Edgar Allan Poe (1809-1849)

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Liza
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

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Obséquieux : Exagérément ou artificiellement poli prévenant et servile.
Cela existe encore, à part les valets de chambre des grands hôtels !
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Montparnasse
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

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N°6

Jusqu’alors, je m’étais soumis lâchement à son impérieuse domination. Le sentiment de profond respect avec lequel je m’étais accoutumé à considérer le caractère élevé, la sagesse majestueuse, l’omniprésence et l’omnipotence apparentes de Wilson, joint à je ne sais quelle sensation de terreur que m’inspiraient certains autres traits de sa nature et certains privilèges, avaient créé en moi l’idée de mon entière faiblesse et de mon impuissance, et m’avaient conseillé une soumission sans réserve, quoique pleine d’amertume et de répugnance, à son arbitraire dictature. Mais, depuis ces derniers temps, je m’étais entièrement abandonné au vin, et son influence exaspérante sur mon tempérament héréditaire me rendait de plus en plus impatient de tout contrôle. Je commençai à murmurer, — à hésiter, — à résister. Et fut-ce simplement mon imagination qui m’induisit à croire que l’opiniâtreté de mon bourreau diminuerait en raison de ma propre fermeté ? Il est possible ; mais, en tout cas, je commençais à sentir l’inspiration d’une espérance ardente, et je finis par nourrir dans le secret de mes pensées la sombre et désespérée résolution de m’affranchir de cet esclavage.

C’était à Rome, pendant le carnaval de 18.. ; j’étais à un bal masqué dans le palais du duc Di Broglio, de Naples. J’avais fait abus du vin encore plus que de coutume, et l’atmosphère étouffante des salons encombrés m’irritait insupportablement. La difficulté de me frayer un passage à travers la cohue ne contribua pas peu à exaspérer mon humeur ; car je cherchais avec anxiété (je ne dirai pas pour quel indigne motif) la jeune, la joyeuse, la belle épouse du vieux et extravagant Di Broglio. Avec une confiance passablement imprudente, elle m’avait confié le secret du costume qu’elle devait porter ; et, comme je venais de l’apercevoir au loin, j’avais hâte d’arriver jusqu’à elle. En ce moment, je sentis une main qui se posa doucement sur mon épaule, — et puis cet inoubliable, ce profond, ce maudit chuchotement dans mon oreille !

Pris d’une rage frénétique, je me tournai brusquement vers celui qui m’avait ainsi troublé et je le saisis violemment au collet. Il portait, comme je m’y attendais, un costume absolument semblable au mien : un manteau espagnol de velours bleu, et autour de la taille une ceinture cramoisie où se rattachait une rapière. Un masque de soie noire recouvrait entièrement sa face.

« Misérable ! — m’écriai-je d’une voix enrouée par la rage, et chaque syllabe qui m’échappait était comme un aliment pour le feu de ma colère, — misérable ! imposteur ! scélérat maudit ! tu ne me suivras plus à la piste, — tu ne me harcèleras pas jusqu’à la mort ! Suis-moi, ou je t’embroche sur place ! »

Et je m’ouvris un chemin de la salle de bal vers une petite antichambre attenante, le traînant irrésistiblement avec moi.

En entrant, je le jetai furieusement loin de moi. Il alla chanceler contre le mur ; je fermai la porte en jurant, et lui ordonnai de dégainer. Il hésita une seconde ; puis, avec un léger soupir, il tira silencieu­sement son épée et se mit en garde.

Le combat ne fut certes pas long. J’étais exaspéré par les plus ardentes excitations de tout genre, et je me sentais dans un seul bras l’énergie et la puissance d’une multitude. En quelques secondes, je l’acculai par la force du poignet contre la boiserie, et, là, le tenant à ma discrétion, je lui plongeai, à plusieurs reprises et coup sur coup, mon épée dans la poitrine avec une férocité de brute.

En ce moment, quelqu’un toucha à la serrure de la porte. Je me hâtai de prévenir une invasion importune, et je retournai immédiatement vers mon adversaire mourant. Mais quelle langue humaine peut rendre suffisamment cet étonnement, cette horreur qui s’emparèrent de moi au spectacle que virent alors mes yeux. Le court instant pendant lequel je m’étais détourné avait suffi pour produire, en apparence, un changement matériel dans les dispositions locales à l’autre bout de la chambre. Une vaste glace — dans mon trouble, cela m’apparut d’abord ainsi, — se dressait là où je n’en avais pas vu trace auparavant ; et, comme je marchais frappé de terreur vers ce miroir, ma propre image, mais avec une face pâle et barbouillée de sang, s’avança à ma rencontre d’un pas faible et vacillant.

C’est ainsi que la chose m’apparut, dis-je, mais telle elle n’était pas. C’était mon adversaire, — c’était Wilson qui se tenait devant moi dans son agonie. Son masque et son manteau gisaient sur le parquet, là où il les avait jetés. Pas un fil dans son vêtement, — pas une ligne dans toute sa figure si caractérisée et si singulière, — qui ne fût mien, — qui ne fût mienne ; — c’était l’absolu dans l’identité !

C’était Wilson, mais Wilson ne chuchotant plus ses paroles maintenant ! si bien que j’aurais pu croire que c’était moi-même qui parlais quand il me dit :

« Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant tu es mort aussi, — mort au monde, au ciel et à l’espérance ! En moi tu existais, — et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t’es radicalement assassiné toi-même ! »

__ FIN __


Note

Omnipotence : Toute-puissance.
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L’HOMME DES FOULES.

