoi d’inférieur et de supérieur à la femme telle que Dieu l’a faite, en sa bonté redoutable, pour qu’elle fût notre compagne sur cette terre d’exil. Du moment que je la vis, un sentiment monta dans mon âme et l’emplit toute : je ressentis le dégoût infini de tout ce qui n’était pas cette femme.

» En la voyant entrer, Paul avait froncé légèrement le sourcil ; mais, se ravisant tout aussitôt, il essaya de sourire.

» — Leila, je vous présente mon meilleur ami.

» Leila répondit :

» — Je connais monsieur Ary.

» Cette parole devait sembler étrange, puisque certainement nous ne nous étions jamais vus ; mais l’accent dont elle fut dite était plus étrange encore. Si le cristal pensait, il parlerait ainsi.

» — Mon ami Ary, ajouta Paul, se marie dans six semaines.

» À ces mots, Leila me regarda et je vis clairement que ses yeux d’or disaient non.

» Je sortis fort troublé, sans que mon ami montrât la moindre envie de me retenir. Tout le jour, j’errai au hasard dans les rues, le cœur vide et désolé ; puis, me trouvant, par hasard, le soir sur le boulevard devant une boutique de fleuriste, je me rappelai ma fiancée et j’entrai prendre pour elle une branche de lilas blanc. J’avais à peine la fleur entre les doigts qu’une petite main me l’arracha et je vis Leila qui s’en allait en riant. Elle était vêtue d’une courte robe grise, d’une veste également grise et d’un petit chapeau rond. Ce costume de Parisienne en course allait, je dois le dire, aussi mal que possible à la beauté féerique de cette créature et semblait sur elle une sorte de déguisement. C’est pourtant en la voyant ainsi que je sentis que je l’aimais d’un inextinguible amour. Je voulus la rejoindre, mais elle m’échappa au milieu des passants et des voitures.

» À compter de ce moment, je ne vécus plus. J’allai plusieurs fois chez Paul, sans revoir Leila. Il me recevait amicalement, mais il ne me parlait pas d’elle. Nous n’avions rien à nous dire et je le quittais tristement. Un jour enfin, le valet de chambre me dit : « Monsieur est sorti. » Et il ajouta : « Monsieur veut-il parler à madame ? » Je répondis oui. Oh ! mon père, ce mot, ce petit mot, quelles larmes de sang pourront jamais l’expier ? J’entrai. Je la trouvai dans le salon, à demi couchée sur un divan, dans une robe jaune comme l’or, sous laquelle elle avait ramené ses pieds. Je la vis… Mais non, je ne voyais plus. Ma gorge s’était tout à coup séchée, je ne pouvais parler. Une odeur de myrrhe et d’aromates qui venait d’elle m’enivra de langueur et de désirs, comme si tous les parfums du mystique Orient étaient entrés à la fois dans mes narines frémissantes. Non, certes, ce n’était pas là une femme naturelle, car rien d’humain ne transparaissait en elle ; son visage n’exprimait aucun sentiment bon ou mauvais, hors celui d’une volupté à la fois sensuelle et céleste. Sans doute, elle vit mon trouble, car elle me demanda, de sa voix plus pure que le chant des ruisseaux dans les bois :

» — Qu’avez-vous ?

» Je me jetai à ses pieds et je m’écriai dans les larmes :

» — Je vous aime éperdument !…

» Alors elle ouvrit les bras ; puis, répandant sur moi le regard de ses yeux voluptueux et candides :

» — Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt, mon ami ?

