Anatole France (1844-1924)

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Liza
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Re: Anatole France (1844-1924)

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Médullaire
Qui est en rapport avec la moelle interne d'une plante
La moelle osseuse ou épinière
Ou relatif à la partie interne centrale d'un organe.

J'ai dû chercher, alors autant l'afficher.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Montparnasse
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

CHAPITRE XVII

Où l’on raconte la merveilleuse aventure de Georges de Blanchelande.


Le roi Loc ne rit pas longtemps ; au contraire, il cacha sous les couvertures de son lit le visage d’un petit homme tout à fait malheureux. Songeant à Georges de Blanchelande, captif des Ondines, il ne put dormir de la nuit. Aussi, dès l’heure où les Nains qui ont une servante de ferme pour amie vont traire les vaches à sa place tandis qu’elle dort, les poings fermés, dans son lit blanc, le petit roi Loc alla retrouver le savant Nur dans son puits profond.

— Nur, lui dit-il, tu ne m’as pas dit ce qu’il faisait chez les Ondines.

Le vieux Nur crut que le roi Loc avait perdu la raison et il n’en fut pas beaucoup effrayé, parce qu’il était certain que le roi Loc, s’il devenait fou, ne manquerait pas de faire un fou gracieux, spirituel, aimable et bienveillant. La folie des Nains est douce comme leur raison et pleine d’une fantaisie délicieuse. Mais le roi Loc n’était pas fou ; du moins il ne l’était pas plus que ne le sont d’ordinaire les amoureux.

— Je veux parler de Georges de Blanchelande, dit-il au vieillard, qui avait oublié ce jeune homme aussi parfaitement que possible.

Alors le savant Nur disposa dans un ordre exact, mais si compliqué qu’il avait l’apparence du désordre, des lentilles et des miroirs, et fit voir dans une glace au roi Loc la propre figure de Georges de Blanchelande, tel qu’il était quand les Ondines le ravirent. Par un bon choix et une habile direction des appareils, le Nain montra à l’amoureux roi les images de toute l’aventure du fils de cette comtesse qu’une rose blanche avertit de sa fin. Et voici, exprimé par des paroles, ce que les deux petits hommes virent dans la réalité des formes et des couleurs :

Quand Georges fut emporté dans les bras glacés des filles du lac, il sentit l’eau lui presser les yeux et la poitrine, et il crut mourir. Pourtant il entendait des chansons semblables à des caresses et il était pénétré d’une fraîcheur délicieuse. Quand il rouvrit les yeux, il se vit dans une grotte dont les piliers de cristal reflétaient les nuances délicates de l’arc-en-ciel. Au fond de cette grotte, une grande coquille de nacre, irisée des teintes les plus douces, servait de dais au trône de corail et d’algues de la reine des Ondines. Mais le visage de la souveraine des eaux avait des lueurs plus tendres que la nacre et le cristal. Elle sourit à l’enfant que les femmes lui amenaient et reposa longtemps sur lui ses yeux verts.

— Ami, lui dit-elle enfin, sois le bienvenu dans notre monde où toute peine te sera épargnée. Pour toi, ni lectures arides ni rudes exercices, rien de grossier qui rappelle la terre et ses travaux, mais seulement les chansons, les danses et l’amitié des Ondines.

En effet, les femmes aux cheveux verts enseignèrent à l’enfant la musique, la valse et mille amusements. Elles se plaisaient à nouer sur son front les pétoncles dont s’étoilaient leurs chevelures. Mais lui, songeant à sa patrie, se mordait les poings dans son impatience.

Les années se passaient et Georges souhaitait avec une constante ardeur de revoir la terre, la rude terre que le soleil brûle, que la neige durcit, la terre natale où l’on souffre, où l’on aime, la terre où il avait vu, où il voulait revoir Abeille. Cependant il devenait un grand garçon et un fin duvet lui dorait la lèvre. Le courage lui venant avec la barbe, il se présenta un jour devant la reine des Ondines et s’étant incliné lui dit :

— Madame, je viens, si vous daignez le permettre, prendre congé de vous ; je retourne aux Clarides.

— Bel ami, répondit la reine en souriant, je ne puis vous accorder le congé que vous me demandez, car je vous garde en mon manoir de cristal pour faire de vous mon ami.

— Madame, reprit Georges, je me sens indigne d’un si grand honneur.

— C’est l’effet de votre courtoisie. Tout bon chevalier ne croit jamais avoir assez gagné l’amour de sa dame. D’ailleurs vous êtes bien jeune pour connaître encore tous vos mérites. Sachez, bel ami, qu’on ne vous veut que du bien. Obéissez seulement à votre dame. — Madame, j’aime Abeille des Clarides et je ne veux d’autre dame qu’elle.

La reine, très pâle, mais plus belle encore, s’écria :

— Une fille mortelle, une grossière fille des hommes, cette Abeille, comment pouvez-vous aimer cela ?

— Je ne sais, mais je sais que je l’aime.

— C’est bon. Cela vous passera.

Et elle retint le jeune homme dans les délices du manoir de cristal.

Il ne savait pas ce que c’est qu’une femme et il ressemblait plus à Achille parmi les filles de Lycomède qu’à Tannhäuser dans le bourg enchanté. C’est pourquoi il errait tristement le long des murs de l’immense palais, cherchant une issue pour fuir ; mais il voyait de toutes parts l’empire magnifique et muet des ondes fermer sa prison lumineuse. À travers les murs transparents il regardait s’épanouir les anémones de mer et le corail fleurir, tandis qu’au-dessus des madrépores délicats et des étincelants coquillages, les poissons de pourpre, d’azur et d’or faisaient d’un coup de queue jaillir des étincelles. Ces merveilles ne le touchaient guère ; mais, bercé par les chants délicieux des Ondines, il sentait peu à peu sa volonté se rompre, et toute son âme se détendre.