Ce grand malheur de ne pouvoir être seul.

La Bruyère.



On a dit judicieusement d’un certain livre allemand : Es lasst sich nicht lesen, — il ne se laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne veulent pas être dits. Des hommes meurent la nuit dans leurs lits, tordant les mains des spectres qui les confessent et les regardant pitoyablement dans les yeux ; — des hommes meurent avec le désespoir dans le cœur et des convulsions dans le gosier à cause de l’horreur des mystères qui ne veulent pas être révélés. Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau d’une si lourde horreur, qu’elle ne peut s’en décharger que dans le tombeau. Ainsi l’essence du crime reste inexpliquée.

Il n’y a pas longtemps, sur la fin d’un soir d’automne, j’étais assis devant la grande fenêtre cintrée du café D…, à Londres. Pendant quelques mois, j’avais été malade ; mais j’étais alors convalescent, je me trouvais dans une de ces heureuses dispositions qui sont précisément le contraire de l’ennui, — dispositions où l’appétence morale est merveilleusement aiguisée, quand la taie qui recouvrait la vision spirituelle est arrachée, l’ἀχλὺς ἣ πρὶν ἐπῆεν, — où l’esprit électrisé dépasse aussi prodigieusement sa puissance journalière que la raison ardente et naïve de Leibniz l’emporte sur la folle et molle rhétorique de Gorgias. Respirer seulement, c’était une jouissance, et je tirais un plaisir positif même de plusieurs sources très plausibles de peine. Chaque chose m’inspirait un intérêt calme, mais plein de curiosité. Un cigare à la bouche, un journal sur mes genoux, je m’étais amusé, pendant la plus grande partie de l’après-midi, tantôt à regarder attentivement les annonces, tantôt à observer la société mêlée du salon, tantôt à regarder dans la rue à travers les vitres voilées par la fumée.

Cette rue est une des principales artères de la ville, et elle avait été pleine de monde toute la journée. Mais, à la tombée de la nuit, la foule s’accrut de minute en minute ; et, quand tous les réverbères furent allumés, deux courants de la population s’écoulaient, épais et continus, devant la porte. Je ne m’étais jamais senti dans une situation semblable à celle où je me trouvais en ce moment particulier de la soirée, et ce tumultueux océan de têtes humaines me remplissait d’une délicieuse émotion toute nouvelle. À la longue, je ne fis plus aucune attention aux choses qui se passaient dans l’hôtel, et je m’absorbai dans la contemplation de la scène du dehors.

Mes observations prirent d’abord un tour abstrait et généralisateur. Je regardais les passants par masses, et ma pensée ne les considérait que dans leurs rapports collectifs. Bientôt, cependant, je descendis au détail, et j’examinai avec un intérêt minutieux les innombrables variétés de figure, de toilette, d’air, de démarche, de visage et d’expression physionomique.

Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu’à se frayer un chemin à travers la foule. Ils fronçaient les sourcils et roulaient les yeux vivement ; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils ne montraient aucun symptôme d’impatience, mais rajustaient leurs vêtements et se dépêchaient. D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux-mêmes et gesticulaient, comme s’ils se sentaient seuls par le fait même de la multitude innombrable qui les entourait. Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion. — Dans ces deux vastes classes d’hommes, au delà de ce que je viens de noter, il n’y avait rien de bien caractéristique. Leurs vêtements appartenaient à cet ordre qui est exactement défini par le terme : décent. C’étaient indubitablement des gentilshommes, des marchands, des attorneys, des fournisseurs, des agioteurs, — les eupatrides et l’ordinaire banal de la société, — hommes de loisir et hommes activement engagés dans des affaires personnelles, et les conduisant sous leur propre responsabilité. Ils n’excitèrent pas chez moi une très grande attention.

La race des commis sautait aux yeux, et, là, je distinguai deux divisions remarquables. Il y avait les petits commis des maisons à esbrouffe, — jeunes messieurs serrés dans leurs habits, les bottes brillantes, les cheveux pommadés et la lèvre insolente. En mettant de côté un certain je ne sais quoi de fringant dans les manières qu’on pourrait définir genre calicot, faute d’un meilleur mot, le genre de ces individus me parut un exact fac-similé de ce qui avait été la perfection du bon ton douze ou dix-huit mois auparavant. Ils portaient les grâces de rebut de la gentry ; — et cela, je crois, implique la meilleure définition de cette classe.

Quant à la classe des premiers commis de maisons solides, ou des steady old fellows, il était impossible de s’y méprendre. On les reconnaissait à leurs habits et pantalons noirs ou bruns, d’une tournure confortable, à leurs cravates et à leurs gilets blancs, à leurs larges souliers d’apparence solide, avec des bas épais ou des guêtres. Ils avaient tous la tête légèrement chauve, et l’oreille droite, accoutumée dès longtemps à tenir la plume, avait contacté un singulier tic d’écartement. J’observai qu’ils ôtaient ou remettaient toujours leurs chapeaux avec les deux mains, et qu’ils portaient des montres avec de courtes chaînes d’or d’un modèle solide et ancien. Leur affectation, c’était la respectabilité, — si toutefois il peut y avoir une affectation aussi honorable.

