Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 02 mars 2018, 17:53
N°2
Cet objet est situé dans le clocher de la maison de ville. Les membres du conseil sont tous hommes très petits, très ronds, très adipeux, très intelligents, avec des yeux gros comme des saucières et de vastes mentons doubles, et ils ont des habits beaucoup plus longs et des boucles de souliers beaucoup plus grosses que les vulgaires habitants de Vondervotteimittiss. Depuis que j’habite le bourg, ils ont tenu plusieurs séances extraordinaires, et ont adopté ces trois importantes décisions :
I
C’est un crime de changer le bon vieux train des choses.
II
Il n’existe rien de tolérable en dehors de Vondervotteimittiss.
III
Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges et à nos choux.
Au-dessus de la chambre des séances est le clocher, et dans le clocher ou beffroi est et a été de temps immémorial l’orgueil et la merveille du village, — la grande horloge du bourg de Vondervotteimittiss. Et c’est là l’objet vers lequel sont tournés les yeux des vieux messieurs qui sont assis dans des fauteuils à fond de cuir.
La grande horloge a sept cadrans, — un sur chacun des sept pans du clocher, — de sorte qu’on peut l’apercevoir aisément de tous les quartiers. Les cadrans sont vastes et blancs, les aiguilles lourdes et noires. Au beffroi est attaché un homme dont l’unique fonction est d’en avoir soin ; mais cette fonction est la plus parfaite des sinécures, — car, de mémoire d’homme, l’horloge de Vondervotteimittiss n’avait jamais réclamé son secours. Jusqu’à ces derniers jours, la simple supposition d’une pareille chose était considérée comme une hérésie. Depuis l’époque la plus ancienne dont fassent mention les archives, les heures avaient été régulièrement sonnées par la grosse cloche. Et, en vérité, il en était de même pour toutes les autres horloges et montres du bourg. Jamais il n’y eut pareil endroit pour bien marquer l’heure, et en mesure. Quand le gros battant jugeait le moment venu de dire : « Midi ! » tous les obéissants serviteurs ouvraient simultanément leurs gosiers et répondaient comme un même écho. Bref, les bons bourgeois raffolaient de leur choucroute, mais ils étaient fiers de leurs horloges.
Tous les gens qui tiennent des sinécures sont tenus en plus ou moins grande vénération ; et, comme l’homme du beffroi Vondervotteimittiss a la plus parfaite des sinécures, il est le plus parfaitement respecté de tous les mortels. Il est le principal dignitaire du bourg, et les cochons eux-mêmes le considèrent avec un sentiment de révérence. La queue de son habit est beaucoup plus longue, — sa pipe, ses boucles de souliers, ses yeux et son estomac sont beaucoup plus gros que ceux d’aucun autre vieux monsieur du village ; et, quant à son menton, il n’est pas seulement double, il est triple.
J’ai peint l’état heureux de Vondervotteimittiss ; hélas ! quelle grande pitié qu’un si ravissant tableau fût condamné à subir un jour un cruel changement !
C’est depuis bien longtemps un dicton accrédité parmi les plus sages habitants, que rien de bon ne peut venir d’au delà des collines, et vraiment il faut croire que ces mots contenaient en eux quelque chose de prophétique. Il était midi moins cinq, — avant-hier, — quand apparut un objet d’un aspect bizarre au sommet de la crête, — du côté de l’est. Un tel événement devait attirer l’attention universelle, et chaque vieux petit monsieur assis dans son fauteuil à fond de cuir tourna l’un de ses yeux, avec l’ébahissement de l’effroi, sur le phénomène, gardant toujours l’autre œil fixé sur l’horloge du clocher.
