Marcel Proust - Contre Sainte-Beuve

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Montparnasse
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Marcel Proust - Contre Sainte-Beuve

Message par Montparnasse »

Désolé pour la longueur de cet extrait mais il était impossible de le couper avant son dénouement.


La poésie qu’avaient perdu par la fréquentation le comte et le comtesse de Guermantes s’était reportée pour moi sur le prince et la princesse de Guermantes. Bien qu’assez proches parents, comme je ne les connaissais pas, ils étaient pour moi le nom de Guermantes. Je les avais entrevus chez les Guermantes et ils m’avaient fait un vague salut de gens qui n’ont aucune raison de vous connaître. Mon père qui passait tous les jours devant leur hôtel, rue de Solferino, disait : « C’est un palais, un palais de conte de fées. » De sorte que cela s’était amalgamé pour moi avec les féeries incluses dans le nom de Guermantes, avec Geneviève de Brabant, la tapisserie où avait posé Charles VIII et le vitrail de Charles le Mauvais. La pensée que je pourrais un jour être lié avec eux ne me serait même pas entrée dans l’esprit, quand un jour j’ouvris une enveloppe : « Le prince et la princesse de Guermantes seront chez eux le… »

Il semblait qu’un plaisir intact, non dégradé par aucune idée humaine, aucun souvenir matériel de fréquentation qui rend les choses pareilles aux autres, m’était offert sur cette carte. C’était un nom, un pur nom, encore plein de ses belles images qu’aucun souvenir terrestre n’abaissait, c’était un palais de conte de fées qui, par le fait de cette carte reçue, devenait un objet de possession possible, de par une sorte de prédilection flatteuse du nom mystérieux pour moi. Cela me sembla trop beau pour être vrai. Il y avait entre l’intention qu’exprimait, l’offre que manifestait l’adresse, et ce nom aux syllabes douces et fières, un trop grand contraste.

L’hôtel de conte de fées s’ouvrant de lui-même devant moi, moi étant invité à me mêler aux êtres de légende, de lanterne magique, de vitrail et de tapisserie qui faisaient pendre haut et court au IXe siècle, ce fier nom de Guermantes semblant s’animer, me connaître, se tendre vers moi, puisque, enfin, c’était bien mon nom et superbement écrit qui était sur l’enveloppe, tout cela me parut trop beau pour être vrai et j’eus peur que ce fût une mauvaise plaisanterie que quelqu’un m’avait faite. Les seules personnes auprès de qui j’eusse pu me renseigner auraient été nos voisins Guermantes, qui étaient en voyage, et dans le doute j’aimais mieux ne pas aller chez eux. Il n’y avait pas à répondre, il n’y aurait eu qu’à mettre des cartes. Mais je craignais que ce ne fût déjà trop, si, comme je le pensais, j’étais victime d’une mauvaise farce. Je le dis à mes parents qui ne comprirent pas (ou trouvèrent mon idée ridicule). Avec cette espèce d’orgueil que donne l’absence entière de vanité et de snobisme, ils trouvaient la chose du monde la plus naturelle que les Guermantes m’eussent invité. Ils n’attachaient aucune importance à ce que j’y allasse on n’y allasse pas, mais ne voulaient pas que je m’habitue à croire qu’on voulait me faire des farces. Ils trouvaient plus « aimable » d’y aller ! Mais d’ailleurs indifférent, trouvant qu’il ne fallait pas s’attribuer d’importance et que mon absence serait inaperçue, mais que d’autre part, ces gens n’avaient pas de raison de m’inviter si cela ne leur avait pas fait plaisir de m’avoir. D’autre part, mon grand-père n’était pas fâché que je lui dise comment cela se passait chez les Guermantes depuis qu’il savait que la Princesse était la petite-fille du plus grand homme d’Etat de Louis XVIII, et Papa de savoir si, comme il le supposait, cela devait être « superbe à l’intérieur ».