Il y avait bon nombre de ces individus d’une apparence brillante que je reconnus facilement pour appartenir à la race des filous de la haute pègre dont toutes les grandes villes sont infestées. J’étudiai très curieusement cette espèce de gentry, et je trouvai difficile de comprendre comment ils pouvaient être pris pour des gentlemen par les gentlemen eux-mêmes. L’exagération de leurs manchettes, avec un air de franchise excessive, devait les trahir du premier coup.

Les joueurs de profession — et j’en découvris un grand nombre — étaient encore plus aisément reconnaissables. Ils portaient toutes les espèces de toilettes, depuis celle du parfait maquereau, joueur de gobelets, au gilet de velours, à la cravate de fantaisie, aux chaînes de cuivre doré, aux boutons de filigrane, jusqu’à la toilette cléricale, si scrupuleusement simple, que rien n’était moins propre à éveiller le soupçon. Tous cependant se distinguaient par un teint cuit et basané, par je ne sais quel obscurcissement vaporeux de l’œil, par la compression et la pâleur de la lèvre. Il y avait, en outre, deux autres traits qui me les faisaient toujours deviner : un ton bas et réservé dans la conversation, et une disposition plus qu’ordinaire du pouce à s’étendre jusqu’à faire angle droit avec les doigts. — Très souvent, en compagnie de ces fripons, j’ai observé quelques hommes qui différaient un peu par leurs habitudes ; cependant, c’étaient toujours des oiseaux de même plumage. On peut les définir : des gentlemen qui vivent de leur esprit. Ils se divisent, pour dévorer le public, en deux bataillons, — le genre dandy et le genre militaire. Dans la première classe, les caractères principaux sont longs cheveux et sourires ; et dans la seconde, longues redingotes et froncements de sourcils.

(...)


Notes

Taie : Tache opaque de la cornée, constituée par une cicatrice à la suite d'une inflammation, d'un traumatisme ou de lésions dégénératives.
Avoir une taie sur l'oeil : être aveuglé (par les préjugés, etc).

Agiotage : Spéculation sur l’agio et le change, et, par extension, sur toutes les valeurs, effets de commerce ou marchandises, mais seulement quand cette spéculation est accompagnée d’actes répréhensibles ou délictueux.

Eupatrides : Nom donné, dans les commencements d'Athènes, à la première classe du peuple, par opposition aux agriculteurs et aux artisans, et conservé plus tard à des familles nobles qui avaient les sacerdoces et le soin des choses religieuses.

Calicot : Commis de magasin de nouveautés.
Gentry : Nom par lequel on désigne en Angleterre la petite noblesse non titrée, par opposition à nobility, la haute noblesse.
Filigrane : Ouvrage d’orfèvrerie travaillé à jour et formé de fils métalliques.
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N°2

En descendant l’échelle de ce qu’on appelle gentility, je trouvai des sujets de méditation plus noirs et plus profonds. Je vis des colporteurs juifs avec des yeux de faucon étincelants dans des physionomies dont le reste n’était qu’abjecte humilité ; de hardis mendiants de profession bousculant des pauvres d’un meilleur titre, que le désespoir seul avait jetés dans les ombres de la nuit pour implorer la charité ; des invalides tout faibles et pareils à des spectres sur qui la mort avait placé une main sûre, et qui clopinaient et vacillaient à travers la foule, regardant chacun au visage avec des yeux pleins de prières, comme en quête de quelque consolation fortuite, de quelque espérance perdue ; de modestes jeunes filles qui revenaient d’un labeur prolongé vers un sombre logis, et reculaient plus éplorées qu’indignées devant les œillades des drôles dont elles ne pouvaient même pas éviter le contact direct ; des prostituées de toute sorte et de tout âge, — l’incontestable beauté dans la primeur de sa féminéité, faisant rêver de la statue de Lucien dont la surface était de marbre de Paros et l’intérieur rempli d’ordures, — la lépreuse en haillons, dégoûtante et absolument déchue, — la vieille sorcière, ridée, peinte, plâtrée, surchargée de bijouterie, faisant un dernier effort vers la jeunesse, — la pure enfant à la forme non mûre, mais déjà façonnée par une longue camaraderie aux épouvantables coquetteries de son commerce, et brûlant de l’ambition dévorante d’être rangée au niveau de ses aînées dans le vice ; des ivrognes innombrables et indescriptibles. Ceux-ci déguenillés, chancelants, désarticulés, avec le visage meurtri et les yeux ternes, — ceux-là avec leurs vêtements entiers, mais sales, une crânerie légèrement vacillante, de grosses lèvres sensuelles, des faces rubicondes et sincères, — d’autres vêtus d’étoffes qui jadis avaient été bonnes, et qui maintenant encore étaient scrupuleusement brossées, — des hommes qui marchaient d’un pas plus ferme et plus élastique que nature, mais dont les physionomies étaient terriblement pâles, les yeux atrocement effarés et rouges, et qui, tout en allant à grands pas à travers la foule, agrippaient avec des doigts tremblants tous les objets qui se trouvaient à leur portée ; et puis des pâtissiers, des commissionnaires, des porteurs de charbon, des ramoneurs ; des joueurs d’orgue, des montreurs de singes, des marchands de chansons, ceux qui vendaient avec ceux qui chantaient ; des artisans déguenillés et des travailleurs de toute sorte épuisés à la peine, — et tous pleins d’une activité bruyante et désordonnée qui affligeait par ses discordances et apportait à l’œil une sensation douloureuse.