Il était midi moins trois minutes, quand on s’aperçut que le singulier objet en question était un jeune homme tout petit, et qui avait l’air étranger. Il descendait la colline avec une très grande rapidité, de sorte que chacun put bientôt le voir tout à son aise. C’était bien le plus précieux petit personnage qui se fût jamais fait voir dans Vondervotteimittiss. Il avait la face d’un noir de tabac, un long nez crochu, des yeux comme des pois, une grande bouche et une magnifique rangée de dents qu’il semblait jaloux de montrer en ricanant d’une oreille à l’autre. Ajoutez à cela des favoris et des moustaches, il n’y avait, je crois, plus rien à voir de sa figure. Il avait la tête nue, et sa chevelure avait été soigneusement arrangée avec des papillotes. Sa toilette se composait d’un habit noir collant terminé en queue d’hirondelle, laissant pendiller par l’une de ses poches un long bout de mouchoir blanc, — de culottes de casimir noir, de bas noirs, et d’escarpins qui ressemblaient à des moitiés de souliers, avec d’énormes bouffettes de ruban de satin noir pour cordons. Sous l’un de ses bras, il portait un vaste claque, et sous l’autre, un violon presque cinq fois gros comme lui. Dans sa main gauche était une tabatière en or, où il puisait incessamment du tabac de l’air le plus glorieux du monde, pendant qu’il cabriolait en descendant la colline, et dessinait toutes sortes de pas fantastiques. Bonté divine ! — c’était là un spectacle pour les honnêtes bourgeois de Vondervotteimittiss !
Pour parler nettement, le gredin avait, en dépit de son ricanement, un audacieux et sinistre caractère dans la physionomie ; et, pendant qu’il galopait tout droit vers le village, l’aspect bizarrement tronqué de ses escarpins suffit pour éveiller maints soupçons ; et plus d’un bourgeois qui le contempla ce jour-là aurait donné quelque chose pour jeter un coup d’œil sous le mouchoir de batiste blanche qui pendait d’une façon si irritante de la poche de son habit à queue d’hirondelle. Mais ce qui occasionna principalement une juste indignation fut que ce misérable freluquet, tout en brodant tantôt un fandango, tantôt une pirouette, n’était nullement réglé dans sa danse, et ne possédait pas la plus vague notion de ce qu’on appelle aller en mesure[1].
Cependant, le bon peuple du bourg n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir ses yeux tout grands, quand, juste une demi-minute avant midi, le gueux s’élança, comme je vous le dis, droit au milieu de ces braves gens, fit ici un chassé, là un balancé ; puis, après une pirouette et un pas de zéphyr, partit comme à pigeon-vole vers le beffroi de la maison de ville, où le gardien de l’horloge stupéfait fumait dans une attitude de dignité et d’effroi. Mais le petit garnement l’empoigna tout d’abord par le nez, le lui secoua et le lui tira, lui flanqua son gros claque sur la tête, le lui enfonça par-dessus les yeux et la bouche ; puis, levant son gros violon, le battit avec, si longtemps et si vigoureusement que, — vu que le gardien était si ballonné, et le violon si vaste et si creux, — vous auriez juré que tout un régiment de grosses caisses battait le rantanplan du diable dans le beffroi du clocher de Vondervotteimittiss.
On ne sait pas à quel acte désespéré de vengeance cette attaque révoltante aurait pu pousser les habitants, n’était ce fait très important qu’il manquait une demi-seconde pour qu’il fût midi. La cloche allait sonner, et c’était une affaire d’absolue et supérieure nécessité que chacun eût l’œil à sa montre. Il était évident toutefois que, juste en ce moment, le gaillard fourré dans le clocher en avait à la cloche, et se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Mais, comme elle commençait à sonner, personne n’avait le temps de surveiller les manœuvres du traître, car chacun était tout oreilles pour compter les coups.
« Un ! dit la cloche.
— Hine ! répliqua chaque vieux petit monsieur de Vondervotteimittiss dans chaque fauteuil à fond de cuir. — Hine ! dit sa montre ; hine ! dit la montre de sa phâme, et — hine ! dirent les montres des garçons et les petits joujoux dorés pendus aux queues du chat et du cochon.
— Deux ! continua la grosse cloche. Et :
— Teusse ! répétèrent tous les échos mécaniques.