Il n’était plus que mollesse et qu’indifférence, quand il trouva par hasard dans une galerie du palais un vieux livre tout usé dans sa reliure de peau de truie, à grands clous de cuivre. Ce livre, recueilli d’un naufrage au milieu des mers, traitait de la chevalerie et des dames et on y trouvait contées tout au long les aventures des héros qui allèrent par le monde combattant les géants, redressant les torts, protégeant les veuves et recueillant les orphelins pour l’amour de la justice et l’honneur de la beauté. Georges rougissait et pâlissait tour à tour d’admiration, de honte et de colère, au récit de ces belles aventures. Il n’y put tenir :

— Moi aussi, s’écria-t-il, je serai un bon chevalier ; moi aussi j’irai par le monde punissant les méchants et secourant les malheureux pour le bien des hommes et au nom de ma dame Abeille.

Alors, le cœur gonflé d’audace, il s’élança, l’épée nue, à travers les demeures de cristal. Les femmes blanches fuyaient et s’évanouissaient devant lui comme les lames argentées d’un lac. Seule, leur reine le vit venir sans trouble ; elle attacha sur lui le regard froid de ses prunelles vertes.

Il court à elle et lui crie :

— Romps le charme qui m’enveloppe. Ouvre-moi le chemin de la terre. Je veux combattre au soleil comme un chevalier. Je veux retourner où l’on aime, où l’on souffre, où l’on lutte. Rends-moi la vraie vie et la vraie lumière. Rends-moi la vertu ; sinon, je te tue, méchante femme !

Elle secoua, pour dire non, la tête en souriant. Elle était belle et tranquille. Georges la frappa de toutes ses forces ; mais son épée se brisa contre la poitrine étincelante de la reine des Ondines.

— Enfant ! dit-elle.

Et elle le fit enfermer dans un cachot qui formait au-dessous du manoir une sorte d’entonnoir de cristal autour duquel les requins rôdaient en ouvrant leurs monstrueuses mâchoires armées d’une triple rangée de dents aiguës. Et il semblait qu’à chaque effort ils devaient briser la mince paroi de verre, en sorte qu’il n’était pas possible de dormir dans cet étrange cachot.

La pointe de cet entonnoir sous-marin reposait sur un fond rocheux qui servait de voûte à la caverne la plus lointaine et la moins explorée de l’empire des Nains.

Voilà ce que les deux petits hommes virent en une heure aussi exactement que s’ils avaient suivi Georges tous les jours de sa vie. Le vieux Nur, après avoir déployé la scène du cachot dans toute sa tristesse, parla au roi Loc à peu près comme parlent les Savoyards quand ils ont montré la lanterne magique aux petits enfants.

— Roi Loc, lui dit-il, je t’ai montré tout ce que tu voulais voir et, ta connaissance étant parfaite, je n’y puis rien ajouter. Je ne m’inquiète pas de savoir si ce que tu as vu t’a fait plaisir ; il me suffit que ce soit la vérité. La science ne se soucie ni de plaire ni de déplaire. Elle est inhumaine. Ce n’est point elle, c’est la poésie qui charme et qui console. C’est pourquoi la poésie est plus nécessaire que la science. Roi Loc, va te faire chanter une chanson.

Le roi Loc sortit du puits sans prononcer une parole.

(...)


Notes

Dais : Ouvrage (de bois, de tissu) fixé ou soutenu de manière à ce qu'il s'étende comme un plafond au-dessus d'un autel ou de la place d'un personnage éminent (chaire, lit, trône).
Pétoncle : Mollusque lamellibranche (anisomyaires), coquillage comestible à coquille presque circulaire, brune et striée.
Madrépore : Animal coelentéré coralliaire des mers chaudes, à polypier perforé généralement dressé et ramifié.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

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CHAPITRE XVIII

Dans lequel le roi Loc accomplit un terrible voyage.


Au sortir du puits de la science, le roi Loc s’en alla à son trésor, prit un anneau dans un coffre dont il avait seul la clef, et se le mit au doigt. Le chaton de cet anneau jetait une vive lumière, car il était fait d’une pierre magique dont on connaîtra la vertu par la suite de ce récit. Le roi Loc se rendit ensuite dans son palais, où il revêtit un manteau de voyage, chaussa de fortes bottes et prit un bâton ; puis il se mit en route à travers les rues populeuses, les grands chemins, les villages, les galeries de porphyre, les nappes de pétrole et les grottes de cristal, qui communiquaient entre elles par d’étroites ouvertures.

Il semblait songeur et prononçait des paroles qui n’avaient pas de sens. Mais il marchait obstinément. Des montagnes lui barraient le chemin et il gravissait les montagnes ; des précipices s’ouvraient sous ses pieds et il descendait les précipices ; il passait les gués ; il traversait des régions affreuses qu’obscurcissaient des vapeurs de soufre. Il cheminait sur des laves brûlantes, où ses pieds laissaient leur empreinte, il avait l’air d’un voyageur extrêmement têtu. Il s’engagea dans des cavernes sombres où l’eau de la mer, filtrant goutte à goutte, coulait comme des larmes le long des algues et formait sur le sol inégal des lagunes où d’innombrables crustacés croissaient monstrueusement. Des crabes énormes, des langoustes et des homards géants, des araignées de mer craquaient sous les pieds du Nain, puis s’en allaient en abandonnant quelqu’une de leurs pattes et réveillaient dans leur fuite des limules hideux, des poulpes séculaires qui soudain agitaient leurs cent bras et crachaient de leur bec d’oiseau un poison fétide. Le roi Loc avançait pourtant. Il parvint jusqu’au fond de ces cavernes, dans un entassement de carapaces armées de pointes, de pinces à doubles scies, de pattes qui lui grimpaient jusqu’au cou, et d’yeux mornes dardés au bout de longues branches. Il gravit le flanc de la caverne en s’accrochant aux aspérités du roc, et les monstres cuirassés montaient avec lui, et il ne s’arrêta qu’après avoir reconnu au toucher une pierre qui faisait saillie au milieu de la voûte naturelle. Il toucha de son anneau magique cette pierre qui s’écroula tout à coup avec un horrible fracas, et aussitôt un flot de lumière répandit ses belles ondes dans la caverne et mit en fuite les bêtes nourries dans les ténèbres.

