Edgar Allan Poe (1809-1849)

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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

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NOUVELLES HISTOIRES EXTRAORDINAIRES

traduites par C. Baudelaire en 1857


LE DÉMON DE LA PERVERSITÉ (1845)

Dans l’examen des facultés et des penchants, — des mobiles primordiaux de l’âme humaine, — les phrénologistes ont oublié de faire une part à une tendance qui, bien qu’existant visiblement comme sentiment primitif, radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui les ont précédés. Dans la parfaite infatuation de notre raison, nous l’avons tous omise. Nous avons permis que son existence échappât à notre vue, uniquement par manque de croyance, — de foi, — que ce soit la foi dans la révélation ou la foi dans la cabale. L’idée ne nous en est jamais venue, simplement à cause de sa qualité surérogatoire. Nous n’avons pas senti le besoin de constater cette impulsion, — cette tendance. Nous ne pouvions pas en concevoir la nécessité. Nous ne pouvions pas saisir la notion de ce primum mobile, et, quand même elle se serait introduite de force en nous, nous n’aurions jamais pu comprendre quel rôle il jouait dans l’économie des choses humaines, temporelles ou éternelles. Il est impossible de nier que la phrénologie et une bonne partie des sciences métaphysiques ont été brassées à priori. L’homme de la métaphysique ou de la logique, bien plutôt que l’homme de l’intelligence et de l’observation, prétend concevoir les desseins de Dieu, — lui dicter des plans. Ayant ainsi approfondi à sa pleine satisfaction les intentions de Jéhovah, d’après ces dites intentions, il a bâti ses innombrables et capricieux systèmes. En matière de phrénologie, par exemple, nous avons d’abord établi, assez naturellement d’ailleurs, qu’il était dans les desseins de la Divinité que l’homme mangeât. Puis nous avons assigné à l’homme un organe d’alimentivité, et cet organe est le fouet avec lequel Dieu contraint l’homme à manger, bon gré, mal gré. En second lieu, ayant décidé que c’était la volonté de Dieu que l’homme continuât son espèce, nous avons découvert tout de suite un organe d’amativité. Et ainsi ceux de la combativité, de l’idéalité, de la causalité, de la constructivité, — bref, tout organe représentant un penchant, un sentiment moral ou une faculté de la pure intelligence. Et, dans cet emménagement des principes de l’action humaine, des spurzheimistes, à tort ou à raison, en partie ou en totalité, n’ont fait que suivre, en principe, les traces de leurs devanciers ; déduisant et établissant chaque chose d’après la destinée préconçue de l’homme et prenant pour base les intentions de son Créateur.

Il eût été plus sage, il eût été plus sûr de baser notre classification (puisqu’il nous faut absolument classifier) sur les actes que l’homme accomplit habituellement et ceux qu’il accomplit occasionnellement, toujours occasionnellement, plutôt que sur l’hypothèse que c’est la Divinité elle-même qui les lui fait accomplir. Si nous ne pouvons pas comprendre Dieu dans ses œuvres visibles, comment donc le comprendrions-nous dans ses inconcevables pensées, qui appellent ces œuvres à la vie ? Si nous ne pouvons le concevoir dans ses créatures objectives, comment le concevrons-nous dans ses modes inconditionnels et dans ses phases de création ?

L’induction à posteriori aurait conduit la phrénologie à admettre comme principe primitif et inné de l’action humaine un je ne sais quoi paradoxal, que nous nommerons perversité, faute d’un terme plus caractéristique. Dans le sens que j’y attache, c’est, en réalité, un mobile sans motif, un motif non motivé. Sous son influence, nous agissons sans but intelligible ; ou, si cela apparaît comme une contradiction dans les termes, nous pouvons modifier la proposition jusqu’à dire que, sous son influence, nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison plus déraisonnable ; mais, en fait, il n’y en a pas de plus forte. Pour certains esprits, dans de certaines conditions, elle devient absolument irrésistible. Ma vie n’est pas une chose plus certaine pour moi que cette proposition : la certitude du péché ou de l’erreur inclus dans un acte quelconque est souvent l’unique force invincible qui nous pousse, et seule nous pousse à son accomplissement. Et cette tendance accablante à faire le mal pour l’amour du mal n’admettra aucune analyse, aucune résolution en éléments ultérieurs. C’est un mouvement radical, primitif, — élémentaire. On dira, je m’y attends, que, si nous persistons dans certains actes parce que nous sentons que nous ne devrions pas y persister, notre conduite n’est qu’une modification de celle qui dérive ordinairement de la combativité phrénologique. Mais un simple coup d’œil suffira pour découvrir la fausseté de cette idée. La combativité phrénologique a pour cause d’existence la nécessité de la défense personnelle. Elle est notre sauvegarde contre l’injustice. Son principe regarde notre bien-être ; et ainsi, en même temps qu’elle se développe, nous sentons s’exalter en nous le désir du bien-être. Il suivrait de là que le désir du bien-être devrait être simultanément excité avec tout principe qui ne serait qu’une modification de la combativité ; mais, dans le cas de ce je ne sais quoi que je définis perversité, non seulement le désir du bien-être n’est pas éveillé, mais encore apparaît un sentiment singulièrement contradictoire.