— Trois ! quatre ! cinq ! six ! sept ! huit ! neuf ! dix ! — dit la cloche.
— Droisse ! gâdre ! zingue ! zisse ! zedde ! vitte ! neff ! tisse ! répondirent les autres.
— Onze ! dit la grosse.
— Honsse ! approuva tout le petit personnel de l’horlogerie inférieure.
— Douze ! dit la cloche.
— Tousse ! répondirent-ils, tous parfaitement édifiés et laissant tomber leurs voix en cadence.
— Et il aître miti, tonc ! dirent tous les vieux petits messieurs, rempochant leurs montres. Mais la grosse cloche n’en avait pas encore fini avec eux.
— Treize ! dit-elle.
— Tarteifle, anhélèrent tous les vieux petits messieurs, devenant pâles et laissant tomber leurs pipes de leurs bouches et leurs jambes droites de dessus leurs genoux gauches.
— Tarteifle ! gémirent-ils. Draisse ! draisse !! — Mein Gott, il aître draisse heires !!! »
Dois-je essayer de décrire la terrible scène qui s’ensuivit ? Tout Vondervotteimittiss éclata d’un seul coup en un lamentable tumulte.
« Qu’arrife-d-il tonc à mon phandre ? — glapirent tous les petits garçons, — chai vaim tébouis hine heire !
— Qu’arrife-d-il tonc à mes joux ? crièrent toutes les phâmes ; — ils toiffent aître en pouillie tébouis hine heire !
— Qu’arrife-d-il tonc à mon bibe ? jurèrent tous les vieux petits messieurs, donnerre et églairs ! il toit aître édeint tébouis hine heire ! »
Et ils rebourrèrent leurs pipes en grande rage, et, s’enfonçant dans leurs fauteuils, ils soufflèrent si vite et si férocement, que toute la vallée fut immédiatement encombrée d’un impénétrable nuage.
Cependant, les choux tournaient tous au rouge pourpre, et il semblait que le vieux Diable lui-même avait pris possession de tout ce qui avait forme d’horloge. Les pendules sculptées sur les meubles se prenaient à danser comme si elles étaient ensorcelées, pendant que celles qui étaient sur les cheminées pouvaient à peine se contenir dans leur fureur, et s’acharnaient dans une si opiniâtre sonnerie de « Draisse ! — Draisse ! — Draisse ! » — et dans un tel trémoussement et remuement de leurs balanciers, que c’était réellement épouvantable à voir. — Mais, — pire que tout, — les chats et les cochons ne pouvaient plus endurer l’inconduite des petites montres à répétition attachées à leurs queues, et ils le faisaient bien voir en détalant tous vers la place, — égratignant et farfouillant, — criant et hurlant, — affreux sabbat de miaulements et de grognements ! — et s’élançant à la figure des gens, et se fourrant sous les cotillons, et créant le plus épouvantable charivari et la plus hideuse confusion qu’il soit possible à une personne raisonnable d’imaginer. Et le misérable petit vaurien installé dans le clocher faisait évidemment tout son possible pour rendre les choses encore plus navrantes. On a pu de temps à autre apercevoir le scélérat à travers la fumée. Il était toujours là, dans le beffroi, assis sur l’homme du beffroi, qui gisait à plat sur le dos. Dans ses dents, l’infâme tenait la corde de la cloche, qu’il secouait incessamment, de droite et de gauche avec sa tête, faisant un tel vacarme que mes oreilles en tintent encore, rien que d’y penser. Sur ses genoux reposait l’énorme violon qu’il raclait, sans accord ni mesure, avec les deux mains, faisant affreusement semblant — l’infâme paillasse ! — de jouer l’air de Judy O’Flannagan et Paddy O’Raferty !
Les affaires étant dans ce misérable état, de dégoût je quittai la place, et maintenant je fais un appel à tous les amants de l’heure exacte et de la fine choucroute. Marchons en masse sur le bourg, et restaurons l’ancien ordre de choses à Vondervotteimittiss en précipitant ce petit drôle du clocher.