Le roi Loc, passant sa tête par l’ouverture d’où venait le jour, vit Georges de Blanchelande qui se lamentait dans sa prison de verre en songeant à Abeille et à la terre. Car le roi Loc avait accompli son voyage souterrain pour délivrer le captif des Ondines. Mais voyant cette grosse tête chevelue, sourcilleuse et barbue, le regarder du fond de l’entonnoir de cristal, Georges crut qu’un grand danger le menaçait et il chercha à son côté son épée, ne songeant plus qu’il l’avait brisée sur la poitrine de la femme aux yeux verts. Cependant le roi Loc le considérait avec curiosité.
— Peuh ! se dit-il, ce n’est qu’un enfant.
C’était en effet un enfant très simple et il devait à sa grande simplicité d’avoir échappé aux baisers délicieux et mortels de la reine des Ondines. Aristote, avec toute sa science, ne s’en serait pas tiré si aisément.
Georges se voyant sans défense, dit :
— Que me veux-tu, grosse tête ? Pourquoi me faire du mal, si je ne t’en ai jamais fait ?
Le roi Loc répondit d’un ton à la fois jovial et bourru :
— Mon mignon, vous ne savez pas si vous m’avez fait du mal, car vous ignorez les effets et les causes, les actions réflexes et généralement toute la philosophie. Mais ne parlons point de cela. Si vous ne répugnez pas à sortir de votre entonnoir, venez par ici.

Georges se coula aussitôt dans la caverne, glissa le long de la paroi et, sitôt qu’il fut au bas :
— Vous êtes un brave petit homme, dit-il à son libérateur ; je vous aimerai toute ma vie ; mais savez-vous où est Abeille des Clarides ?
— Je sais bien des choses, répondit le Nain, et notamment que je n’aime pas les questionneurs.
Georges, en entendant ces paroles, resta tout confus, et il suivit en silence son guide dans l’air épais et noir où s’agitaient les poulpes et les crustacés. Alors le roi Loc lui dit en ricanant :
— La route n’est pas carrossable, mon jeune prince !
— Monsieur, lui répondit Georges, le chemin de la liberté est toujours beau, et je ne crains pas de m’égarer en suivant mon bienfaiteur.
Le petit roi Loc se mordit les lèvres. Parvenu aux galeries de porphyre, il montra au jeune homme un escalier pratiqué dans le roc par les Nains pour monter sur la terre.
— Voici votre chemin, lui dit-il, adieu.
— Ne me dites pas adieu, répondit Georges ; dites-moi que je vous reverrai. Ma vie est à vous après ce que vous avez fait pour moi.

Le roi Loc répondit :
— Ce que j’ai fait n’était pas pour vous, mais pour une autre. Il vaut mieux ne pas nous revoir, car nous ne pourrions pas nous aimer.
Georges reprit avec un air simple et grave :
— Je n’avais pas cru que ma délivrance me causerait une peine. Et pourtant cela est. Adieu, monsieur.
— Bon voyage ! cria le roi Loc d’une voix rude.
Or, l’escalier des Nains aboutissait à une carrière abandonnée qui était située à moins d’une lieue du château des Clarides.
Le roi Loc poursuivit son chemin en murmurant :
— Ce jeune garçon n’a ni la science ni la richesse des Nains. Je ne sais vraiment pas pourquoi il est aimé d’Abeille, à moins que ce ne soit parce qu’il est jeune, beau, fidèle et brave.
Il rentra dans la ville en riant dans sa barbe, comme un homme qui a joué un bon tour à quelqu’un. En passant devant la maison d’Abeille, il coula sa grosse tête par la fenêtre, comme il avait fait dans l’entonnoir de verre, et il vit la jeune fille qui brodait des fleurs d’argent sur un voile.

— Soyez en joie, Abeille, lui dit-il.
— Et toi, répondit-elle, petit roi Loc, puisses-tu n’avoir jamais rien à désirer, ou du moins rien à regretter !
Il avait bien quelque chose à désirer, mais vraiment il n’avait rien à regretter. Cette pensée le fit souper de bon appétit. Après avoir mangé un grand nombre de faisans truffés, il appela Bob.
— Bob, lui dit-il, monte sur ton corbeau ; va trouver la princesse des Nains et dis-lui que Georges de Blanchelande, qui fut longtemps prisonnier des Ondines, est aujourd’hui de retour aux Clarides.
Il dit, et Bob s’envola sur son corbeau.


CHAPITRE XIX

Qui traite de la merveilleuse rencontre que fit Jean, le maître tailleur, et de la bonne chanson que les oiseaux du bocage chantèrent à la duchesse.


Quand Georges se retrouva sur la terre où il était né, la première personne qu’il rencontra fut Jean, le vieux maître tailleur, portant sur son bras un habit rouge au majordome du château. Le bonhomme poussa un grand cri à la vue du jeune seigneur.
— Saint Jacques ! dit-il, si vous n’êtes pas monseigneur Georges de Blanchelande, qui s’est noyé dans le lac voilà sept ans, vous êtes son âme ou le diable en personne !
— Je ne suis ni âme ni diable, mon bon Jean, mais bien ce Georges de Blanchelande qui se glissait autrefois dans votre échoppe et vous demandait des petits morceaux de drap pour faire des robes aux poupées de ma sœur Abeille.