À mesure que la nuit devenait plus profonde, l’intérêt de la scène s’approfondissait aussi pour moi ; car non seulement le caractère général de la foule était altéré (ses traits les plus nobles s’effaçant avec la retraite graduelle de la partie la plus sage de la population, et les plus grossiers venant vigoureusement en relief, à mesure que l’heure plus avancée tirait chaque espèce d’infamie de sa tanière), mais les rayons des becs de gaz, faibles d’abord quand ils luttaient avec le jour mourant, avaient maintenant pris le dessus et jetaient sur toutes choses une lumière étincelante agitée. Tout était noir, mais éclatant — comme cette ébène à laquelle on a comparé le style de Tertullien.

Les étranges effets de la lumière me forcèrent à examiner les figures des individus ; et, bien que la rapidité avec laquelle ce monde de lumière fuyait devant la fenêtre m’empêchât de jeter plus d’un coup d’œil sur chaque visage, il me semblait toutefois que, grâce à ma singulière disposition morale, je pouvais souvent lire dans ce bref intervalle d’un coup d’œil l’histoire de longues années.

Le front collé à la vitre, j’étais ainsi occupé à examiner la foule, quand soudainement apparut une physionomie (celle d’un vieux homme décrépit de soixante-cinq à soixante et dix ans), — une physionomie qui tout d’abord arrêta et absorba toute mon attention, en raison de l’absolue idiosyncrasie de son expression. Jusqu’alors, je n’avais jamais rien vu qui ressemblât à cette expression, même à un degré très éloigné. Je me rappelle bien que ma première pensée, en le voyant, fut que Retzch, s’il l’avait contemplé, l’aurait grandement préféré aux figures dans lesquelles il a essayé d’incarner le démon. Comme je tâchais, durant le court instant de mon premier coup d’œil, de former une analyse quelconque du sentiment général qui m’était communiqué, je sentis s’élever confusément et paradoxalement dans mon esprit les idées de vaste intelligence, de circonspection, de lésinerie, de cupidité, de sang-froid, de méchanceté, de soif sanguinaire, de triomphe, d’allégresse, d’excessive terreur, d’intense et suprême désespoir. Je me sentis singulièrement éveillé, saisi, fasciné. « Quelle étrange histoire, me dis-je à moi-même, est écrite dans cette poitrine ! » Il me vint alors un désir ardent de ne pas perdre l’homme de vue, — d’en savoir plus long sur lui. Je mis précipitamment mon paletot, je saisis mon chapeau et ma canne, je me jetai dans la rue, et me poussai à travers la foule dans la direction que je lui avais vu prendre ; car il avait déjà disparu. Avec un peu de difficulté, je parvins enfin à le découvrir, je m’approchai de lui et le suivis de très près, mais avec de grandes précautions, de manière à ne pas attirer son attention.

Je pouvais maintenant étudier commodément sa personne. Il était de petite taille, très maigre et très faible en apparence. Ses habits étaient sales et déchirés ; mais, comme il passait de temps à autre dans le feu éclatant d’un candélabre, je m’aperçus que son linge, quoique sale, était d’une belle qualité ; et, si mes yeux ne m’ont pas abusé, à travers une déchirure du manteau, évidemment acheté d’occasion, dont il était soigneusement enveloppé, j’entrevis la lueur d’un diamant et d’un poignard. Ces observations surexcitèrent ma curiosité, et je résolus de suivre l’inconnu partout où il lui plairait d’aller.

Il faisait maintenant tout à fait nuit, et un brouillard humide et épais s’abattait sur la ville, qui bientôt se résolut en une pluie lourde et continue. Ce changement de temps eut un effet bizarre sur la foule, qui fut agitée tout entière d’un nouveau mouvement, et se déroba sous un monde de parapluies. L’ondulation, le coudoiement, le brouhaha, devinrent dix fois plus forts. Pour ma part, je ne m’inquiétai pas beaucoup de la pluie, — j’avais encore dans le sang une vieille fièvre aux aguets, pour qui l’humidité était une dangereuse volupté. Je nouai un mouchoir autour de ma bouche, et je tins bon. Pendant une demi-heure, le vieux homme se fraya son chemin avec difficulté à travers la grande artère, et je marchais presque sur ses talons dans la crainte de le perdre de vue. Comme il ne tournait jamais la tête pour regarder derrière lui, il ne fit pas attention à moi. Bientôt il se jeta dans une rue traversière, qui, bien que remplie de monde, n’était pas aussi encombrée que la principale qu’il venait de quitter. Ici, il se fit un changement évident dans son allure. Il marcha plus lentement, avec moins de décision que tout à l’heure, — avec plus d’hésitation. Il traversa et retraversa la rue fréquemment, sans but apparent ; et la foule était si épaisse, qu’à chaque nouveau mouvement j’étais obligé de le suivre de très près. C’était une rue étroite et longue, et la promenade qu’il y fit dura près d’une heure, pendant laquelle la multitude des passants se réduisit graduellement à la quantité de gens qu’on voit ordinairement à Broadway, près du parc, vers midi, — tant est grande la différence entre une foule de Londres et celle de la cité américaine la plus populeuse. Un second crochet nous jeta sur une place brillamment éclairée et débordante de vie. La première manière de l’inconnu reparut. Son menton tomba sur sa poitrine, et ses yeux roulèrent étrangement sous ses sourcils froncés, dans tous les sens, vers tous ceux qui l’enveloppaient. Il pressa le pas, régulièrement, sans interruption. Je m’aperçus toutefois avec surprise, quand il eut fait le tour de la place, qu’il retournait sur ses pas. Je fus encore bien plus étonné de lui voir recommencer la même promenade plusieurs fois : — une fois, comme il tournait avec un mouvement brusque, je faillis être découvert.