Tout homme, en faisant appel à son propre cœur, trouvera, après tout, la meilleure réponse au sophisme dont il s’agit. Quiconque consultera loyalement et interrogera soigneusement son âme, n’osera pas nier l’absolue radicalité du penchant en question. Il n’est pas moins caractérisé qu’incompréhensible. Il n’existe pas d’homme, par exemple, qui à un certain moment n’ait été dévoré d’un ardent désir de torturer son auditeur par des circonlocutions. Celui qui parle sait bien qu’il déplaît ; il a la meilleure intention de plaire ; il est habituellement bref, précis et clair ; le langage le plus laconique et le plus lumineux s’agite et se débat sur sa langue ; ce n’est qu’avec peine qu’il se contraint lui-même à lui refuser le passage ; il redoute et conjure la mauvaise humeur de celui auquel il s’adresse. Cependant, cette pensée le frappe, que par certaines incises et parenthèses il pourrait engendrer cette colère. Cette simple pensée suffit. Le mouvement devient une velléité, la velléité se grossit en désir, le désir se change en un besoin irrésistible, et le besoin se satisfait, — au profond regret et à la mortification du parleur, et au mépris de toutes les conséquences.

Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d’une trompette l’action et l’énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, — et cependant nous la renvoyons à demain ; — et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers ; — servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d’anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme de différer encore, — désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus ce désir gagne de force. Il n’y a plus qu’une heure pour l’action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s’agite en nous, — de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l’ombre qui l’emporte, — nous nous débattons en vain. L’horloge sonne, et c’est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l’ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s’envole, — elle disparaît, — nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard.

Nous sommes sur le bord d’un précipice. Nous regardons dans l’abîme, — nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous restons. Peu à peu notre malaise, notre vertige, notre horreur, se confondent dans un sentiment nuageux et indéfinissable. Graduellement, insensiblement, ce nuage prend une forme, comme la vapeur de la bouteille d’où s’élevait le génie des Mille et une Nuits. Mais de notre nuage, sur le bord du précipice, s’élève, de plus en plus palpable, une forme mille fois plus terrible qu’aucun génie, qu’aucun démon des fables ; et cependant ce n’est qu’une pensée, mais une pensée effroyable, une pensée qui glace la moelle même de nos os, et les pénètre des féroces délices de son horreur. C’est simplement cette idée : « Quelles seraient nos sensations durant le parcours d’une chute faite d’une telle hauteur ? » Et cette chute, — cet anéantissement foudroyant, — par la simple raison qu’ils impliquent la plus affreuse, la plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre imagination, — par cette simple raison, nous les désirons alors plus ardemment. Et parce que notre jugement nous éloigne violemment du bord, à cause de cela même, nous nous en rapprochons plus impétueusement. Il n’est pas dans la nature de passion plus diaboliquement impatiente que celle d’un homme qui, frissonnant sur l’arête d’un précipice, rêve de s’y jeter. Se permettre, essayer de penser un instant seulement, c’est être inévitablement perdu ; car la réflexion nous commande de nous en abstenir, et c’est à cause de cela même, dis-je, que nous ne le pouvons pas. S’il n’y a pas là un bras ami pour nous arrêter, ou si nous sommes incapables d’un soudain effort pour nous rejeter loin de l’abîme, nous nous élançons, nous sommes anéantis.

Examinons ces actions et d’autres analogues, nous trouverons qu’elles résultent uniquement de l’esprit de perversité. Nous les perpétrons simplement à cause que nous sentons que nous ne le devrions pas. En deçà ou au delà, il n’y a pas de principe intelligible ; et nous pourrions, en vérité, considérer cette perversité comme une instigation directe de l’Archidémon, s’il n’était pas reconnu que parfois elle sert à l’accomplissement du bien.

Si je vous en ai dit aussi long, c’était pour répondre en quelque sorte à votre question, — pour vous expliquer pourquoi je suis ici, — pour avoir à vous montrer un semblant de cause quelconque qui motive ces fers que je porte et cette cellule de condamné que j’habite. Si je n’avais pas été si prolixe, ou vous ne m’auriez pas du tout compris, ou, comme la foule, vous m’auriez cru fou. Maintenant vous percevrez facilement que je suis une des victimes innombrables du démon de la perversité.

Il est impossible qu’une action ait jamais été manigancée avec une plus parfaite délibération. Pendant des semaines, pendant des mois, je méditai sur les moyens d’assassinat. Je rejetai mille plans, parce que l’accomplissement de chacun impliquait une chance de révélation. À la longue, lisant un jour quelques mémoires français, je trouvai l’histoire d’une maladie presque mortelle qui arriva à Mme Pilau, par le fait d’une chandelle accidentellement empoisonnée. L’idée frappa soudainement mon imagination. Je savais que ma victime avait l’habitude de lire dans son lit. Je savais aussi que sa chambre était petite et mal aérée. Mais je n’ai pas besoin de vous fatiguer de détails oiseux. Je ne vous raconterai pas les ruses faciles à l’aide desquelles je substituai, dans le bougeoir de sa chambre à coucher une bougie de ma composition à celle que j’y trouvai. Le matin, on trouva l’homme mort dans son lit, et le verdict du coroner fut : Mort par la visitation de Dieu[1].