» Heure sans nom ! Je pressai Leila renversée dans mes bras. Et il me sembla que, tous deux emportés ensemble en plein ciel, nous le remplissions tout entier. Je me sentis devenir l’égal de Dieu, et je crus posséder en mon sein toute la beauté du monde et toutes les harmonies de la nature, les étoiles et les fleurs, et les forêts qui chantent, et les fleuves et les mers profondes. J’avais mis l’infini dans un baiser…

À ces mots, M. Safrac, qui m’écoutait depuis quelques instants avec une impatience visible, se leva et, debout contre la cheminée, ayant retroussé sa soutane jusqu’aux genoux pour se chauffer les jambes, il me dit avec une sévérité qui allait jusqu’au mépris :

— Vous êtes un misérable blasphémateur et, loin de détester vos crimes, vous ne les confessez que par orgueil et par délectation. Je ne vous écoute plus.

À ces mots, je fondis en larmes et lui demandai pardon. Reconnaissant que mon humilité était sincère, il m’autorisa à poursuivre mes aveux, à la condition de m’y déplaire.

Je repris mon récit comme il suit, avec la résolution de l’abréger le plus possible :

— Mon père, je quittai Leila, déchiré de remords. Mais, dès le lendemain, elle vint chez moi, et alors commença une vie qui me brisa de délices et de tortures. J’étais jaloux de Paul, que j’avais trahi, et je souffrais cruellement. Je ne crois pas qu’il y ait un mal plus avilissant que la jalousie, ni qui remplisse l’âme de plus odieuses images. Leila ne daignait même pas mentir pour me soulager. D’ailleurs sa conduite était inconcevable. Je n’oublie pas à qui je parle, et je me garderai bien d’offenser les oreilles du plus vénérable des prêtres. Je dirai seulement que Leila semblait étrangère à l’amour qu’elle me laissait prendre. Mais elle avait répandu dans mon être tous les poisons de la volupté. Je ne pouvais me passer d’elle, et je tremblais de la perdre. Leila était absolument dénuée de ce que nous appelons le sens moral. Il ne faut pas croire pour cela qu’elle se montrât méchante ou cruelle. Elle était, au contraire, douce et pleine de pitié. Elle n’était pas non plus inintelligente, mais son intelligence n’était pas de même nature que la nôtre. Elle parlait peu, refusait de répondre à toute question qu’on lui faisait sur son passé. Elle ne savait rien de ce que nous savons. Par contre, elle savait beaucoup de choses que nous ignorons. Elevée en Orient, elle connaissait toute sorte de légendes hindoues et persanes qu’elle contait d’une voix monotone avec une grâce infinie. À l’entendre raconter l’aurore charmante du monde, on l’aurait dite contemporaine de la jeunesse de l’univers. Je lui en fis un jour la remarque. Elle répondit en souriant :

» — Je suis vieille, il est vrai.

M. Safrac, toujours debout devant la cheminée, se penchait depuis quelque temps vers moi dans l’attitude d’une vive attention.

— Continuez, me dit-il.

— Plusieurs fois, mon père, j’interrogeai Leila sur sa religion. Elle me répondit qu’elle n’en avait pas et qu’elle n’avait pas besoin d’en avoir ; que sa mère et ses sœurs étaient filles de Dieu, et que pourtant elles n’étaient liées à lui par aucun culte. Elle portait à son cou un médaillon rempli d’un peu de terre rouge, qu’elle disait avoir recueilli pieusement pour l’amour de sa mère.

À peine avais-je prononcé ces mots que M. Safrac, pâle et tremblant, bondit et, me pressant le bras, me cria aux oreilles :

— Elle disait vrai ! Je sais, je sais maintenant quelle était cette créature. Ary, votre instinct ne vous trompait pas. Ce n’était pas une femme. Achevez, achevez, je vous prie !

— Mon père, j’ai presque terminé. Hélas ! j’avais rompu, pour l’amour de Leila, des fiançailles solennelles, j’avais trahi mon meilleur ami. J’avais offensé Dieu. Paul, ayant appris l’infidélité de Leila, en devint fou de douleur. Il menaça de la tuer, mais elle lui répondit doucement :

» — Essayez, mon ami ; je souhaiterais mourir, et je ne peux pas.