___ FIN ___
Cet objet est situé dans le clocher de la maison de ville. Les membres du conseil sont tous hommes très petits, très ronds, très adipeux, très intelligents, avec des yeux gros comme des saucières et de vastes mentons doubles, et ils ont des habits beaucoup plus longs et des boucles de souliers beaucoup plus grosses que les vulgaires habitants de Vondervotteimittiss. Depuis que j’habite le bourg, ils ont tenu plusieurs séances extraordinaires, et ont adopté ces trois importantes décisions :
I
C’est un crime de changer le bon vieux train des choses.
II
Il n’existe rien de tolérable en dehors de Vondervotteimittiss.
III
Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges et à nos choux.
Au-dessus de la chambre des séances est le clocher, et dans le clocher ou beffroi est et a été de temps immémorial l’orgueil et la merveille du village, — la grande horloge du bourg de Vondervotteimittiss. Et c’est là l’objet vers lequel sont tournés les yeux des vieux messieurs qui sont assis dans des fauteuils à fond de cuir.
La grande horloge a sept cadrans, — un sur chacun des sept pans du clocher, — de sorte qu’on peut l’apercevoir aisément de tous les quartiers. Les cadrans sont vastes et blancs, les aiguilles lourdes et noires. Au beffroi est attaché un homme dont l’unique fonction est d’en avoir soin ; mais cette fonction est la plus parfaite des sinécures, — car, de mémoire d’homme, l’horloge de Vondervotteimittiss n’avait jamais réclamé son secours. Jusqu’à ces derniers jours, la simple supposition d’une pareille chose était considérée comme une hérésie. Depuis l’époque la plus ancienne dont fassent mention les archives, les heures avaient été régulièrement sonnées par la grosse cloche. Et, en vérité, il en était de même pour toutes les autres horloges et montres du bourg. Jamais il n’y eut pareil endroit pour bien marquer l’heure, et en mesure. Quand le gros battant jugeait le moment venu de dire : « Midi ! » tous les obéissants serviteurs ouvraient simultanément leurs gosiers et répondaient comme un même écho. Bref, les bons bourgeois raffolaient de leur choucroute, mais ils étaient fiers de leurs horloges.
Tous les gens qui tiennent des sinécures sont tenus en plus ou moins grande vénération ; et, comme l’homme du beffroi Vondervotteimittiss a la plus parfaite des sinécures, il est le plus parfaitement respecté de tous les mortels. Il est le principal dignitaire du bourg, et les cochons eux-mêmes le considèrent avec un sentiment de révérence. La queue de son habit est beaucoup plus longue, — sa pipe, ses boucles de souliers, ses yeux et son estomac sont beaucoup plus gros que ceux d’aucun autre vieux monsieur du village ; et, quant à son menton, il n’est pas seulement double, il est triple.
J’ai peint l’état heureux de Vondervotteimittiss ; hélas ! quelle grande pitié qu’un si ravissant tableau fût condamné à subir un jour un cruel changement !
C’est depuis bien longtemps un dicton accrédité parmi les plus sages habitants, que rien de bon ne peut venir d’au delà des collines, et vraiment il faut croire que ces mots contenaient en eux quelque chose de prophétique. Il était midi moins cinq, — avant-hier, — quand apparut un objet d’un aspect bizarre au sommet de la crête, — du côté de l’est. Un tel événement devait attirer l’attention universelle, et chaque vieux petit monsieur assis dans son fauteuil à fond de cuir tourna l’un de ses yeux, avec l’ébahissement de l’effroi, sur le phénomène, gardant toujours l’autre œil fixé sur l’horloge du clocher.