Mais le bonhomme se récriait :
— Vous n’avez donc point été noyé, monseigneur ? J’en suis aise ! Vous avez tout à fait bonne mine. Mon petit-fils Pierre, qui grimpait dans mes bras pour vous voir passer le dimanche matin à cheval au côté de la duchesse, est devenu un bon ouvrier et un beau garçon. Il est, Dieu merci, tel que je vous le dis, monseigneur. Il sera content de savoir que vous n’êtes pas au fond de l’eau et que les poissons ne vous ont point mangé comme il le croyait. Il a coutume de dire à ce sujet les choses les plus plaisantes du monde ; car il est plein d’esprit, monseigneur. Et c’est un fait qu’on vous regrette dans toutes les Clarides. Votre enfance était pleine de promesses. Il me souviendra jusqu’à mon dernier soupir qu’un jour vous me demandâtes mon aiguille à coudre, et, comme je vous la refusai parce que vous n’étiez pas d’âge à la manier sans danger, vous me répondîtes que vous iriez au bois cueillir les belles aiguilles vertes des sapins. Vous dîtes cela, et j’en ris encore. Sur mon âme ! vous dîtes cela. Notre petit Pierre trouvait aussi d’excellentes reparties. Il est aujourd’hui tonnelier, à votre service, monseigneur.

— Je n’en veux pas d’autre que lui. Mais donnez-moi, maître Jean, des nouvelles d’Abeille et de la duchesse.
— Hélas ! d’où venez-vous, monseigneur, si vous ne savez pas que la princesse Abeille fut enlevée, il y a sept ans, par les Nains de la montagne ? Elle disparut le jour même où vous fûtes noyé ; et l’on peut dire que ce jour-là les Clarides perdirent leurs deux plus douces fleurs. La duchesse en mena un grand deuil. C’est ce qui me fait dire que les puissants de ce monde ont aussi leurs peines comme les plus humbles artisans et qu’on connaît à ce signe que nous sommes tous fils d’Adam. En conséquence de quoi un chien peut bien regarder un évêque, comme on dit. À telles enseignes que la bonne duchesse en vit blanchir ses cheveux et perdit toute gaieté. Et quand, au printemps, elle se promène en robe noire sous la charmille où chantent les oiseaux, le plus petit de ces oiseaux est plus digne d’envie que la souveraine des Clarides. Toutefois sa peine n’est pas sans un peu d’espoir, monseigneur ; car, si elle n’a point de nouvelles de vous, elle sait du moins par des songes que sa fille Abeille est vivante.
Le bonhomme Jean disait ces choses et d’autres encore ; mais Georges ne l’écoutait plus depuis qu’il savait qu’Abeille était prisonnière des Nains.

Il songeait :
« Les Nains retiennent Abeille sous la terre ; un Nain m’a tiré de ma prison de cristal ; ces petits hommes n’ont pas tous les mêmes mœurs ; mon libérateur n’est certainement pas de la race de ceux qui enlevèrent ma sœur. »
Il ne savait que penser, sinon qu’il fallait délivrer Abeille.
Cependant ils traversaient la ville et, sur leur passage, les commères qui se tenaient sur le seuil de leur porte se demandaient entre elles qui était ce jeune étranger, et elles convenaient qu’il avait bonne mine. Les plus avisées, ayant reconnu le seigneur de Blanchelande, crurent voir un revenant et s’enfuirent en faisant de grands signes de croix.
— Il faudrait, dit une vieille, lui jeter de l’eau bénite, et il s’évanouirait en répandant une dégoûtante odeur de soufre. Il emmène maître Jean, le tailleur, et il le plongera sans faute tout vif dans les flammes de l’enfer.
— Tout doux ! la vieille, répondit un bourgeois, le jeune seigneur est aussi vivant et plus vivant que vous et moi. Il est frais comme une rose et il semble venir de quelque cour galante plutôt que de l’autre monde. On revient de loin, bonne dame, témoin l’écuyer Francœur qui nous arriva de Rome à la Saint-Jean passée.

Et Marguerite la heaumière, ayant admiré Georges, monta dans sa chambre de jeune fille et là, s’agenouillant devant l’image de la sainte Vierge : « Sainte Vierge, dit-elle, faites que j’aie un mari tout semblable à ce jeune seigneur ! »
Chacun parlait à sa façon du retour de Georges, tant et si bien que la nouvelle en vola de bouche en bouche jusqu’aux oreilles de la duchesse, qui se promenait alors dans le verger. Son cœur battit bien fort et elle entendit tous les oiseaux de la charmille chanter :

Cui, cui, cui,
Oui, oui, oui,
Georges de Blanchelande.
Cui, cui, cui,
Dont vous avez nourri l’enfance,
Cui, cui, cui,
Est ici, est ici, est ici !
Oui, oui, oui.

Francœur s’approcha respectueusement d’elle et lui dit :
— Madame la duchesse, Georges de Blanchelande, que vous avez cru mort, est de retour ; j’en ferai une chanson.
Cependant les oiseaux chantaient :

Cucui, cui, i, cui, cui, cui,
Oui, oui, oui, oui, oui, oui,
Il est ici, ici, ici, ici, ici, ici !

Et, quand elle vit venir l’enfant qu’elle avait élevé comme un fils, elle ouvrit les bras et tomba pâmée.

(...)