» — Six mois elle se donna à moi ; puis un matin, elle m’annonça qu’elle retournait en Perse et qu’elle ne me verrait plus. Je pleurai, je gémis, je m’écriai : « Vous ne m’avez jamais aimé ! » Et elle me répondit avec douceur :

» — Non, mon ami. Mais combien de femmes, qui ne vous ont pas aimé davantage, ne vous ont pas donné ce que vous avez reçu de moi ! Vous me devez encore de la reconnaissance. Adieu.

» — Je demeurai deux jours entre la fureur et la stupidité. Puis, songeant au salut de mon âme, je courus à vous, mon père. Me voici : purifiez, élevez, fortifiez mon cœur ! Je l’aime encore !

Je cessai de parler. M. Safrac restait pensif, le front dans la main. Le premier, il rompit le silence :

— Mon fils, voilà qui confirme mes grandes découvertes. Voilà de quoi confondre la superbe de nos modernes sceptiques. Écoutez-moi. Nous vivons aujourd’hui dans les prodiges, comme les premiers-nés des hommes. Écoutez, écoutez ! Adam eut, comme je vous l’ai dit, une première femme dont la Bible ne parle pas, mais que le Talmud nous fait connaître. Elle se nommait Lilith. Formée, non d’une de ses côtes, mais de la terre rouge dont lui-même était pétri, elle n’était pas la chair de sa chair. Elle se sépara volontairement de lui. Il vivait encore dans l’innocence quand elle le quitta pour aller en ces régions où les Perses s’établirent de longues années après et qu’habitaient alors des préadamites plus intelligents et plus beaux que les hommes. Elle n’eut donc pas de part à la faute de notre premier père et ne fut point souillée du péché originel. Aussi échappa-t-elle à la malédiction prononcée contre Ève et sa postérité. Elle est exempte de douleur et de mort ; n’ayant point d’âme à sauver, elle est incapable de mérite comme de démérite. Quoi qu’elle fasse, elle ne fait ni bien ni mal. Ses filles, qu’elle eut d’un hymen mystérieux, sont immortelles comme elle et, comme elle, libres de leurs actes et de leurs pensées, puisqu’elles ne peuvent ni gagner ni perdre devant Dieu. Or, mon fils, je le reconnais à des signes certains, la créature qui vous fit tomber, cette Leila, était une fille de Lilith. Priez, je vous entendrai demain en confession.

Il resta songeur un moment, puis, tirant de sa poche un papier, il reprit :

— Cette nuit, après vous avoir souhaité le bonsoir, j’ai reçu du facteur, qui s’était attardé dans les neiges, une lettre pénible. Monsieur le premier vicaire m’écrit que mon livre a contristé Monseigneur et assombri par avance, dans son âme, les joies du Carmel. Cet écrit, ajoute-t-il, est plein de propositions téméraires et d’opinions déjà condamnées par les docteurs. Sa Grandeur ne saurait approuver des élucubrations si malsaines. Voilà ce qu’on m’écrit. Mais je raconterai votre aventure à Monseigneur. Elle lui prouvera que Lilith existe et que je ne rêve pas.

Je priai M. Safrac de m’écouter un moment encore :

— Leila, mon père, m’a laissé, en partant, une feuille de cyprès sur laquelle des caractères que je ne puis lire sont gravés à la pointe du style. Voici cette espèce d’amulette…

M. Safrac prit le léger copeau que je lui tendais, l’examina attentivement, puis :

— Ceci, dit-il, est écrit en langue persane de la belle époque et se traduit sans peine ainsi :


PRIÈRE DE LEILA, FILLE DE LILITH

Mon Dieu, promettez-moi la mort, afin que je goûte la vie. Mon Dieu, donnez-moi le remords, afin que je trouve le plaisir. Mon Dieu, faites-moi l’égale des filles d’Eve !


___ FIN ___


Notes

Talmud : il est l’un des textes fondamentaux du judaïsme rabbinique et la base de sa Halakha (« Loi »).