(...)


Notes

Idiosyncrasie : Tempérament personnel.

Tertulien : Quintus Septimius Florens Tertullianus, dit Tertullien, né entre 150 et 160 à Carthage (actuelle Tunisie) et décédé vers 220 à Carthage, est un écrivain de langue latine issu d'une famille berbère romanisée et païenne. Il se convertit au christianisme à la fin du iie siècle et devient le plus éminent théologien de Carthage.

Retzsch : Friedrich August Moritz Retzsch (9 décembre 1779 - 11 juin 1857) était un peintre, dessinateur, et artiste allemand.

Lésinerie : Acte de lésine ; caractère de celui qui lésine, épargne.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

À chacun sa façon de réagir devant un même fait... j'ai une fâcheuse tendance à extérioriser.
J'ai l'idiosyncrasie volubile et gestuelle, d'autre se tordent les boyaux dans un silence immobile !
D'autres restent de marbre !
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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N°3

À cet exercice il dépensa encore une heure, à la fin de laquelle nous fûmes beaucoup moins empêchés par les passants qu’au commencement. La pluie tombait dru, l’air devenait froid, et chacun rentrait chez soi. Avec un geste d’impatience, l’homme errant passa dans une rue obscure, complètement déserte. Tout le long de celle-ci, un quart de mille à peu près, il courut avec une agilité que je n’aurais jamais soupçonnée dans un être aussi vieux, — une agilité telle que j’eus beaucoup de peine à le suivre. En quelques minutes, nous débouchâmes sur un vaste et tumultueux bazar. L’inconnu avait l’air parfaitement au courant des localités, et il reprit encore une fois son allure primitive, se frayant un chemin ça et là, sans but, parmi la foule des acheteurs et des vendeurs.

Pendant une heure et demie, à peu près, que nous passâmes dans cet endroit, il me fallut beaucoup de prudence pour ne pas le perdre de vue sans attirer son attention. Par bonheur je portais des claques en caoutchouc, et je pouvais aller et venir sans faire le moindre bruit. Il ne s’aperçut pas un seul instant qu’il était épié. Il entrait successivement dans toute les boutiques, ne marchandait rien, ne disait pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe, effaré, vide. J’étais maintenant prodigieusement étonné de sa conduite, et je pris la ferme résolution de ne pas le quitter avant d’avoir satisfait en quelque façon ma curiosité à son égard.

Une horloge au timbre éclatant sonna onze heures, et tout le monde désertait le bazar en grande hâte. Un boutiquier, en fermant un volet, coudoya le vieux homme, et à l’instant même je vis un violent frisson parcourir tout son corps. Il se précipita dans la rue, regarda un instant avec anxiété autour de lui, puis fila avec une incroyable vélocité à travers plusieurs ruelles tortueuses et désertes, jusqu’à ce que nous aboutîmes de nouveau à la grande rue d’où nous étions partis, — la rue de l’hôtel D… Cependant, elle n’avait plus le même aspect. Elle était toujours brillante de gaz ; mais la pluie tombait furieusement, et l’on n’apercevait que de rares passants. L’inconnu pâlit. Il fit quelques pas d’un air morne dans l’avenue naguère populeuse ; puis, avec un profond soupir, il tourna dans la direction de la rivière, et, se plongeant à travers un labyrinthe de chemins détournés, arriva enfin devant un des principaux théâtres. On était au moment de le fermer, et le public s’écoulait par les portes. Je vis le vieux homme ouvrir la bouche, comme pour respirer et se jeter parmi la foule ; mais il me sembla que l’angoisse profonde de sa physionomie était en quelque sorte calmée. Sa tête tomba de nouveau sur sa poitrine ; il apparut tel que je l’avais vu la première fois. Je remarquai qu’il se dirigeait maintenant du même côté que la plus grande partie du public, — mais, en somme, il m’était impossible de rien comprendre à sa bizarre obstination.