Notes

Porphyre : variété d'andésite, roche volcanique rouge foncé, compacte, mêlée de cristaux blancs.
Limule : Arthropode marin, fouisseur, vivant au voisinage des côtes (Antilles, océan Indien) ; on l'appelle crabe des Moluques.
Enseignes : Informations, renseignements.
Charmille : Berceau de verdure.
Heaume : sorte de casque en usage du XIIème au XIVème siècles.
Heaumier : Fabriquant ou marchand de heaumes.
Pâmé : Évanoui.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

« L'air épais et noir » une image difficile à éclaircir dans mon esprit obtus.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Dans la grotte des nains, il y a peu de lumière et l'air est difficile à respirer, il est épais et lourd. Tu ne remarquerais pas les variations de lumière mais tu sentirais la pression atmosphérique des grandes profondeurs.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

CHAPITRE XX

Qui traite d’un petit soulier de satin.


On ne doutait guère aux Clarides qu’Abeille eût été enlevée par les Nains. C’était aussi la croyance de la duchesse ; mais ses songes ne l’en instruisaient pas précisément.
— Nous la retrouverons, disait Georges.
— Nous la retrouverons, répondait Francœur.
— Et nous la ramènerons à sa mère, disait Georges.
— Et nous l’y ramènerons, répondait Francœur.
— Et nous l’épouserons, disait Georges.
— Et nous l’épouserons, répondait Francœur.
Et ils s’enquéraient auprès des habitants des mœurs des Nains et des circonstances mystérieuses de l’enlèvement d’Abeille.
C’est ainsi qu’ils interrogèrent la nourrice Maurille, qui avait nourri de son lait la duchesse des Clarides ; mais maintenant Maurille n’avait plus de lait pour les petits enfants et elle nourrissait les poules dans sa basse-cour.
C’est là que le maître et l’écuyer la trouvèrent. Elle criait : « Psit ! psit ! psit ! petits ! petits ! petits ! psit ! psit ! psit ! » et elle jetait du grain à ses poussins.

— Psit ! psit ! psit ! petits, petits, petits ! C’est vous, monseigneur ! psit ! psit ! psit ! Est-il possible que vous soyez devenu si grand… psit ! et si beau ? Psit ! psit ! chu ! chu ! chu ! Voyez-vous ce gros-là qui mange toute la pitance des petits ? Chu ! chu ! fu ! C’est l’image du monde, monseigneur. Tout le bien va aux riches. Les maigres maigrissent, tandis que les gras engraissent. Car la justice n’est point de la terre. Qu’y a-t-il pour votre service, monseigneur ? Vous accepterez bien chacun un verre de cervoise !
— Nous l’accepterons, Maurille, et je vous embrasserai parce que vous avez nourri de votre lait la mère de celle que j’aime le plus au monde.
— C’est la vérité, monseigneur ; mon nourrisson eut sa première dent à six mois et quatorze jours. Et à cette occasion la défunte duchesse me fit un présent. C’est la vérité.
— Eh bien, dites-nous, Maurille, ce que vous savez des Nains qui ont enlevé Abeille.
— Hélas ! monseigneur, je ne sais rien des Nains qui l’ont enlevée. Et comment voulez-vous qu’une vieille femme comme moi sache quelque chose ? Il y a beau temps que j’ai oublié le peu que j’avais appris et je n’ai pas même assez de mémoire pour me rappeler où j’ai pu fourrer mes lunettes. Il m’arrive de les chercher quand je les ai sur le nez. Goûtez cette boisson, elle est fraîche.
— À votre santé, Maurille ; mais on conte que votre mari connut quelque chose de l’enlèvement d’Abeille.

— C’est la vérité, monseigneur. Bien qu’il n’eût pas reçu d’instruction, il savait beaucoup de choses qu’il apprenait dans les auberges et les cabarets. Il n’oubliait rien. S’il était encore de ce monde et assis avec nous devant cette table, il vous conterait des histoires jusqu’à demain. Il m’en a dit tant et tant de toutes sortes qu’elles ont fait une fricassée dans ma tête et que je ne saurais plus, à cette heure, distinguer la queue de l’une de la tête de l’autre. C’est la vérité, monseigneur.
Oui, c’était la vérité, et la tête de la nourrice pouvait se comparer à une vieille marmite fêlée. Georges et Francœur eurent toutes les peines du monde à en tirer quelque chose de bon. Toutefois ils en firent sortir, à force de la retourner, un récit qui commença de la sorte :

— Il y a sept ans, monseigneur, le jour même où vous fîtes avec Abeille l’escapade dont vous ne revîntes ni l’un ni l’autre, mon défunt mari alla dans la montagne vendre un cheval. C’est la vérité. Il donna à la bête un bon picotin d’avoine mouillée dans du cidre, afin qu’elle eût le jarret ferme et l’œil brillant ; il la mena au marché proche la montagne. Il n’eut pas à regretter son avoine et son cidre, car le cheval en fut vendu plus cher. Il en est des bêtes comme des hommes : on les estime sur l’apparence. Mon défunt mari se réjouissait de la bonne affaire qu’il venait de conclure, il offrit à boire à ses amis, s’engageant à leur faire raison le verre à la main. Or sachez, monseigneur, qu’il n’y avait pas un seul homme dans toutes les Clarides qui valût mon défunt mari pour faire raison aux amis, le verre à la main. Si bien que, ce jour-là, après avoir fait nombre de politesses, il s’en revint seul à la brune et prit un mauvais chemin, faute d’avoir reconnu le bon. Se trouvant proche une caverne, il aperçut aussi distinctement qu’il était possible dans son état et à cette heure, une troupe de petits hommes portant sur un brancard une fille ou un garçon. Il s’enfuit de peur de malencontre ; car le vin ne lui ôtait pas la prudence. Mais à quelque distance de la caverne, ayant laissé choir sa pipe, il se baissa pour la ramasser et il saisit à la place un petit soulier de satin. Il fit à ce sujet une remarque qu’il se plaisait à répéter quand il était de bonne humeur : « C’est la première fois, se dit-il, qu’une pipe se change en soulier. » Or comme ce soulier était un soulier de petite fille, il pensa que celle qui l’avait perdu dans la forêt avait été enlevée par les Nains et que c’était son enlèvement qu’il avait vu. Il allait mettre le soulier dans sa poche, quand des petits hommes, couverts de capuchons, se jetèrent sur lui et lui donnèrent des soufflets en si grand nombre qu’il resta tout étourdi sur la place.