Rédigé dans un mélange d'hébreu et de judéo-araméen et composé de la Mishna et de la Guemara, il compile les discussions rabbiniques sur les divers sujets de la Loi juive telle qu’exposée dans la Bible hébraïque et son versant oral, abordant entre autres le droit civil et matrimonial mais traitant au détour de ces questions de points d’éthique, de mythes, de médecine, de génie et autres. Divisé en six ordres (shisha sedarim, abrégé Sha"s), il existe deux versions du Talmud, dites Talmud de Jérusalem et Talmud de Babylone.

Depuis sa clôture, le Talmud a fait l’objet de nombreux commentaires et exégèses, les uns tentant d’en extraire la matière légale, les autres d’en poursuivre les discussions en développant sa dimension casuistique, aboutissant à de savantes discussions et à des interprétations novatrices.

Style : Stylet servant à écrire sur des tablettes enduites de cire, pointe traçante de certains instruments.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
Avatar de l’utilisateur
Liza
Grand condor
Messages : 1538
Inscription : 31 janvier 2016, 13:44
Localisation : France

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Je n'ai jamais eu l'occasion d'utiliser ce mot assez spécifique.

Mon dico lizien me dit

Casuistique ! Employé comme nom féminin singulier

Théologie : Partie traitant des problèmes de conscience.
                  Tendance à argumenter de façon subtile, à tomber dans le byzantinisme.

Synonymes :

héologique
métaphysique
religieux

théologie
apologétique
théogonie

Byzantinisme : Employé comme nom masculin singulier

Tendance à entretenir des discussions oiseuses, trop subtiles.
 
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
Ma page Spleen...
Avatar de l’utilisateur
Montparnasse
Administrateur
Messages : 4230
Inscription : 04 janvier 2016, 18:20
Localisation : Balaruc-les-Bains (34)
Contact :

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Ah oui, il était bon de le préciser. Dans le dico de Spleen, on trouve :

Partie de la théologie morale qui s'occupe des cas de conscience.

(Péjoratif) Subtilité complaisante (en morale).
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
Avatar de l’utilisateur
Montparnasse
Administrateur
Messages : 4230
Inscription : 04 janvier 2016, 18:20
Localisation : Balaruc-les-Bains (34)
Contact :

Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

THAÏS



I


LE LOTUS



En ce temps-là le désert était peuplé d’anachorètes. Sur les deux rives du Nil, d’innombrables cabanes, bâties de branchages et d’argile par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre isolés et pourtant s’entr’aider au besoin. Des églises, surmontées du signe de la croix, s’élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes et les moines s’y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu’afin de mieux goûter la solitude.

Anachorètes et cénobites vivaient dans l’abstinence, ne prenant de nourriture qu’après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas leur pain avec un peu de sel et d’hysope. Quelques-uns, s’enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d’une caverne ou d’un tombeau et menaient une vie encore plus singulière.

Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule, dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour les chefs-d’œuvre de la pénitence. En considération du péché originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les plaies. Ainsi s’accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit : « Le désert se couvrira de fleurs. »
Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs jours dans l’ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la vérité ces moines méprisaient les richesses et l’odeur de leurs vertus montait jusqu’au ciel.

Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main, comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons, ayant pris des figures d’Éthiopiens ou d’animaux, erraient autour des solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et de l’enfer.

Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se défendaient avec l’aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la pénitence et des macérations. Parfois, l’aiguillon des désirs charnels les déchirait si cruellement qu’ils en hurlaient de douleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d’étoiles, aux miaulements des hyènes affamées. C’est alors que les démons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont laids en réalité, ils se revêtent parfois d’une beauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s’éloignaient dès l’aurore, pleins de honte et de rage. Il n’était pas rare, à l’aube, de rencontrer un de ceux-là s’enfuyant tout en larmes, et répondant à ceux qui l’interrogeaient : « Je pleure et je gémis, parce qu’un des chrétiens qui habitent ici m’a battu avec des verges et chassé ignominieusement. »

Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien ne pouvait sauver ceux qu’ils avaient condamnés. L’on contait avec épouvante dans les villes et jusque dans le peuple d’Alexandrie que la terre s’entr’ouvrait pour engloutir les méchants qu’ils frappaient de leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des courtisanes.