Il était midi moins trois minutes, quand on s’aperçut que le singulier objet en question était un jeune homme tout petit, et qui avait l’air étranger. Il descendait la colline avec une très grande rapidité, de sorte que chacun put bientôt le voir tout à son aise. C’était bien le plus précieux petit personnage qui se fût jamais fait voir dans Vondervotteimittiss. Il avait la face d’un noir de tabac, un long nez crochu, des yeux comme des pois, une grande bouche et une magnifique rangée de dents qu’il semblait jaloux de montrer en ricanant d’une oreille à l’autre. Ajoutez à cela des favoris et des moustaches, il n’y avait, je crois, plus rien à voir de sa figure. Il avait la tête nue, et sa chevelure avait été soigneusement arrangée avec des papillotes. Sa toilette se composait d’un habit noir collant terminé en queue d’hirondelle, laissant pendiller par l’une de ses poches un long bout de mouchoir blanc, — de culottes de casimir noir, de bas noirs, et d’escarpins qui ressemblaient à des moitiés de souliers, avec d’énormes bouffettes de ruban de satin noir pour cordons. Sous l’un de ses bras, il portait un vaste claque, et sous l’autre, un violon presque cinq fois gros comme lui. Dans sa main gauche était une tabatière en or, où il puisait incessamment du tabac de l’air le plus glorieux du monde, pendant qu’il cabriolait en descendant la colline, et dessinait toutes sortes de pas fantastiques. Bonté divine ! — c’était là un spectacle pour les honnêtes bourgeois de Vondervotteimittiss !
Pour parler nettement, le gredin avait, en dépit de son ricanement, un audacieux et sinistre caractère dans la physionomie ; et, pendant qu’il galopait tout droit vers le village, l’aspect bizarrement tronqué de ses escarpins suffit pour éveiller maints soupçons ; et plus d’un bourgeois qui le contempla ce jour-là aurait donné quelque chose pour jeter un coup d’œil sous le mouchoir de batiste blanche qui pendait d’une façon si irritante de la poche de son habit à queue d’hirondelle. Mais ce qui occasionna principalement une juste indignation fut que ce misérable freluquet, tout en brodant tantôt un fandango, tantôt une pirouette, n’était nullement réglé dans sa danse, et ne possédait pas la plus vague notion de ce qu’on appelle aller en mesure[1].
Cependant, le bon peuple du bourg n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir ses yeux tout grands, quand, juste une demi-minute avant midi, le gueux s’élança, comme je vous le dis, droit au milieu de ces braves gens, fit ici un chassé, là un balancé ; puis, après une pirouette et un pas de zéphyr, partit comme à pigeon-vole vers le beffroi de la maison de ville, où le gardien de l’horloge stupéfait fumait dans une attitude de dignité et d’effroi. Mais le petit garnement l’empoigna tout d’abord par le nez, le lui secoua et le lui tira, lui flanqua son gros claque sur la tête, le lui enfonça par-dessus les yeux et la bouche ; puis, levant son gros violon, le battit avec, si longtemps et si vigoureusement que, — vu que le gardien était si ballonné, et le violon si vaste et si creux, — vous auriez juré que tout un régiment de grosses caisses battait le rantanplan du diable dans le beffroi du clocher de Vondervotteimittiss.
On ne sait pas à quel acte désespéré de vengeance cette attaque révoltante aurait pu pousser les habitants, n’était ce fait très important qu’il manquait une demi-seconde pour qu’il fût midi. La cloche allait sonner, et c’était une affaire d’absolue et supérieure nécessité que chacun eût l’œil à sa montre. Il était évident toutefois que, juste en ce moment, le gaillard fourré dans le clocher en avait à la cloche, et se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Mais, comme elle commençait à sonner, personne n’avait le temps de surveiller les manœuvres du traître, car chacun était tout oreilles pour compter les coups.
« Un ! dit la cloche.
— Hine ! répliqua chaque vieux petit monsieur de Vondervotteimittiss dans chaque fauteuil à fond de cuir. — Hine ! dit sa montre ; hine ! dit la montre de sa phâme, et — hine ! dirent les montres des garçons et les petits joujoux dorés pendus aux queues du chat et du cochon.
— Deux ! continua la grosse cloche. Et :
— Teusse ! répétèrent tous les échos mécaniques.