— Maurille ! Maurille ! s’écria Georges, c’est le soulier d’Abeille ! Donnez-le-moi, que j’y mette mille baisers. Il restera tous les jours sur mon cœur, dans un sachet parfumé, et quand je mourrai, on le mettra dans mon cercueil.
— À votre gré, monseigneur ; mais où l’irez-vous chercher ? Les Nains l’avaient repris à mon pauvre mari, et il pensa même qu’il n’avait été si consciencieusement souffleté que pour l’avoir voulu mettre dans sa poche et montrer aux magistrats. Il avait coutume de dire à ce sujet, quand il était de bonne humeur…
— Assez ! assez ! Dites-moi seulement le nom de la caverne.
— Monseigneur, on la nomme la caverne des Nains, et elle est bien nommée. Mon défunt mari…
— Maurille ! plus un mot ! Mais toi, Francœur, sais-tu où est cette caverne ?
— Monseigneur, répondit Francœur en achevant de vider le pot de cervoise, vous n’en douteriez pas si vous connaissiez mieux mes chansons. J’en ai fait une douzaine sur cette caverne et je l’ai décrite sans oublier seulement un brin de mousse. J’ose dire, monseigneur, que sur ces douze chansons, six ont vraiment du mérite. Mais les six autres ne sont pas non plus à dédaigner. Je vais vous en chanter une ou deux…
— Francœur, s’écria Georges, nous nous emparerons de la caverne des Nains et nous délivrerons Abeille !
— Rien n’est plus certain, répondit Francœur.



CHAPITRE XXI

Où l’on raconte une périlleuse aventure.



Dès la nuit, quand tout fut endormi dans le manoir, Georges et Francœur se glissèrent dans la salle basse pour y chercher des armes. Là, sous les solives enfumées, lances, épées, dagues, espadons, couteaux de chasse, poignards brillaient : tout ce qu’il faut pour tuer l’homme et le loup. Sous chaque poutre, une armure complète se tenait debout, dans une si ferme et si fière attitude qu’elle semblait encore remplie de l’âme du brave homme qui l’avait revêtue jadis pour de grandes aventures. Et le gantelet pressait la lance entre dix doigts de fer, tandis que l’écu reposait sur les tassettes de la cuisse, comme pour enseigner que la prudence est nécessaire au courage et que l’excellent homme de guerre est armé pour la défense aussi bien que pour l’attaque.
Georges choisit entre tant d’armures celle que le père d’Abeille avait portée jusques dans les îles d’Avalon et de Thulé. Il la ceignit avec l’aide de Francœur et il n’oublia pas l’écu sur lequel était peint au naturel le soleil d’or des Clarides. Francœur revêtit à son tour la bonne vieille cotte d’acier de son grand-père et se coiffa d’un bassinet hors d’usage auquel il ajouta une espèce de plumet, plumail ou plumeau miteux et dépenaillé. Il fit ce choix par fantaisie et pour avoir l’air réjouissant ; car il estimait que la gaieté, bonne en toute rencontre, est particulièrement utile là où il y a de grands dangers à courir.
S’étant ainsi armés, ils s’en allèrent, sous la lune, dans la campagne noire. Francœur avait attaché les chevaux à l’orée d’un petit bois, proche la poterne, où ils les trouvèrent qui mordaient l’écorce des arbustes ; ces chevaux étaient très vites, et il leur fallut moins d’une heure pour atteindre, au milieu de Follets et d’apparitions confuses, la montagne des Nains.

— Voici la grotte, dit Francœur.
Le maître et l’écuyer mirent pied à terre et s’engagèrent, l’épée à la main, dans la caverne. Il fallait un grand courage pour tenter une pareille aventure. Mais Georges était amoureux et Francœur était fidèle. Et c’était le cas de dire avec le plus délicieux des poètes :
Que ne peut l’Amitié conduite par l’Amour ?
Le maître et l’écuyer marchèrent dans les ténèbres pendant près d’une heure, après quoi ils virent une grande lumière dont ils furent étonnés. C’était un de ces météores dont nous savons que le royaume des Nains est éclairé.
À la lueur de cette clarté souterraine ils virent qu’ils étaient au pied d’un antique château.
— Voilà, dit Georges, le château dont il faut nous emparer.
— Effectivement, répondit Francœur ; mais souffrez que je boive quelques gouttes de ce vin que j’ai emporté comme une arme ; car, tant vaut le vin tant vaut l’homme, et tant vaut l’homme tant vaut la lance, et tant vaut la lance tant moins vaut l’ennemi.
Georges ne voyant âme qui vive, heurta rudement du pommeau de son épée la porte du château. Une petite voix chevrotante lui fit lever la tête et il aperçut à l’une des fenêtres un très petit vieillard à longue barbe qui demanda :

— Qui êtes-vous ?
— Georges de Blanchelande.
— Et que voulez-vous ?
— Reprendre Abeille des Clarides, que vous retenez injustement dans votre taupinière, vilaines taupes que vous êtes !
Le nain disparut et de nouveau Georges se trouva seul avec Francœur qui lui dit :
— Monseigneur, je ne sais si j’exagère en déclarant que, dans votre réponse au Nain, vous n’avez peut-être pas épuisé toutes les séductions de l’éloquence la plus persuasive.
Francœur n’avait peur de rien, mais il était vieux ; son cœur était, comme son crâne, poli par l’âge, et il n’aimait pas qu’on fâchât les gens. Georges, au contraire, se démenait et poussait de grands cris :
— Vils habitants de la terre, taupes, blaireaux, loirs, furets et rats d’eau, ouvrez seulement cette porte et je vous couperai les oreilles à tous !
Mais à peine avait-il parlé de la sorte que la porte de bronze du château s’ouvrit lentement d’elle-même, sans qu’on pût voir qui en poussait les énormes battants.