Bref, le soir même, je me décidai. On avait pris de mes affaires un soin particulier. Je voulais me commander une boutonnière chez le fleuriste mais ma grand-mère trouvait qu’une rose de jardin serait plus « naturelle ». Après avoir marché sur un massif en pente et en piquant mon habit aux épines des autres, je coupai la plus belle, et je sautai dans l’omnibus qui passait devant la porte, trouvant plus de plaisir encore que d’habitude à être aimable avec le conducteur et à céder ma place à l’intérieur à une vieille dame, en me disant que ce monsieur qui était si charmant avec eux et qui dirait « Arrêtez-moi au pont de Solferino » sans qu’on sût que c’était pour aller chez la princesse de Guermantes avait une belle rose sous son pardessus dont le parfum montait invisible à sa narine pour le charmer comme un secret d’amour. Mais une fois au pont de Solferino où tout le quai était encombré d’une file stationnante et mouvante de voitures, une parfois se détachant et des valets de pied courant avec des manteaux de soie claire sur le bras, ma peur me reprit : c’était sûrement une farce. Et quand j’arrivai au moment d’entrer, entendant qu’on annonçait les invités, j’eus envie de redescendre. Mais j’étais pris dans le flot et ne pouvais plus rien faire, distrait d’ailleurs par la nécessité d’avoir à enlever mon pardessus, prendre un numéro, jeter ma rose qui s’était déchirée sous mon paletot et dont l’immense tige verte était tout de même trop « naturelle ». Je murmurai mon nom à l’oreille de l’huissier dans l’espoir qu’il m’annoncerait aussi bas, mais au même moment j’entendis avec un bruit de tonnerre mon nom retentir dans les salons Guermantes qui étaient ouverts devant moi et je sentis que l’instant du cataclysme était arrivé. Huxley raconte qu’une dame qui avait des hallucinations avait cessé d’aller dans le monde parce que, ne sachant jamais si ce qu’elle voyait devant elle était une hallucination ou un objet réel, elle ne savait comment agir. Enfin son médecin après douze ans la força d’aller au bal. Au moment où on lui tend un fauteuil, elle voit un vieux monsieur assis dedans. Elle se dit : il est inadmissible qu’on me dise de m’asseoir dans le fauteuil où est le vieux monsieur. Donc ou bien le vieux monsieur est une hallucination et il faut m’asseoir dans ce fauteuil qui est vide, ou c’est la maîtresse de maison qui me tend ce fauteuil qui est une hallucination, et il ne faut pas que je m’asseye sur le vieux monsieur. Elle n’avait qu’une seconde pour se décider, et pendant cette seconde comparaît le visage du vieux monsieur et celui de la maîtresse de maison, qui lui paraissaient tous deux aussi réels, sans qu’elle pût plutôt penser que c’était l’un que l’autre qui était l’hallucination. Enfin, vers la fin de la seconde qu’elle avait pour se décider, elle crut à je ne sais quoi que c’était plutôt le vieux monsieur qui était une hallucination. Elle s’assit, il n’y avait pas de vieux monsieur, elle poussa un immense soupir de soulagement et fut à jamais guérie. Si pénible que dut certainement être la seconde de la vieille dame malade devant le fauteuil, elle ne fut peut-être pas plus anxieuse que la mienne, quand, à l’orée des salons Guermantes, j’entendis, lancé par un huissier gigantesque comme Jupiter, mon nom voler comme un tonnerre obscur et catastrophique, et quand tout en m’avançant d’un air naturel pour ne pas laisser croire par mon hésitation, s’il y avait mauvaise farce de quelqu’un, que j’en étais confus, je cherchai des yeux le prince et la princesse de Guermantes pour voir s’ils allaient me faire mettre à la porte. Dans le brouhaha des conversations, ils n’avaient pas dû entendre mon nom. La Princesse, en robe mauve « Princesse », un magnifique diadème de perles et de saphirs dans les cheveux, causait sur une causeuse avec des personnes, et tendait la main sans se lever aux entrants. Quant au Prince, je ne vis pas où il était. Elle ne m’avait pas encore vu. Je me dirigeais vers elle, mais en la regardant avec la même fixité que la vieille dame regardait le vieux monsieur sur lequel elle allait s’asseoir, car je suppose qu’elle devait faire attention pour, dès qu’elle sentirait sous son corps la résistance des genoux du monsieur, ne pas insister sur l’acte de s’asseoir. Ainsi j’épiais sur le visage de la princesse de Guermantes, dès qu’elle m’aurait aperçu, la première trace de la stupeur et de l’indignation pour abréger le scandale et filer au plus vite. Elle m’aperçoit, elle se lève, alors qu’elle ne se levait pour aucun invité, elle vient vers moi. Mon cœur tremble, mais se rassure en voyant ses yeux bleus briller du plus charmant sourire et son long gant de Suède en courbe gracieuse se tendre vers moi : « Comme c’est aimable d’être venu, je suis ravie de vous voir. Quel malheur que nos cousins soient justement en voyage, mais c’est d’autant plus gentil à vous d’être venu comme cela, nous savons que c’est pour nous seuls. Tenez, vous trouverez M. de Guermantes dans ce petit salon, il sera charmé de vous voir. » Je m’inclinai avec un profond salut et la Princesse n’entendit pas mon soupir de soulagement. Mais ce fut celui de la vieille dame devant le fauteuil, quand elle se fut assise et vit qu’il n’y avait pas de vieux monsieur. Dès ce jour je fus à tout jamais guéri de ma timidité. J’ai peut-être reçu depuis bien des invitations plus inattendues ou plus flatteuses que celles de M. et Mme de Guermantes. Mais les tapisseries de Combray, la lanterne magique, les promenades du côté de Guermantes ne leur donnaient pas leur prestige. J’ai toujours compté sur le sourire de bienvenue et n’ai jamais compté avec la mauvaise farce. Et elle se fût produite que cela m’aurait été tout à fait égal.

(Contre Sainte-Beuve, La Race maudite, posth. 1954)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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