J’héritai de sa fortune, et tout alla pour le mieux pendant plusieurs années. L’idée d’une révélation n’entra pas une seule fois dans ma cervelle. Quant aux restes de la fatale bougie, je les avais moi-même anéantis. Je n’avais pas laissé l’ombre d’un fil qui pût servir à me convaincre ou même me faire soupçonner du crime. On ne saurait concevoir quel magnifique sentiment de satisfaction s’élevait dans mon sein quand je réfléchissais sur mon absolue sécurité. Pendant une très longue période de temps, je m’accoutumai à me délecter dans ce sentiment. Il me donnait un plus réel plaisir que tous les bénéfices purement matériels résultant de mon crime. Mais à la longue arriva une époque à partir de laquelle le sentiment de plaisir se transforma, par une gradation presque imperceptible, en une pensée qui me hantait et me harassait. Elle me harassait parce qu’elle me hantait. À peine pouvais-je m’en délivrer pour un instant. C’est une chose tout à fait ordinaire que d’avoir les oreilles fatiguées, ou plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain d’une chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra. Et la torture ne sera pas moindre, si la chanson est bonne en elle-même ou si l’air d’opéra est estimable. C’est ainsi qu’à la fin je me surprenais sans cesse rêvant à ma sécurité, et répétant cette phrase à voix basse : Je suis sauvé !

Un jour, tout en flânant dans les rues, je me surpris moi-même à murmurer, presque à haute voix, ces syllabes accoutumées. Dans un accès de pétulance, je les exprimais sous cette forme nouvelle : Je suis sauvé, — je suis sauvé ; — oui, — pourvu que je ne sois pas assez sot pour confesser moi-même mon cas !

À peine avais-je prononcé ces paroles, que je sentis un froid de glace filtrer jusqu’à mon cœur. J’avais acquis quelque expérience de ces accès de perversité (dont je n’ai pas sans peine expliqué la singulière nature), et je me rappelais fort bien que dans aucun cas je n’avais su résister à ces victorieuses attaques. Et maintenant cette suggestion fortuite, venant de moi-même, — que je pourrais bien être assez sot pour confesser le meurtre dont je m’étais rendu coupable, — me confrontait comme l’ombre même de celui que j’avais assassiné, — et m’appelait vers la mort.

D’abord, je fis un effort pour secouer ce cauchemar de mon âme. Je marchai vigoureusement, — plus vite, — toujours plus vite ; — à la longue je courus. J’éprouvais un désir enivrant de crier de toute ma force. Chaque flot successif de ma pensée m’accablait d’une nouvelle terreur ; car, hélas ! je comprenais bien, trop bien, que penser, dans ma situation, c’était me perdre. J’accélérai encore ma course, je bondissais comme un fou à travers les rues encombrées de monde. À la longue, la populace prit l’alarme et courut après moi. Je sentis alors la consommation de ma destinée. Si j’avais pu m’arracher la langue, je l’eusse fait ; — mais une voix rude résonna dans mes oreilles, — une main plus rude encore m’empoigna par l’épaule. Je me retournai, j’ouvris la bouche pour aspirer. Pendant un moment, j’éprouvai toutes les angoisses de la suffocation ; je devins aveugle, sourd, ivre ; et alors quelque démon invisible, pensai-je, me frappa dans le dos avec sa large main. Le secret si longtemps emprisonné s’élança de mon âme.

On dit que je parlai, que je m’énonçai très distinctement, mais avec une énergie marquée et une ardente précipitation, comme si je craignais d’être interrompu avant d’avoir achevé les phrases brèves, mais grosses d’importance, qui me livraient au bourreau et à l’enfer.

Ayant relaté tout ce qui était nécessaire pour la pleine conviction de la justice, je tombai terrassé, évanoui.

Mais pourquoi en dirais-je plus ? Aujourd’hui je porte ces chaînes, et suis ici ! Demain, je serai libre ! — mais où ?

__ FIN __



Notes

Phrénologie : Système d’après lequel la conformation du crâne indique les diverses facultés ou dispositions de l’esprit humain.
Infatuation : Autosatisfaction excessive et ridicule.
Surérogatoire : Superflu, au-delà de ce qui est nécessaire.
Amativité : Nom que les phrénologues donnaient à l’instinct qui préside à la propagation de l’espèce.
Spurzheimiste : Partisan des doctrines du physiologiste allemand Johann Gaspar Spurzheim qui popularisa la phrénologie en Europe.
Mort par la visitation de Dieu : Expression anglaise pour « Mort subite ».
Archidémon : Entité spirituelle maléfique, haut placée dans la hiérarchie infernale.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

Je connais superfétatoire, inutile, répété ne servant pas l’idée ou la phrase.

Je ne connaissais pas surérogatoire : ajouté sans obligation, (superfétatoire avec connotation religieuse)

On évite de me parler de traduction aujourd'hui, ce sera plus simple...
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Montparnasse
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

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WILLIAM WILSON

Qu’en dira-t-elle ? Que dira cette conscience affreuse,
Ce spectre qui marche dans mon chemin ?
Chamberlayne. — Pharronida.