Pendant qu’il marchait, le public se disséminait ; son malaise et ses premières hésitations le reprirent. Pendant quelque temps, il suivit de très près un groupe de dix ou douze tapageurs ; peu à peu, un à un, le nombre s’éclaircit et se réduisit à trois individus qui restèrent ensemble, dans une ruelle étroite, obscure et peu fréquentée. L’inconnu fit une pause, et pendant un moment parut se perdre dans ses réflexions ; puis, avec une agitation très marquée, il enfila rapidement une route qui nous conduisit à l’extrémité de la ville, dans des régions bien différentes de celles que nous avions traversées jusqu’à présent. C’était le quartier le plus malsain de Londres, où chaque chose porte l’affreuse empreinte de la plus déplorable pauvreté et du vice incurable. À la lueur accidentelle d’un sombre réverbère, on apercevait des maisons de bois, hautes, antiques, vermoulues, menaçant ruine, et dans de si nombreuses et si capricieuses directions qu’à peine pouvait-on deviner au milieu d’elles l’apparence d’un passage. Les pavés étaient éparpillés à l’aventure, repoussés de leurs alvéoles par le gazon victorieux. Une horrible saleté croupissait dans les ruisseaux obstrués. Toute l’atmosphère regorgeait de désolation. Cependant, comme nous avancions, les bruits de la vie humaine se ravivèrent clairement et par degrés ; et enfin de vastes bandes d’hommes, les plus infâmes parmi la populace de Londres, se montrèrent, oscillantes ça et là. Le vieux homme sentit de nouveau palpiter ses esprits, comme une lampe qui est près de son agonie. Une fois encore il s’élança en avant d’un pas élastique. Tout à coup, nous tournâmes au coin ; une lumière flamboyante éclata à notre vue, et nous nous trouvâmes devant un des énormes temples suburbains de l’Intempérance, — un des palais du démon Gin.

C’était presque le point du jour ; mais une foule de misérables ivrognes se pressaient encore en dedans et en dehors de la fastueuse porte. Presque avec un cri de joie, le vieux homme se fraya un passage au milieu, reprit sa physionomie primitive, et se mit à arpenter la cohue dans tous les sens, sans but apparent. Toutefois, il n’y avait pas longtemps qu’il se livrait à cet exercice, quand un grand mouvement dans les portes témoigna que l’hôte allait les fermer en raison de l’heure. Ce que j’observai sur la physionomie du singulier être que j’épiais si opiniâtrement fut quelque chose de plus intense que le désespoir. Cependant, il n’hésita pas dans sa carrière, mais, avec une énergie folle, il revint tout à coup sur ses pas, au cœur du puissant Londres. Il courut vite et longtemps, et toujours je le suivais avec un effroyable étonnement, résolu à ne pas lâcher une recherche dans laquelle j’éprouvais un intérêt qui m’absorbait tout entier. Le soleil se leva pendant que nous poursuivions notre course, et, quand nous eûmes une fois encore atteint le rendez-vous commercial de la populeuse cité, la rue de l’hôtel D…, celle-ci présentait un aspect d’activité et de mouvement humains presque égal à ce que j’avais vu dans la soirée précédente. Et, là encore, au milieu de la confusion toujours croissante, longtemps je persistai dans ma poursuite de l’inconnu. Mais, comme d’ordinaire, il allait et venait, et de la journée entière il ne sortit pas du tourbillon de cette rue. Et, comme les ombres du second soir approchaient, je me sentais brisé jusqu’à la mort, et, m’arrêtant tout droit devant l’homme errant, je le regardai intrépidement en face. Il ne fit pas attention à moi, mais reprit sa solennelle promenade, pendant que, renonçant à le poursuivre, je restais absorbé dans cette contemplation.

« Ce vieux homme, — me dis-je à la longue, — est le type et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est l’homme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. Le pire cœur du monde est un livre plus rebutant que le Hortulus animæ, et peut-être est-ce une des grandes miséricordes de Dieu que es lasst sich nicht lesen, — qu’il ne se laisse pas lire. »

__ FIN __


Notes

Hortulus animæ
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

Je ne sais pas ce que c'est : des « claques » en caoutchouc.
Des chaussures, je suppose, je n'en imagine pas l'aspect.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

Voici ce que j'ai trouvé :

Wiktionnaire : Partie d’une bottine qui contourne la semelle.

Littré : Nom d'une espèce de sandales que les femmes mettent par-dessus leurs souliers, pour se garantir de la crotte.

Le Petit Robert : Partie de la chaussure qui entoure le pied. (1743) Couvre-chaussure.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

LA CHUTE DE LA MAISON USHER

Son cœur est un luth suspendu ;
Sitôt qu’on le touche, il résonne.
De Béranger.



Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, — mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. Je dis insupportable, car cette tristesse n’était nullement tempérée par une parcelle de ce sentiment dont l’essence poétique fait presque une volupté, et dont l’âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus sombres de la désolation et de la terreur. Je regardais le tableau placé devant moi, et, rien qu’à voir la maison et la perspective caractéristique de ce domaine, — les murs qui avaient froid, — les fenêtres semblables à des yeux distraits, — quelques bouquets de joncs vigoureux, — quelques troncs d’arbres blancs et dépéris, — j’éprouvais cet entier affaissement d’âme, qui, parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu’à l’arrière-rêverie du mangeur d’opium, — à son navrant retour à la vie journalière, — à l’horrible et lente retraite du voile. C’était une glace au cœur, un abattement, un malaise, — une irrémédiable tristesse de pensée qu’aucun aiguillon de l’imagination ne pouvait raviver ni pousser au grand. Qu’était donc, — je m’arrêtai pour y penser, — qu’était donc ce je ne sais quoi qui m’énervait ainsi en contemplant la Maison Usher ? C’était un mystère tout à fait insoluble, et je ne pouvais pas lutter contre les pensées ténébreuses qui s’amoncelaient sur moi pendant que j’y réfléchissais. Je fus forcé de me rejeter dans cette conclusion peu satisfaisante, qu’il existe des combinaisons d’objets naturels très simples qui ont la puissance de nous affecter de cette sorte, et que l’analyse de cette puissance gît dans des considérations où nous perdrions pied. Il était possible, pensais-je, qu’une simple différence dans l’arrangement des matériaux de la décoration, des détails du tableau, suffit pour modifier, pour annihiler peut-être cette puissance d’impression douloureuse ; et, agissant d’après cette idée, je conduisis mon cheval vers le bord escarpé d’un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s’étalait devant le bâtiment ; et je regardai — mais avec un frisson plus pénétrant encore que la première fois — les images répercutées et renversées des joncs grisâtres, des troncs d’arbres sinistres, et des fenêtres semblables à des yeux sans pensée.