Telle était la vertu de ces religieux, qu’elle soumettait à son pouvoir jusqu’aux bêtes féroces. Lorsqu’un solitaire était près de mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint homme, connaissant par là que Dieu l’appelait à lui, s’en allait baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avec allégresse, pour s’endormir dans le Seigneur.

Or, depuis qu’Antoine, âgé de plus de cent ans, s’était retiré sur le mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n’y avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en œuvres que Paphnuce, abbé d’Antinoé. À vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d’un poil très rude, se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front contre terre.

Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s’être livrés au brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les exhortations du saint abbé au point d’embrasser l’état monastique. La pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux l’ancien cuisinier d’une reine d’Abyssinie qui, converti semblablement par l’abbé d’Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.

Paphnuce sanctifiait ses heures par l’enseignement de ses disciples et les pratiques de l’ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les livres sacrés pour y trouver des allégories. C’est pourquoi, jeune encore d’âge, il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si rudes assauts aux bons anachorètes n’osaient s’approcher de lui. La nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant l’oreille. Et l’on croit que c’était sept démons qu’il retenait sur son seuil par la vertu de sa sainteté.

Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l’avaient fait instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse, l’erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu’il croyait que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de Deucalion, et qu’il disputait avec ses condisciples sur la nature, les attributs et l’existence même de Dieu. Il vivait alors dans la dissipation, à la manière des gentils. Et c’est un temps qu’il ne se rappelait qu’avec honte et pour sa confusion.

— Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans la chaudière des fausses délices.

Il entendait par là qu’il mangeait des viandes habilement apprêtées et qu’il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu’à sa vingtième année cette vie du siècle, qu’il conviendrait mieux d’appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin, il devint un homme nouveau.

La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu’elle était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de l’habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit le diacre qui lisait ce verset de l’Écriture : « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donnes-en l’argent aux pauvres. » Aussitôt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes et embrassa la vie monastique.

Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait profitablement dans les baumes de la pénitence.

Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu’il avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en concevoir exactement la difformité, il lui souvint d’avoir vu jadis au théâtre d’Alexandrie une comédienne d’une grande beauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle simulait quelqu’une de ces actions honteuses que les fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs du feu de la luxure ; et, quand de beaux jeunes hommes ou de riches vieillards venaient, pleins d’amour, suspendre des fleurs au seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En sorte qu’en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre d’autres âmes.

Peu s’en était fallu qu’elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s’était une fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil de la courtisane par la timidité naturelle à l’extrême jeunesse (il avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute d’argent, car ses parents veillaient à ce qu’il ne pût faire de grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux moyens pour le sauver d’un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait eu d’abord aucune reconnaissance, parce qu’en ce temps-là il savait mal discerner ses propres intérêts et qu’il convoitait les faux biens. Donc, agenouillé dans sa cellule devant le simulacre de ce bois salutaire où fut suspendue, comme dans une balance, la rançon du monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché, et il médita longtemps, selon les règles de l’ascétisme, sur la laideur épouvantable des délices charnelles, dont cette femme lui avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d’ignorance. Après quelques heures de méditation, l’image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté. Il la revit telle qu’il l’avait vue lors de la tentation, belle selon la chair. Elle se montra d’abord comme une Léda, mollement couchée sur un lit d’hyacinthe, la tête renversée, les yeux humides et pleins d’éclairs, les narines frémissantes, la bouche entr’ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux ruisseaux. À cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait :

— Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon péché !