Qu’il me soit permis, pour le moment, de m’appeler William Wilson. La page vierge étalée devant moi ne doit pas être souillée par mon véritable nom. Ce nom n’a été que trop souvent un objet de mépris et d’horreur, — une abomination pour ma famille. Est-ce que les vents indignés n’ont pas ébruité jusque dans les plus lointaines régions du globe son incomparable infamie ? Oh ! de tous les proscrits, le proscrit le plus abandonné ! — n’es-tu pas mort à ce monde à jamais ? à ses honneurs, à ses fleurs, à ses aspirations dorées ? — et un nuage épais, lugubre, illimité, n’est-il pas éternellement suspendu entre tes espérances et le ciel ?

Je ne voudrais pas, quand même je le pourrais, enfermer aujourd’hui dans ces pages le souvenir de mes dernières années d’ineffable misère et d’irrémissible crime. Cette période récente de ma vie a soudainement comporté une hauteur de turpitude dont je veux simplement déterminer l’origine. C’est là pour le moment mon seul but. Les hommes, en général, deviennent vils par degrés. Mais moi, toute vertu s’est détachée de moi en une minute, d’un seul coup, comme un manteau. D’une perversité relativement ordinaire, j’ai passé, par une enjambée de géant, à des énormités plus qu’héliogabaliques. Permettez-moi de raconter tout au long quel hasard, quel unique accident a amené cette malédiction. La Mort approche, et l’ombre qui la devance a jeté une influence adoucissante sur mon cœur. Je soupire, en passant à travers la sombre vallée, après la sympathie — j’allais dire la pitié — de mes semblables.

Je voudrais leur persuader que j’ai été en quelque sorte l’esclave de circonstances qui défiaient tout contrôle humain. Je désirerais qu’ils découvrissent pour moi, dans les détails que je vais leur donner, quelque petite oasis de fatalité dans un sahara d’erreur. Je voudrais qu’ils accordassent — ce qu’ils ne peuvent pas se refuser à accorder — que, bien que ce monde ait connu de grandes tentations, jamais l’homme n’a été jusqu’ici tenté de cette façon, — et certainement n’a jamais succombé de cette façon. Est-ce donc pour cela qu’il n’a jamais connu les mêmes souffrances ? En vérité, n’ai-je pas vécu dans un rêve ? Est-ce que je ne meurs pas victime de l’horreur et du mystère des plus étranges de toutes les visions sublunaires ?

Je suis le descendant d’une race qui s’est distinguée en tout temps par un tempérament imaginatif et facilement excitable ; et ma première enfance prouva que j’avais pleinement hérité du caractère de famille. Quand j’avançai en âge, ce caractère se dessina plus fortement ; il devint, pour mille raisons, une cause d’inquiétude sérieuse pour mes amis et de préjudice positif pour moi-même. Je devins volontaire, adonné aux plus sauvages caprices ; je fus la proie des plus indomptables passions. Mes parents, qui étaient d’un esprit faible et que tourmentaient des défauts constitutionnels de même nature, ne pouvaient pas faire grand’chose pour arrêter les tendances mauvaises qui me distinguaient. Il y eut de leur côté quelques tentatives, faibles, mal dirigées, qui échouèrent complètement, et qui tournèrent pour moi en triomphe complet. À partir de ce moment, ma voix fut une loi domestique ; et, à un âge où peu d’enfants ont quitté leurs lisières, je fus abandonné à mon libre arbitre, et devins le maître de toutes mes actions, — excepté de nom.

Mes premières impressions de la vie d’écolier sont liées à une vaste et extravagante maison du style d’Élisabeth, dans un sombre village d’Angleterre, décoré de nombreux arbres gigantesques et noueux, et dont toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En vérité, c’était un lieu semblable à un rêve et bien fait pour charmer l’esprit que cette vénérable vieille ville. En ce moment même, je sens en imagination le frisson rafraîchissant de ses avenues profondément ombreuses, je respire l’émanation de ses mille taillis, et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement soudain et morose, la quiétude de l’atmosphère brune dans laquelle s’enfonçait et s’endormait le clocher gothique tout dentelé.

Je trouve peut-être autant de plaisir qu’il m’est donné d’en éprouver maintenant à m’appesantir sur ces minutieux souvenirs de l’école et de ses rêveries. Plongé dans le malheur comme je le suis, — malheur, hélas ! qui n’est que trop réel, — on me pardonnera de chercher un soulagement, bien léger et bien court, dans ces puérils et divagants détails. D’ailleurs, quoi­que absolument vulgaires et risibles en eux-mêmes, ils prennent dans mon imagination une importance circonstanciée, à cause de leur intime connexion avec les lieux et l’époque où je distingue maintenant les premiers avertissements ambigus de la destinée, qui depuis lors m’a si profondément enveloppé de son ombre. Laissez-moi donc me souvenir.

