Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, vers Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au monastère de l’abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples s’avancèrent au-devant, de lui avec de grandes démonstrations de joie. Les uns levaient les bras au ciel ; les autres, prosternés à terre, baisaient les sandales de l’abbé. Car ils savaient déjà ce que le saint avait accompli dans Alexandrie. C’est ainsi que les moines recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis intéressant la sûreté et la gloire de l’Église. Les nouvelles couraient dans le désert avec la rapidité du simoun.
Et tandis que Paphnuce s’enfonçait dans les sables, ses disciples le suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l’ancien de ses frères, saisi tout à coup d’un pieux délire, se mit à chanter un cantique inspiré :
— Jour béni ! Voici que notre père nous est rendu !
» Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous sera compté !
» Car les vertus du père sont la richesse des enfants et la sainteté de l’abbé embaume toutes les cellules.
» Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ une nouvelle épouse.
» Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en brebis blanche.
» Et voici qu’il nous revient chargé de nouveaux mérites.
» Semblable à l’abeille de l’Arsinoïtide, qu’alourdit le nectar des fleurs.
» Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le poids de sa laine abondante.
» Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l’huile !
Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à genoux et dirent :
— Que notre père nous bénisse et qu’il nous donne à chacun une mesure d’huile pour fêter son retour !
Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait : « Quel est cet homme ? » et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde à ce qu’il disait, parce qu’on le savait dépourvu d’intelligence, bien que rempli de piété.
L’abbé d’Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea :
— J’ai donc enfin regagné l’asile de mon repos et de ma félicité. Je suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement. D’où vient que ce cher toit de roseaux ne m’accueille point en ami, et que les murs ne me disent pas : Sois le bienvenu ! Rien, depuis mon départ, n’est changé dans cette demeure d’élection. Voici ma table et mon lit. Voici la tête de momie qui m’inspira tant de fois des pensées salutaires, et voici le livre où j’ai si souvent cherché les images de Dieu. Et pourtant je ne retrouve rien de ce que j’ai laissé. Les choses m’apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières, et il me semble que je les vois aujourd’hui pour la première fois. En regardant cette table et cette couche, que j’ai jadis taillées de mes mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux de papyrus remplis des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d’un mort. Après les avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hélas ! puisqu’en réalité rien n’est changé autour de moi, c’est moi qui ne suis plus celui que j’étais. Je suis un autre. Le mort, c’était moi ! Qu’est-il devenu, mon Dieu ? Qu’a-t-il emporté ? Que m’a-t-il laissé ? Et qui suis-je ?
Et il s’inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa cellule était petite, tandis qu’en la considérant par les yeux de la foi, on devait l’estimer immense, puisque l’infini de Dieu y commençait.
S’étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peu de joie. Il y avait à peine une heure qu’il était en oraison, quand l’image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces à Dieu :
— Jésus ! c’est toi qui me l’envoies. Je reconnais là ton immense bonté : tu veux que je me plaise, m’assure et me rassérène à la vue de celle que je t’ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont j’ai arraché l’aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle que je l’ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami rappelle en souriant à son ami le présent agréable qu’il en a reçu. C’est pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa vision vient de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l’ai donnée, mon Jésus. Garde-la puisqu’elle te plaît et ne souffre pas surtout que ses charmes brillent pour d’autres que pour toi.
Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plus distinctement qu’il ne l’avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se rendit témoignage, disant :
— Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour la gloire de Dieu.
Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix du cœur. Il soupirait :
— Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu ?
Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cet état de tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves. L’image de Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point parce qu’il pensait encore qu’elle venait de Dieu et que c’était l’image d’une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve, les cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu’il en cria d’épouvante et se réveilla couvert d’une sueur glacée. Les yeux encore cillés par le sommeil, il sentit un souffle humide et chaud lui passer sur le visage : un petit chacal, les deux pattes posées au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et riait du fond de sa gorge.
Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui sembla qu’une tour s’abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable de penser ; puis, ayant recouvré ses esprits, sa méditation ne fit qu’accroître son inquiétude.
— De deux choses l’une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les précédentes, vient de Dieu ; elle était bonne et c’est ma perversité naturelle qui l’a gâtée, comme le vin s’aigrit dans une tasse impure. J’ai, par mon indignité, changé l’édification en scandale, ce dont le chacal diabolique a immédiatement tiré un grand avantage. Ou bien cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et elle était empestée. Et dans ce cas, je doute à présent si les précédentes avaient, comme je l’ai cru, une céleste origine. Je suis donc incapable d’une sorte de discernement, qui est nécessaire à l’ascète. Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je sens l’effet sans m’en expliquer la cause.
Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse :
— Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les apparitions de tes saintes sont un danger pour eux ? Fais-moi connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui vient de l’Autre !
Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas convenable d’éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute, résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile. L’absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu’il lisait, qu’il méditait, qu’il priait ou qu’il contemplait. Son approche idéale était précédée par un bruit léger, tel que celui d’une étoffe qu’une femme froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que n’offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité puissante. Elle venait à lui sous diverses apparences ; tantôt pensive, le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue comme au banquet d’Alexandrie, d’une robe couleur de mauve, semée de fleurs d’argent ; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes ; tantôt pieuse et rayonnant, sous la bure, d’une joie céleste ; tantôt tragique, les yeux nageant dans l’horreur de la mort et montrant sa poitrine nue, parée du sang de son cœur ouvert. Ce qui l’inquiétait le plus dans ces visions, c’était que les couronnes, les tuniques, les voiles, qu’il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir ; il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et il s’écriait :
— Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi !
Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n’en éprouvait que plus d’inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
— Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils, c’était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse de ce que j’ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus ! mon Sauveur, sauve-moi ! Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que n’a point accompli le corps. Quand j’ai triomphé de la chair, ne souffre pas que l’ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé présentement à des dangers plus grands que ceux que je courus jamais. J’éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité. Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu’il est lui-même une réalité supérieure ? Il est l’âme des choses. Platon lui-même, bien qu’il ne fût qu’un idolâtre, a reconnu l’existence propre des idées. Dans ce banquet des démons où tu m’as accompagné, Seigneur, j’ai entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point, certes, dénués d’intelligence, s’accorder à reconnaître que nous percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l’extase des objets véritables ; et ton Écriture, mon Dieu, atteste maintes fois la vertu des songes et la force des visions formées, soit par toi, Dieu splendide, soit par ton adversaire.
Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu, et Dieu ne se hâtait point de l’éclairer. Ses nuits n’étaient plus qu’un long rêve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu’il en sort, à la clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des crimes. Thaïs était venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis qu’il pleurait, elle s’était glissée dans sa couche. Il ne lui restait plus de doutes : l’image de Thaïs était une image impure.
Le cœur soulevé de dégoût, il s’arracha de sa couche souillée et se cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule. Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuce était seul. Le fantôme l’avait enfin quitté et son absence même était épouvantable. Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein d’horreur :
— Comment ne l’ai-je point repoussée ? Comment ne me suis-je pas arraché de ses bras froids et de ses genoux brûlants ?
Il n’osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons n’y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le seuil, entrèrent à la file et s’allèrent blottir sous le lit. A l’heure de vêpres, il en vint un huitième dont l’odeur était infecte. Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus petits à mesure qu’ils se multipliaient et, n’étant pas plus gros que des rats, ils couvraient l’aire, la couche et l’escabeau. Un d’eux, ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.
Pour expier l’abomination de son rêve et fuir les pensées impures, Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux singuliers, à des œuvres très neuves. Mais avant d’accomplir son dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui demander conseil.
Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C’était au déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une colombe qui s’était posée sur son épaule.
— Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce ! Admire sa bonté : il m’envoie les bêtes qu’il a créées pour que je m’entretienne avec elles de ses œuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou, et dis si ce n’est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n’as-tu pas, mon frère, à m’entretenir de quelque pieux sujet ? S’il en est ainsi, je poserai là mon arrosoir et je t’écouterai.
Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la foule des chacals.
— Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je dois m’enfoncer dans le désert, afin d’y accomplir des travaux extraordinaires et d’étonner le diable par mes austérités ?