Georges eut peur, et pourtant il franchit cette porte mystérieuse parce que son courage était encore plus grand que sa peur. Entré dans la cour, il vit à toutes les fenêtres, dans toutes les galeries, sur tous les toits, sur tous les pignons, dans la lanterne et jusque sur les tuyaux de cheminées des Nains armés d’arcs et d’arbalètes.
Il entendit la porte de bronze se refermer sur lui et une grêle de flèches commença à tomber dru sur sa tête et sur ses épaules. Pour la seconde fois il eut grand’peur et pour la seconde fois il surmonta sa peur.
L’écu au bras, l’épée au poing, il monte les degrés, quand tout à coup il aperçoit, debout sur la plus haute marche, dans un calme auguste, un Nain majestueux, portant le sceptre d’or, la couronne royale et le manteau de pourpre. Et il reconnaît en ce Nain le petit homme qui l’avait délivré de la prison de verre. Alors il se jette à ses pieds et lui dit en pleurant :
— Ô mon bienfaiteur, qui êtes-vous ? Êtes-vous donc de ceux qui m’ont pris Abeille que j’aime ?

— Je suis le roi Loc, répondit le nain. J’ai gardé Abeille près de moi pour lui enseigner les secrets des Nains. Enfant, vous tombez dans mon royaume comme la grêle dans un verger en fleurs. Mais les Nains, moins faibles que les hommes, ne s’irritent point comme eux. Je suis trop au-dessus de vous par l’intelligence pour ressentir quelque colère de vos actes, quels qu’ils puissent être. De toutes les supériorités que j’ai sur vous il en est une que je garderai jalousement : c’est celle de la justice. Je vais faire venir Abeille et je lui demanderai si elle veut vous suivre. Je ferai cela, non parce que vous le voulez, mais parce que je le dois.
Il se fit un grand silence, et Abeille parut en robe blanche, ses blonds cheveux épars. Sitôt qu’elle vit Georges, elle courut se jeter dans ses bras, et elle pressa de toutes ses forces la poitrine de fer du chevalier.
Alors le roi Loc lui dit :
— Abeille, est-il vrai que voilà l’homme que vous voulez épouser ?
— Il est vrai, très vrai, que le voilà, petit roi Loc, répondit Abeille. Voyez tous, petits hommes, comme je ris et comme je suis heureuse.
Et elle se mit à pleurer. Ses larmes coulaient sur la joue de Georges, et c’étaient des larmes de bonheur ; elle y mêlait des éclats de rire et mille mots charmants qui n’avaient point de sens, pareils à ceux que bégayent les petits enfants. Elle ne songeait pas que la vue de son bonheur pouvait attrister le cœur du roi Loc.

— Ma bien-aimée, lui dit Georges, je vous retrouve telle que je le désirais : la plus belle et la meilleure des créatures. Vous m’aimez ! Grâce au ciel, vous m’aimez ! Mais, Abeille, n’aimez-vous point aussi un peu le roi Loc qui m’a tiré de la prison de verre où les Ondines me gardaient loin de vous ?
Abeille se tourna vers le roi Loc :
— Petit roi Loc, tu as fait cela ! s’écria-t-elle ; tu m’aimais et tu as délivré celui que j’aimais et qui m’aimait…
Elle n’en put dire davantage et tomba à genoux, la tête dans ses mains.
Tous les petits hommes, témoins de cette scène, répandaient des larmes sur leurs arbalètes. Seul, le roi Loc gardait un visage tranquille. Abeille, lui découvrant tant de grandeur et de bonté, se sentait pour lui l’amour d’une fille pour son père. Elle saisit la main de son amant et dit :
— Georges, je vous aime ; Georges, Dieu sait combien je vous aime. Mais comment quitter le roi Loc ?
— Holà ! vous êtes tous deux mes prisonniers, s’écria le roi Loc d’une voix terrible.
Il avait pris une voix terrible en manière d’amusement et pour faire une bonne plaisanterie. Mais, en réalité, il n’était point en colère. Francœur s’approcha de lui en mettant un genou en terre.

— Sire, lui dit-il, qu’il plaise à Votre Majesté de me faire partager la captivité des maîtres que je sers !
Abeille, le reconnaissant, lui dit :
— C’est vous, mon bon Francœur ; j’ai joie à vous revoir. Vous avez un bien vilain panache. Dites-moi, avez-vous fait de nouvelles chansons ?
Et le roi Loc les emmena tous trois dîner.

(...)