La maison, je l’ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains étaient vastes, et un haut et solide mur de briques, couronné d’une couche de mortier et de verre cassé, en faisait le circuit. Ce rempart digne d’une prison formait la limite de notre domaine ; nos regards n’allaient au delà que trois fois par semaine, — une fois chaque samedi, dans l’après-midi, quand, accompagnés de deux maîtres d’étude, on nous permettait de faire de courtes promenades en commun à travers la campagne voisine, et deux fois le dimanche, quand nous allions, avec la régularité des troupes à la parade, assister aux offices du soir et du matin dans l’unique église du village. Le principal de notre école était pasteur de cette église. Avec quel profond sentiment d’admiration et de perplexité avais-je coutume de le contempler, de notre banc relégué dans la tribune, quand il montait en chaire d’un pas solennel et lent ! Ce personnage vénérable, avec ce visage si modeste et si bénin, avec une robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante, avec une perruque si minutieusement poudrée, si roide et si vaste, pouvait-il être le même homme qui, tout à l’heure, avec un visage aigre et dans des vêtements souillés de tabac, faisait exécuter, férule en main, les lois draconiennes de l’école ? Oh ! gigantesque paradoxe, dont la monstruosité exclut toute solution !

Dans on angle du mur massif rechignait une porte plus massive encore, solidement fermée, garnie de verrous et surmontée d’un buisson de ferrailles denticulées. Quels sentiments profonds de crainte elle ins­pirait ! Elle ne s’ouvrait jamais que pour les trois sorties et rentrées périodiques dont j’ai déjà parlé ; alors, dans chaque craquement de ses gonds puissants, nous trouvions une plénitude de mystère, — tout un monde d’observations solennelles, ou de méditations plus solennelles encore.

Le vaste enclos était d’une forme irrégulière et divisé en plusieurs parties, dont trois ou quatre des plus grandes constituaient la cour de récréation. Elle était aplanie et recouverte d’un sable menu et rude. Je me rappelle bien qu’elle ne contenait ni arbres ni bancs, ni quoi que ce soit d’analogue. Naturellement elle était située derrière la maison. Devant la façade s’étendait un petit parterre, planté de buis et d’autres arbustes ; mais nous ne traversions cette oasis sacrée que dans de bien rares occasions, telles que la première arrivée à l’école ou le départ définitif, ou peut-être quand, un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions joyeusement notre course vers le logis paternel, aux vacances de Noël ou de la Saint-Jean.

Mais la maison ! — quelle curieuse vieille bâtisse cela faisait ! — Pour moi, quel véritable palais d’enchantements ! Il n’y avait réellement pas de fin à ses détours, — à ses incompréhensibles subdivisions. Il était difficile, à n’importe quel moment donné, de dire avec certitude si l’on se trouvait au premier ou au second étage. D’une pièce à l’autre, on était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à des­cendre. Puis les subdivisions latérales étaient innombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si bien sur elles-mêmes, que nos idées les plus exactes relativement à l’ensemble du bâtiment n’étaient pas très différentes de celles à travers lesquelles nous envisageons l’infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je n’ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle localité lointaine était situé le petit dortoir qui m’était assigné en commun avec dix-huit ou vingt autres écoliers.

(...)


Notes

Héliogabale : ou Élagabal (Varius Avitus Bassianus) (vers 203 - 222) est empereur romain de 218 à 222 sous le nom de Marcus Aurelius Antoninus. Son règne ne fut qu’une suite de désordres. Son nom donna l'adjectif « héliogabalique » qui signifie marqué par des dérèglements.

Sublunaire : Qualifiait le monde de la Terre et de son espace proche.

Férule : Petite palette de bois ou de cuir avec laquelle on frappait la main des écoliers en faute.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

« Héliogabale et héliogabalique » me sont parfaitement... inconnus et ne figurent dans aucun de mes dicos.
Je te rassure, je ne vais pas les utiliser souvent.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

N°2

La salle d’étude était la plus vaste de toute la maison, — et même du monde entier ; du moins, je ne pouvais m’empêcher de la voir ainsi. Elle était très longue, très étroite et lugubrement basse, avec des fenêtres en ogive et un plafond en chêne. Dans un angle éloigné, d’où émanait la terreur, était une enceinte carrée de huit ou dix pieds, représentant le sanctum de notre principal, le révérend docteur Bransby, durant les heures d’étude. C’était une solide cons­truction, avec une porte massive ; plutôt que de l’ouvrir en l’absence du Dominie, nous aurions tous préféré mourir de la peine forte et dure. À deux autres angles étaient deux autres loges analogues, objets d’une vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais toutefois, d’une terreur assez considérable ; l’une, la chaire du maître d’humanités, — l’autre, du maître d’anglais et de mathématiques. Éparpillés à travers la salle, d’innombrables bancs et des pupitres, effroyablement chargés de livres maculés par les doigts, se croisaient dans une irrégularité sans fin, — noirs, anciens, ravagés par le temps, et si bien cicatrisés de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques et d’autres nombreux chefs-d’œuvre du couteau, qu’ils avaient entièrement perdu le peu de forme originelle qui leur avait été réparti dans les jours très anciens. À une extrémité de la salle se trouvait un énorme seau plein d’eau, et à l’autre, une horloge d’une dimension prodigieuse.

Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable école, je passai toutefois sans ennui et sans dégoût les années du troisième lustre de ma vie. Le cerveau fécond de l’enfance n’exige pas un monde extérieur d’incidents pour s’occuper ou s’amuser, et la monotonie en apparence lugubre de l’école abondait en excitations plus intenses que toutes celles que ma jeunesse plus mûre a demandées à la volupté, ou ma virilité au crime. Toutefois, je dois croire que mon premier développement intellectuel fut, en grande partie, peu ordinaire et même déréglé. En général, les événements de l’existence enfantine ne laissent pas sur l’humanité, arrivée à l’âge mûr, une impression bien définie. Tout est ombre grise, débile et irrégulier souvenir, fouillis confus de faibles plaisirs et de peines fantasmagoriques. Pour moi, il n’en est pas ainsi. Il faut que j’aie senti dans mon enfance, avec l’énergie d’un homme fait, tout ce que je trouve encore aujourd’hui frappé sur ma mémoire en lignes aussi vivantes, aussi profondes et aussi durables que les exergues des médailles carthaginoises.

Et cependant, dans le fait, — au point de vue ordinaire du monde, — qu’il y avait là peu de choses pour le souvenir ! Le réveil du matin, l’ordre du coucher, les leçons à apprendre, les récitations, les demi-congés périodiques et les promenades, la cour de récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, — tout cela, par une magie psychique disparue, contenait en soi un débordement de sensations, un monde riche d’incidents, un univers d’émotions variées et d’excitations des plus passionnées et des plus enivrantes. Oh ! le bon temps, que ce siècle de fer !

En réalité, ma nature ardente, enthousiaste, impérieuse, fit bientôt de moi un caractère marqué parmi mes camarades, et, peu à peu, tout naturellement, me donna un ascendant sur tous ceux qui n’étaient guère plus âgés que moi, — sur tous, un seul excepté. C’était un élève qui, sans aucune parenté avec moi, portait le même nom de baptême et le même nom de famille ; — circonstance peu remarquable en soi, — car le mien, malgré la noblesse de mon origine, était une de ces appellations vulgaires qui semblent avoir été de temps immémorial, par droit de prescription, la propriété commune de la foule. Dans ce récit, je me suis donc donné le nom de William Wilson, — nom fictif qui n’est pas très éloigné du vrai. Mon homonyme seul, parmi ceux qui, selon la langue de l’école, composaient notre classe, osait rivaliser avec moi dans les études de l’école, — dans les jeux et les disputes de la récréation, — refuser une créance aveugle à mes assertions et une soumission complète à ma volonté, — en somme, contrarier ma dictature dans tous les cas possibles. Si jamais il y eut sur la terre un despotisme suprême et sans réserve, c’est le despotisme d’un enfant de génie sur les âmes moins énergiques de ses camarades.

La rébellion de Wilson était pour moi la source du plus grand embarras ; d’autant plus qu’en dépit de la bravade avec laquelle je me faisais un devoir de le traiter publiquement, lui et ses prétentions, je sentais au fond que je le craignais, et je ne pouvais m’empêcher de considérer l’égalité qu’il maintenait si facilement vis-à-vis de moi comme la preuve d’une vraie supériorité, — puisque c’était de ma part un effort perpétuel pour n’être pas dominé. Cependant, cette supériorité, ou plutôt cette égalité, n’était vraiment reconnue que par moi seul ; nos camarades, par un inexplicable aveuglement, ne paraissaient même pas la soupçonner. Et vraiment, sa rivalité, sa résistance, et particulièrement son impertinente et hargneuse intervention dans tous mes desseins, ne visaient pas au delà d’une intention privée. Il paraissait également dépourvu de l’ambition qui me poussait à dominer et de l’énergie passionnée qui m’en donnait les moyens. On aurait pu le croire, dans cette rivalité, dirigé uniquement par un désir fantasque de me contrecarrer, de m’étonner, de me mortifier ; bien qu’il y eût des cas où je ne pouvais m’empêcher de remarquer avec un sentiment confus d’ébahissement, d’humiliation et de colère, qu’il mêlait à ses outrages, à ses impertinences et à ses contradictions, de certains airs d’affectuosité les plus intempestifs, et, assurément, les plus déplaisants du monde. Je ne pouvais me rendre compte d’une si étrange conduite qu’en la supposant le résultat d’une parfaite suffisance se permettant le ton vulgaire du patronage et de la protection.

Peut-être était-ce ce dernier trait, dans la conduite de Wilson, qui, joint à notre homonymie et au fait purement accidentel de notre entrée simultanée à l’école, répandit parmi nos condisciples des classes supérieures l’opinion que nous étions frères. Habituellement ils ne s’enquièrent pas avec beaucoup d’exactitude des affaires des plus jeunes. J’ai déjà dit, ou j’aurais dû dire, que Wilson n’était pas, même au degré le plus éloigné, apparenté avec ma famille. Mais assurément, si nous avions été frères, nous aurions été jumeaux ; car, après avoir quitté la maison du docteur Bransby, j’ai appris par hasard que mon homonyme était né le 19 janvier 1813, et c’est là une coïncidence assez remarquable, car ce jour est précisément celui de ma naissance.