— Je ne suis qu’un pauvre pécheur, répondit Palémon, et je connais mal les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin, avec des gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il me semble, mon frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passé sans ménagement des agitations du siècle au calme de la solitude. Ces brusques passages ne peuvent que nuire à la santé de l’âme. Il en est de toi, mon frère, comme d’un homme qui s’expose presque dans le même temps à une grande chaleur et à un grand froid. La toux l’agite et la fièvre le tourmente. A ta place, frère Paphnuce, loin de me retirer tout de suite dans quelque désert affreux, je prendrais les distractions qui conviennent à un moine et à un saint abbé. Je visiterais les monastères du voisinage. Il y en a d’admirables, à ce que l’on rapporte. Celui de l’abbé Sérapion contient, m’a-t-on dit, mille quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divisés en autant de légions qu’il y a de lettres dans l’alphabet grec. On assure même que certains rapports sont observés entre le caractère des moines et la figure des lettres qui les désignent et que, par exemple, ceux qui sont placés sous le Z ont le caractère tortueux, tandis que les légionnaires rangés sous l’I ont l’esprit parfaitement droit. Si j’étais de toi, mon frère, j’irais m’en assurer de mes yeux, et je n’aurais point de repos que je n’aie contemplé une chose si merveilleuse. Je ne manquerais pas d’étudier les constitutions des diverses communautés qui sont semées sur les bords du Nil, afin de pouvoir les comparer entre elles. Ce sont là des soins convenables à un religieux tel que toi. Tu n’es pas sans avoir ouï dire que l’abbé Ephrem a rédigé des règles spirituelles d’une grande beauté. Avec sa permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. Moi, je ne saurais ; et mes mains, accoutumées à manier la bêche, n’auraient pas la souplesse qu’il faut pour conduire sur le papyrus le mince roseau de l’écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes la connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne saurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste et de lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensées. Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignements de Paul et d’Antoine, nos pères ? Peu à peu tu retrouveras dans ces pieux travaux la paix de l’âme et des sens ; la solitude redeviendra aimable à ton cœur et bientôt tu seras en état de reprendre les travaux ascétiques que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il ne faut pas attendre un grand bien d’une pénitence excessive. Du temps qu’il était parmi nous, notre père Antoine avait coutume de dire : « L’excès du jeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre l’inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des abstinences indiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu’ils se plongent le poignard dans le sein et qu’ils se livrent inanimés au pouvoir du démon. » Ainsi parlait le saint homme Antoine ; je ne suis qu’un ignorant, mais avec la grâce de Dieu, j’ai retenu les propos de notre père.
Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer ses conseils. Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petit jardin, il se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis que la colombe se balançait sur son dos arrondi. A cette vue il fut pris de l’envie de pleurer.
En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut que c’était des myriades de petits chacals. Cette nuit-là, il vit en songe une haute colonne de pierre, surmontée d’une figure humaine et il entendit une voix qui disait :
— Monte sur cette colonne !
A son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, il assembla ses disciples et leur parla de la sorte :
— Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieu m’envoie. Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-même et prenez soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu.
Tandis qu’il s’éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et, quand ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire à l’horizon des sables.
Il marcha jour et nuit, jusqu’à ce qu’il eût atteint les ruines de ce temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avait dormi parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyage merveilleux. Les murs couverts de signes magiques étaient debout. Trente fûts gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou en fleurs de lotus soutenaient encore d’énormes poutres de pierre. Seule à l’extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué son faix antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tête d’une femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front des cornes de vache.
Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait été montrée dans son rêve et il l’estima haute de trente-deux coudées. S’étant rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle de cette hauteur et, quand l’échelle fut appliquée à la colonne, il y monta, s’agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur :
— Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m’as choisie. Puissé-je y rester en ta grâce jusqu’à l’heure de ma mort.
Il n’avait point pris de vivres, s’en remettant à la Providence divine et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi subsister. Et en effet, le lendemain, vers l’heure de none, des femmes vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l’eau fraîche, que les jeunes garçons montèrent jusqu’au faîte de la colonne.
Le chapiteau n’était pas assez large pour que le moine pût s’y étendre tout de son long, en sorte qu’il dormait les jambes croisées et la tête contre la poitrine, et le sommeil était pour lui une fatigue plus cruelle que la veille. A l’aurore, les éperviers l’effleuraient de leurs ailes, et il se réveillait plein d’angoisse et d’épouvante.
Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l’échelle, craignait Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleil et à la pluie, et redoutant qu’il ne vînt à choir pendant son sommeil, cet homme pieux établit sur la colonne un toit et une balustrade.
Cependant le renom d’une si merveilleuse existence se répandait de village en village et les laboureurs de la vallée venaient, le dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite. Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent la faveur de se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient se ranger en cercle autour du maître qui leur faisait entendre des paroles d’édification :
— Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits enfants que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la source et le principe de tous les péchés : ils sortent de lui comme d’un père. L’orgueil, l’avarice, la paresse, la colère et l’envie sont sa postérité bien-aimée. Voici ce que j’ai vu dans Alexandrie : j’ai vu les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un fleuve à la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.
Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d’une telle nouveauté, voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve la voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se défendre de penser que Dieu l’avait érigé en exemple aux solitaires. A sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur surprise ; s’étant consultés, ils tombèrent d’accord pour blâmer une pénitence si extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à descendre.
— Un tel genre de vie est contraire à l’usage, disaient-ils ; il est singulier et hors de toute règle.
Mais Paphnuce leur répondit :
— Qu’est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse ? Et les travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même ? C’est par un signe de Dieu que je suis monté ici ; c’est un signe de Dieu qui m’en fera descendre.
(...)
Notes
Euphorbe : Plante (Euphorbiacées) vivace, très commune, renfermant un sac laiteux noircissant généralement à l'air.
Faix : Charge très pesante, pénible à porter.
None : Neuvième heure du jour.
Stylite : Solitaire qui vivait au sommet d'une colonne ou d'une tour.