— Trois ! quatre ! cinq ! six ! sept ! huit ! neuf ! dix ! — dit la cloche.
— Droisse ! gâdre ! zingue ! zisse ! zedde ! vitte ! neff ! tisse ! répondirent les autres.
— Onze ! dit la grosse.
— Honsse ! approuva tout le petit personnel de l’horlogerie inférieure.
— Douze ! dit la cloche.
— Tousse ! répondirent-ils, tous parfaitement édifiés et laissant tomber leurs voix en cadence.
— Et il aître miti, tonc ! dirent tous les vieux petits messieurs, rempochant leurs montres. Mais la grosse cloche n’en avait pas encore fini avec eux.
— Treize ! dit-elle.
— Tarteifle, anhélèrent tous les vieux petits messieurs, devenant pâles et laissant tomber leurs pipes de leurs bouches et leurs jambes droites de dessus leurs genoux gauches.
— Tarteifle ! gémirent-ils. Draisse ! draisse !! — Mein Gott, il aître draisse heires !!! »
Dois-je essayer de décrire la terrible scène qui s’ensuivit ? Tout Vondervotteimittiss éclata d’un seul coup en un lamentable tumulte.
« Qu’arrife-d-il tonc à mon phandre ? — glapirent tous les petits garçons, — chai vaim tébouis hine heire !
— Qu’arrife-d-il tonc à mes joux ? crièrent toutes les phâmes ; — ils toiffent aître en pouillie tébouis hine heire !
— Qu’arrife-d-il tonc à mon bibe ? jurèrent tous les vieux petits messieurs, donnerre et églairs ! il toit aître édeint tébouis hine heire ! »
Et ils rebourrèrent leurs pipes en grande rage, et, s’enfonçant dans leurs fauteuils, ils soufflèrent si vite et si férocement, que toute la vallée fut immédiatement encombrée d’un impénétrable nuage.
Cependant, les choux tournaient tous au rouge pourpre, et il semblait que le vieux Diable lui-même avait pris possession de tout ce qui avait forme d’horloge. Les pendules sculptées sur les meubles se prenaient à danser comme si elles étaient ensorcelées, pendant que celles qui étaient sur les cheminées pouvaient à peine se contenir dans leur fureur, et s’acharnaient dans une si opiniâtre sonnerie de « Draisse ! — Draisse ! — Draisse ! » — et dans un tel trémoussement et remuement de leurs balanciers, que c’était réellement épouvantable à voir. — Mais, — pire que tout, — les chats et les cochons ne pouvaient plus endurer l’inconduite des petites montres à répétition attachées à leurs queues, et ils le faisaient bien voir en détalant tous vers la place, — égratignant et farfouillant, — criant et hurlant, — affreux sabbat de miaulements et de grognements ! — et s’élançant à la figure des gens, et se fourrant sous les cotillons, et créant le plus épouvantable charivari et la plus hideuse confusion qu’il soit possible à une personne raisonnable d’imaginer. Et le misérable petit vaurien installé dans le clocher faisait évidemment tout son possible pour rendre les choses encore plus navrantes. On a pu de temps à autre apercevoir le scélérat à travers la fumée. Il était toujours là, dans le beffroi, assis sur l’homme du beffroi, qui gisait à plat sur le dos. Dans ses dents, l’infâme tenait la corde de la cloche, qu’il secouait incessamment, de droite et de gauche avec sa tête, faisant un tel vacarme que mes oreilles en tintent encore, rien que d’y penser. Sur ses genoux reposait l’énorme violon qu’il raclait, sans accord ni mesure, avec les deux mains, faisant affreusement semblant — l’infâme paillasse ! — de jouer l’air de Judy O’Flannagan et Paddy O’Raferty !
Les affaires étant dans ce misérable état, de dégoût je quittai la place, et maintenant je fais un appel à tous les amants de l’heure exacte et de la fine choucroute. Marchons en masse sur le bourg, et restaurons l’ancien ordre de choses à Vondervotteimittiss en précipitant ce petit drôle du clocher.
___ FIN ___