Il peut paraître étrange qu’en dépit de la continuelle anxiété que me causait la rivalité de Wilson et son insupportable esprit de contradiction, je ne fusse pas porté à le haïr absolument. Nous avions, à coup sûr, presque tous les jours une querelle, dans laquelle, m’accordant publiquement la palme de la victoire, il s’efforçait en quelque façon de me faire sentir que c’était lui qui l’avait méritée ; cependant, un sentiment d’orgueil de ma part, et de la sienne une véritable dignité, nous maintenaient toujours dans des termes de stricte convenance, pendant qu’il y avait des points assez nombreux de conformité dans nos caractères pour éveiller en moi un sentiment que notre situation respective empêchait seule peut-être de mûrir en amitié. Il m’est difficile, en vérité, de définir ou même de décrire mes vrais sentiments à son égard ; ils formaient un amalgame bigarré et hétérogène, — une animosité pétulante qui n’était pas encore de la haine, de l’estime, encore plus de respect, beaucoup de crainte et une immense et inquiète curiosité. Il est superflu d’ajouter, pour le moraliste, que Wilson et moi nous étions les plus inséparables des camarades.

(...)


Notes

Exergue : (Numismatique) Petit espace réservé au bas d'une monnaie, d’une médaille (dans son champ), voire d'une cloche d'édifice religieux, pour y mettre une date, une inscription, une devise.
La date, inscription, ou devise elle-même.

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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

Belle image :
« Dans un angle éloigné, d’où émanait la terreur »

Un lustre : est-ce cinq ans ou une période indéterminée, ce n'est pas très clair dans mon esprit.

J'adore cette histoire, je l'ai mise de côté en audio.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

Un lustre pour moi c'est 5 ans. Un souvenir de troisième avec mon professeur M. Lopez. J'avais répondu un peu à côté à sa question. ;) C'est d'ailleurs lui qui m'avait fait découvrir Baudelaire et Poe, rien que ça.
William Wilson est l'une des meilleurs nouvelles de l'auteur américain.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

N°3

Ce fut sans doute l’anomalie et l’ambiguïté de nos relations qui coulèrent toutes mes attaques contre lui — et, franches ou dissimulées, elles étaient nombreuses, — dans le moule de l’ironie et de la charge (la bouffonnerie ne fait-elle pas d’excellentes blessures ?), plutôt qu’en une hostilité plus sérieuse et plus déterminée. Mais mes efforts sur ce point n’obtenaient pas régulièrement un parfait triomphe, même quand mes plans étaient le plus ingénieusement machinés ; car mon homonyme avait dans son caractère beaucoup de cette austérité pleine de réserve et de calme, qui, tout en jouissant de la morsure de ses propres railleries, ne montre jamais le talon d’Achille et se dérobe absolument au ridicule. Je ne pouvais trouver en lui qu’un seul point vulnérable, et c’était dans un détail physique, qui, venant peut-être d’une infirmité constitutionnelle, aurait été épargné par tout antagoniste moins acharné à ses fins que je ne l’étais ; — mon rival avait une faiblesse dans l’appareil vocal qui l’empêchait de jamais élever la voix au-dessus d’un chuchotement très bas. Je ne manquais pas de tirer de cette imperfection tout le pauvre avantage qui était en mon pouvoir.

Les représailles de Wilson étaient de plus d’une sorte, et il avait particulièrement un genre de malice qui me troublait outre mesure. Comment eut-il dans le principe la sagacité de découvrir qu’une chose aussi minime pouvait me vexer, c’est une question que je n’ai jamais pu résoudre ; mais, une fois qu’il l’eut découvert, il pratiqua opiniâtrement cette torture. Je m’étais toujours senti de l’aversion pour mon malheureux nom de famille, si inélégant, et pour mon prénom, si trivial, sinon tout à fait plébéien. Ces syllabes étaient un poison pour mes oreilles ; et quand, le jour même de mon arrivée, un second William Wilson se présenta dans l’école, je lui en voulus de porter ce nom, et je me dégoûtai doublement du nom parce qu’un étranger le portait, — un étranger qui serait cause que je l’entendrais prononcer deux fois plus souvent, — qui serait constamment en ma présence, et dont les affaires, dans le train-train ordinaire des choses de collège, seraient souvent et inévitablement, en raison de cette détestable coïncidence, confondues avec les miennes.

Le sentiment d’irritation créé par cet accident devint plus vif à chaque circonstance qui tendait à mettre en lumière toute ressemblance morale ou physique entre mon rival et moi. Je n’avais pas encore découvert ce très remarquable fait de parité dans notre âge ; mais je voyais que nous étions de la même taille, et je m’apercevais que nous avions même une singulière ressemblance dans notre physionomie générale et dans nos traits. J’étais également exaspéré par le bruit qui courait sur notre parenté, et qui avait généralement crédit dans les classes supérieures. — En un mot, rien ne pouvait plus sérieusement me troubler (quoique je cachasse avec le plus grand soin tout symptôme de ce trouble) qu’une allusion quelconque à une similitude entre nous, relative à l’esprit, à la personne, ou à la naissance ; mais vraiment je n’avais aucune raison de croire que cette similitude (à l’exception du fait de la parenté, et de tout ce que savait voir Wilson lui-même) eût jamais été un sujet de commentaires ou même remarquée par nos camarades de classe. Que lui, il l’observât sous toutes ses faces, et avec autant d’attention que moi-même, cela était clair ; mais qu’il eût pu découvrir dans de pareilles circonstances une mine si riche de contrariétés, je ne peux l’attribuer, comme je l’ai déjà dit, qu’à sa pénétration plus qu’ordinaire.