Cependant l’image changeait insensiblement d’expression. Les lèvres de Thaïs révélaient peu à peu, en s’abaissant aux deux coins de la bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins de larmes et de lueurs ; de sa poitrine glonflée de soupirs, montait une haleine semblable aux premiers souffles de l’orage. À cette vue, Paphnuce se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme. S’étant prosterné, il fit cette prière :

— Toi qui as mis la pitié dans nos cœurs comme la rosée du matin sur les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni ! Louange, louange à toi ! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu’en toi les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m’intéresse à cette femme, c’est parce qu’elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes se penchent vers elle avec sollicitude. N’est-elle pas, ô Seigneur, le souffle de ta bouche ? Il ne faut pas qu’elle continue à pécher avec tant de citoyens et d’étrangers. Une grande pitié s’est élevée pour elle dans mon cœur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée m’en donne un tel frisson que je sens se hérisser d’effroi tous les poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront durant l’éternité.

Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule était fermée depuis le matin. L’animal semblait lire dans la pensée de l’abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa : la bête s’évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable s’était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière ; puis il songea de nouveau à Thaïs.

— Avec l’aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve !

Et il s’endormit.

Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique. Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa coutume. Palémon était un vieillard ; il cultivait un petit jardin : les bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le tourmentaient pas.

— Dieu soit loué ! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche.

— Dieu soit loué ! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon frère !

— La paix soit semblablement avec toi ! frère Paphnuce, reprit le moine Palémon ; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.
— Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui s’assemblent en son nom. C’est pourquoi je viens t’entretenir d’un dessein que j’ai formé en vue de glorifier le Seigneur.

— Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni mes laitues ! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon jardin et sa bonté m’incite à le glorifier dans les concombres et les citrouilles qu’il me donne. Prions-le qu’il nous garde en sa paix ! Car rien n’est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui troublent les cœurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s’y abandonne fait retentir dans l’air souillé le rire épais des brutes. Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l’âme et des sens nous jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur ; mais j’ai éprouvé dans ma longue vie que le cénobite n’a pas de pire ennemi que la tristesse. J’entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe l’âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n’est plus contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de répandre une âcre et noire humeur dans le cœur d’un religieux. S’il ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de moitié si redoutable. Hélas ! il excelle à nous désoler. N’a-t-il pas montré à notre père Antoine un enfant noir d’une telle beauté que sa vue tirait des larmes ? Avec l’aide de Dieu, notre père Antoine évita les pièges du démon. Je l’ai connu du temps qu’il vivait parmi nous ; il s’égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la mélancolie. Mais n’es-tu pas venu, mon frère, m’entretenir d’un dessein formé dans ton esprit ? Tu me favoriseras en m’en faisant part, si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.

— Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le péché n’a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.

— Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l’aide de mon expérience.

— Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.

— Frère Paphnuce, c’est là, en effet, une abomination dont il convient de s’affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal ?

— Frère Palémon, j’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein ; ne l’approuves-tu pas, mon frère ?

— Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur, mais notre père Antoine avait coutume de dire : « En quelque lieu que tu sois, ne te hâte pas d’en sortir pour aller ailleurs. »

— Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans l’entreprise que j’ai conçue ?

— Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon frère ! Mais notre père Antoine disait encore : « Les poissons qui sont tirés en un lieu sec y trouvent la mort : pareillement il advient que les moines qui s’en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens du siècle s’écartent des bons propos. »

Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour d’un jeune pommier. Tandis qu’il bêchait, une antilope ayant franchi d’un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le jardin, s’arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis s’approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le sein de son ami.

— Dieu soit loué dans la gazelle du désert ! dit Palémon.
Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu’il fit manger dans le creux de sa main à la bête légère.

Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur les pierres du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant à ce qu’il venait d’entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.

— Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil ; l’esprit de prudence est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me serait cruel d’abandonner plus longtemps cette Thaïs au démon qui la possède. Que Dieu m’éclaire et me conduise !

(...)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
Répondre