Notes

Cervoise : Bière d'orge, de blé, etc., en usage chez les anciens et au moyen âge.
Picotin : Mesure de capacité pour la ration d'avoine d'un cheval (quart du boisseau).
Brune : Moment de la soirée où la température et la lumière baissent sensiblement à l'approche du crépuscule.
Malencontre : Mauvaise rencontre.
Solive : Chacune des pièces de charpente qui s'appuient sur les poutres et sur lesquelles sont fixées, en-dessus, les planches du plancher, en-dessous, les lattes du plafond.
Espadon : Grande et large épée à double tranchant, qu'on tenait à deux mains.
Gantelet : Gant de peau couvert de lames de fer, d'acier, qui faisait partie de l'armure.
Ecu : Bouclier que portaient autrefois les chevaliers.
Tassette : Plaque d'acier articulée qui, dans les armures, protégeait le haut des cuisses.
Bassinet : Calotte de fer que les hommes d'armes portaient sous le casque.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Je lis demain

Contenance de ¼ de boisseau marchand : de 3 à 11 litres selon les villes. Drôle de mesures !
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

CHAPITRE XXII

Par lequel tout finit bien.


Le lendemain, Abeille, Georges et Francœur revêtirent les somptueux vêtements que les Nains leur avaient préparés, et ils se rendirent dans la salle des fêtes où le roi Loc, en habit d’empereur, vint bientôt les rejoindre comme il l’avait promis. Il était suivi de ses officiers portant des armes et des fourrures d’une sauvage magnificence et des casques sur lesquels s’agitaient des ailes de cygne. Les Nains, accourus en foule, entraient par les fenêtres, les soupiraux et les cheminées, et se coulaient sous les banquettes.

Le roi Loc monta sur une table de pierre à une extrémité de laquelle étaient rangés des buires, des flambeaux, des hanaps et des coupes d’or fin, d’un travail merveilleux. Il fit signe à Abeille et à Georges d’approcher, et dit :

— Abeille, une loi de la nation des Nains veut qu’une étrangère reçue dans nos demeures soit libre au bout de sept ans révolus. Vous avez passé sept années au milieu de nous, Abeille ; et je serais un mauvais citoyen et un roi coupable si je vous retenais davantage. Mais avant de vous laisser aller, je veux, n’ayant pu vous épouser, vous fiancer moi-même à celui que vous avez choisi. Je le fais avec joie, parce que je vous aime plus que moi-même et que ma peine, s’il m’en reste, est comme une petite ombre que votre bonheur efface. Abeille des Clarides, princesse des Nains, donnez-moi votre main ; et vous, Georges de Blanchelande, donnez-moi la vôtre.

Ayant mis la main de Georges dans celle d’Abeille, le roi Loc se tourna vers le peuple et dit d’une voix forte :

— Petits hommes, mes enfants, vous êtes témoins que les deux qui sont là s’engagent l’un l’autre à s’épouser sur la terre. Qu’ils y retournent ensemble et y fassent ensemble fleurir le courage, la modestie et la fidélité, comme les bons jardiniers font éclore les roses, les œillets et les pivoines.

À ces mots, les Nains poussèrent de grands cris, et, ne sachant s’ils devaient se plaindre ou se réjouir, ils étaient agités de sentiments contraires. Le roi Loc se tourna de nouveau vers les fiancés, et, leur montrant les buires, les hanaps, toute la belle orfèvrerie :
— Voilà, leur dit-il, les présents des Nains. Recevez-les, Abeille, ils vous rappelleront vos petits amis : cela est offert par eux et non par moi. Vous saurez tout à l’heure ce que je veux vous donner.

Il y eut un long silence. Le roi Loc contempla avec une expression magnifique de tendresse Abeille, dont la belle tête radieuse s’inclinait, couronnée de roses, sur l’épaule du fiancé.

Puis il reprit de la sorte :

— Mes enfants, ce n’est pas assez de s’aimer beaucoup ; il faut encore se bien aimer. Un grand amour est bon, sans doute ; un bel amour est meilleur. Que le vôtre ait autant de douceur que de force ; que rien n’y manque, pas même l’indulgence, et qu’il s’y mêle un peu de pitié. Vous êtes jeunes, beaux et bons ; mais vous êtes hommes, et, par cela même, sujets à bien des misères. C’est pourquoi, s’il n’entre pas quelque pitié dans les sentiments que vous éprouvez l’un pour l’autre, ces sentiments ne seront pas appropriés à toutes les circonstances de votre vie commune ; ils seront comme des habits de fête qui ne garantissent point du vent et de la pluie. On n’aime sûrement que ceux qu’on aime jusque dans leurs faiblesses et leurs pauvretés. Épargner, pardonner, consoler, voilà toute la science de l’amour.

Le roi Loc s’arrêta, saisi d’une émotion forte et douce. Puis il reprit :

— Mes enfants, soyez heureux ; gardez votre bonheur, gardez-le bien.

Pendant qu’il parlait, Pic, Tad, Dig, Bob, Truc et Pau, pendus au manteau blanc d’Abeille, couvraient de baisers les bras nus et les mains de la jeune fille. Et ils la suppliaient de ne les point quitter. Alors le roi Loc tira de sa ceinture une bague dont le chaton jetait des gerbes de lumière. C’était la bague magique qui avait ouvert la prison des Ondines. Il la passa au doigt d’Abeille et dit :

— Abeille, recevez de ma main cet anneau qui vous permettra d’entrer à toute heure, vous et votre mari, dans le royaume des Nains. Vous y serez reçus avec joie et aidés de toutes les manières. Enseignez, en retour, aux enfants que vous aurez à ne point mépriser les petits hommes innocents et laborieux qui vivent sous la terre.

___ FIN ___


Notes

Buire : Vase en forme de cruche, à bec et à anse.
Hanap : Grand vase à boire en métal, monté sur un pied et muni d'un couvercle.
Chaton : Tête d'une bague où s'enchasse une pierre précieuse. La pierre elle-même.
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Liza »

Belle fin pour une drôle d’histoire.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: Anatole France (1844-1924)

Message par Montparnasse »

Je dirais même plus : drôle de fin pour une belle histoire. (clin d'œil)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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