C’était néanmoins dans cet habitacle de mélancolie que je me proposais de séjourner pendant quelques semaines. Son propriétaire, Roderick Usher, avait été l’un de mes bons camarades d’enfance ; mais plusieurs années s’étaient écoulées depuis notre dernière entrevue. Une lettre cependant m’était parvenue récemment dans une partie lointaine du pays, — une lettre de lui, — dont la tournure follement pressante n’admettait pas d’autre réponse que ma présence même. L’écriture portait la trace d’une agitation nerveuse. L’auteur de cette lettre me parlait d’une maladie physique aiguë, — d’une affection mentale qui l’oppressait, — et d’un ardent désir de me voir, comme étant son meilleur et véritablement son seul ami, — espérant trouver dans la joie de ma société quelque soulagement à son mal. C’était le ton dans lequel toutes ces choses et bien d’autres encore étaient dites, — c’était cette ouverture d’un cœur suppliant, qui ne me permettait pas l’hésitation : en conséquence, j’obéis immédiatement à ce que je considérais toutefois comme une invitation des plus singulières.

Quoique dans notre enfance nous eussions été camarades intimes, en réalité, je ne savais pourtant que fort peu de chose de mon ami. Une réserve excessive avait toujours été dans ses habitudes. Je savais toutefois qu’il appartenait à une famille très ancienne, qui s’était distinguée depuis un temps immémorial par une sensibilité particulière de tempérament. Cette sensibilité s’était déployée, à travers les âges, dans de nombreux ouvrages d’un art supérieur, et s’était manifestée, de vieille date, par les actes répétés d’une charité aussi large que discrète, ainsi que par un amour passionné pour les difficultés, plutôt peut-être que pour les beautés orthodoxes, toujours si facilement reconnaissables, de la science musicale. J’avais appris aussi ce fait très remarquable que la souche de la race d’Usher, si glorieusement ancienne qu’elle fût, n’avait jamais, à aucune époque, poussé de la branche durable ; en d’autres termes, que la famille entière ne s’était perpétuée qu’en ligne directe, à quelques exceptions près, très insignifiantes et très passagères. C’était cette absence, — pensais-je, tout en rêvant au parfait accord entre le caractère des lieux et le caractère proverbial de la race, et en réfléchissant à l’influence que dans une longue suite de siècles on pourrait avoir exercée sur l’autre, — c’était peut-être cette absence de branche collatérale et la transmission constante de père en fils du patrimoine et du nom, qui avaient à la longue si bien identifié les deux, que le nom primitif du domaine s’était fondu dans la bizarre et équivoque appellation de Maison Usher, — appellation usitée parmi les paysans, et qui semblait, dans leur esprit, enfermer la famille et l’habitation de la famille.

J’ai dit que le seul effet de mon expérience quelque peu puérile, — c’est-à-dire d’avoir regardé dans l’étang, — avait été de rendre plus profonde ma première et si singulière impression. Je ne dois pas douter que la conscience de superstition croissante — pourquoi ne la définirais-je pas ainsi ? — n’ait principalement contribué à accélérer cet accroissement. Telle est, je le savais de vieille date, la loi paradoxale de tous les sentiments qui ont la terreur pour base. Et ce fut peut-être l’unique raison qui fit que, quand mes yeux, laissant l’image dans l’étang, se relevèrent vers la maison elle-même, une étrange idée me poussa dans l’esprit — une idée si ridicule, en vérité, que, si j’en fait mention, c’est seulement pour montrer la force vive des sensations qui m’oppressent. Mon imagination avait si bien travaillé, que je croyais réellement qu’autour de l’habitation et du domaine planait une atmosphère qui lui était particulière, ainsi qu’aux environs les plus proches, — une atmosphère qui n’avait pas d’affinité avec l’air du ciel, mais qui s’exhalait des arbres dépéris, des murailles grisâtres et de l’étang silencieux, — une vapeur mystérieuse et pestilentielle, à peine visible, lourde, paresseuse et d’une couleur plombée.

Je secouai de mon esprit ce qui ne pouvait être qu’un rêve, et j’examinai avec plus d’attention l’aspect réel du bâtiment. Son caractère dominant semblait être celui d’une excessive antiquité. La décoloration produite par les siècles était grande. De menues fongosités recouvraient toute la face extérieure et la tapissaient, à partir du toit, comme une fine étoffe curieusement brodée. Mais tout cela n’impliquait aucune détérioration extraordinaire. Aucune partie de la maçonnerie n’était tombée, et il semblait qu’il y eût une contradiction étrange entre la consistance générale intacte de toutes ses parties et l’état particulier des pierres émiettées, qui me rappelaient complètement la spécieuse intégrité de ces vieilles boiseries qu’on a laissées longtemps pourrir dans quelque cave oubliée, loin du souffle de l’air extérieur. À part cet indice d’un vaste délabrement, l’édifice ne donnait aucun symptôme de fragilité. Peut-être l’œil d’un observateur minutieux aurait-il découvert une fissure à peine visible, qui, partant du toit de la façade, se frayait une route en zigzag à travers le mur et allait se perdre dans les eaux funestes de l’étang.

Tout en remarquant ces détails, je suivis à cheval une courte chaussée qui me menait à la maison. Un valet de chambre prit mon cheval, et j’entrai sous la voûte gothique du vestibule. Un domestique, au pas furtif, me conduisit en silence à travers maint passage obscur et compliqué vers le cabinet de son maître. Bien des choses que je rencontrai dans cette promenade contribuèrent, je ne sais comment, à renforcer les sensations vagues dont j’ai déjà parlé. Les objets qui m’entouraient, — les sculptures des plafonds, les sombres tapisseries des murs, la noirceur d’ébène des parquets et les fantasmagoriques trophées armoriaux qui bruissaient, ébranlés par ma marche précipitée, étaient choses bien connues de moi. Mon enfance avait été accoutumée à des spectacles analogues, — et, quoique je les reconnusse sans hésitation pour des choses qui m’étaient familières, j’admirais quelles pensées insolites ces images ordinaires évoquaient en moi. Sur l’un des escaliers, je rencontrai le médecin de la famille. Sa physionomie, à ce qu’il me sembla, portait une expression mêlée de malignité basse et de perplexité. Il me croisa précipitamment et passa. Le domestique ouvrit alors une porte et m’introduisit en présence de son maître.

La chambre dans laquelle je me trouvai était très grande et très haute ; les fenêtres, longues, étroites, et à une telle distance du noir plancher de chêne, qu’il était absolument impossible d’y atteindre. De faibles rayons d’une lumière cramoisie se frayaient un chemin à travers les carreaux treillissés, et rendaient suffisamment distincts les principaux objets environnants ; l’œil néanmoins s’efforçait en vain d’atteindre les angles lointains de la chambre ou les enfoncements du plafond arrondi en voûte et sculpté. De sombres draperies tapissaient les murs. L’ameublement général était extravagant, incommode, antique et délabré. Une masse de livres et d’instruments de musique gisait éparpillée çà et là, mais ne suffisait pas à donner une vitalité quelconque au tableau. Je sentais que je respirais une atmosphère de chagrin. Un air de mélancolie âpre, profonde, incurable, planait sur tout et pénétrait tout.

À mon entrée, Usher se leva d’un canapé sur lequel il était couché tout de son long et m’accueillit avec une chaleureuse vivacité, qui ressemblait fort — telle fut, du moins, ma première pensée — à une cordialité emphatique, — à l’effort d’un homme du monde ennuyé, qui obéit à une circonstance. Néanmoins, un coup d’œil jeté sur sa physionomie me convainquit de sa parfaite sincérité. Nous nous assîmes, et, pendant quelques moments, comme il restait muet, je le contemplai avec un sentiment moitié de pitié et moitié d’effroi. À coup sûr, jamais homme n’avait aussi terriblement changé, et en aussi peu de temps, que Roderick Usher ! Ce n’était qu’avec peine que je pouvais consentir à admettre l’identité de l’homme placé en face de moi avec le compagnon de mes premières années. Le caractère de sa physionomie avait toujours été remarquable. Un teint cadavéreux, — un œil large, liquide et lumineux au delà de toute comparaison, — des lèvres un peu minces et très pâles, mais d’une courbe merveilleusement belle, — un nez d’un moule hébraïque, très délicat, mais d’une ampleur de narines qui s’accorde rarement avec une pareille forme, — un menton d’un modèle charmant, mais qui, par un manque de saillie, trahissait un manque d’énergie morale, — des cheveux d’une douceur et d’une ténuité plus qu’arachnéennes, — tous ces traits, auxquels il faut ajouter un développement frontal excessif, lui faisaient une physionomie qu’il n’était pas facile d’oublier. Mais actuellement, dans la simple exagération du caractère de cette figure et de l’expression qu’elle présentait habituellement, il y avait un tel changement, que je doutais de l’homme à qui je parlais. La pâleur maintenant spectrale de la peau et l’éclat maintenant miraculeux de l’œil me saisissaient particulièrement et même m’épouvantaient. Puis il avait laissé croître indéfiniment ses cheveux sans s’en apercevoir, et, comme cet étrange tourbillon aranéeux flottait plutôt qu’il ne tombait autour de sa face, je ne pouvais, même avec de la bonne volonté, trouver dans leur étonnant style arabesque rien qui rappelât la simple humanité.

(...)


Notes

Fuligineux : Qui rappelle la suie, qui donne de la suie, qui en a la couleur.
Fongosité : Organisme rappelant un champignon ou un lichen.
Spécieux : Qui n'a qu'une belle apparence, qui est sans réalité, sans valeur. Qui est destiné à induire en erreur, avec une apparence de vérité.
Armorial : Qui concerne les armoiries (Ensemble des emblèmes symboliques qui distinguent une famille noble ou une collectivité.).
Arachnéen : Dont la légèreté, la finesse, fait penser à la toile d’araignée.
Aranéeux : [Littré] Qui imite une araignée ou une toile d'araignée.
Treillissé : Garni d'un treillis de bois ou de métal.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

« les carreaux treillissés », je me représente mal ce que ce peut être.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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