Il me donnait la réplique avec une parfaite imitation de moi-même, — gestes et paroles, — et il jouait admirablement son rôle. Mon costume était chose facile à copier ; ma démarche et mon allure générale, il se les était appropriées sans difficulté ; en dépit de son défaut constitutionnel, ma voix elle-même ne lui avait pas échappé. Naturellement, il n’essayait pas les tons élevés, mais la clef était identique, et sa voix, pourvu qu’il parlât bas, devenait le parfait écho de la mienne.

À quel point ce curieux portrait (car je puis ne pas l’appeler proprement une caricature) me tourmentait, je n’entreprendrai pas de le dire. Je n’avais qu’une consolation, — c’était que l’imitation, à ce qu’il me semblait, n’était remarquée que par moi seul, et que j’avais simplement à endurer les sourires mystérieux et étrangement sarcastiques de mon homonyme. Satisfait d’avoir produit sur mon cœur l’effet voulu, il semblait s’épanouir en secret sur la piqûre qu’il m’avait infligée et se montrer singulièrement dédaigneux des applaudissements publics que le succès de son ingéniosité lui aurait si facilement conquis. Comment nos camarades ne devinaient-ils pas son dessein, n’en voyaient-ils pas la mise en œuvre, et ne parta­geaient-ils pas sa joie moqueuse ? ce fut pendant plusieurs mois d’inquiétude une énigme insoluble pour moi. Peut-être la lenteur graduée de son imitation la rendit-elle moins voyante, ou plutôt devais-je ma sécurité à l’air de maîtrise que prenait si bien le copiste, qui dédaignait la lettre, — tout ce que les esprits obtus peuvent saisir dans une peinture, — et ne donnait que le parfait esprit de l’original pour ma plus grande admiration et mon plus grand chagrin personnel.

J’ai déjà parlé plusieurs fois de l’air navrant de protection qu’il avait pris vis-à-vis de moi, et de sa fréquente et officieuse intervention dans mes volontés. Cette intervention prenait souvent le caractère déplaisant d’un avis ; avis qui n’était pas donné ouvertement, mais suggéré, — insinué. Je le recevais avec une répugnance qui prenait de la force à mesure que je prenais de l’âge. Cependant, à cette époque déjà lointaine, je veux lui rendre cette stricte justice de reconnaître que je ne me rappelle pas un seul cas où les suggestions de mon rival aient participé à ce caractère d’erreur et de folie, si naturel dans son âge, généralement dénué de maturité et d’expérience ; — que son sens moral, sinon ses talents et sa prudence mondaine, était beaucoup plus fin que le mien ; et que je serais aujourd’hui un homme meilleur et conséquemment plus heureux, si j’avais rejeté moins souvent les conseils inclus dans ces chuchotements significatifs qui ne m’inspiraient alors qu’une haine si cordiale et un mépris si amer.

Aussi je devins, à la longue, excessivement rebelle à son odieuse surveillance, et je détestai chaque jour plus ouvertement ce que je considérais comme une intolérable arrogance. J’ai dit que, dans les premières années de notre camaraderie, mes sentiments vis-à-vis de lui auraient facilement tourné en amitié ; mais, pendant les derniers mois de mon séjour à l’école, quoique l’importunité de ses façons habituelles fût sans doute bien diminuée, mes sentiments, dans une proportion presque semblable, avaient incliné vers la haine positive. Dans une certaine circonstance, il le vit bien, je présume, et dès lors il m’évita ou affecta de m’éviter.

Ce fut à peu près vers la même époque, si j’ai bonne mémoire, que, dans une altercation violente que j’eus avec lui, où il avait perdu de sa réserve habituelle, et parlait et agissait avec un laisser-aller presque étranger à sa nature, je découvris ou m’imaginai découvrir dans son accent, dans son air, dans sa physionomie générale, quelque chose qui d’abord me fit tressaillir, puis m’intéressa profondément, en apportant à mon esprit des visions obscures de ma première enfance, — des souvenirs étranges, confus, pressés, d’un temps où ma mémoire n’était pas encore née. Je ne saurais mieux définir la sensation qui m’oppressait qu’en disant qu’il m’était difficile de me débarrasser de l’idée que j’avais déjà connu l’être placé devant moi, à une époque très ancienne, — dans un passé même extrêmement reculé. Cette illusion toutefois s’évanouit aussi rapidement qu’elle était venue ; et je n’en tiens note que pour marquer le jour du dernier entretien que j’eus avec mon singulier homonyme.

La vieille et vaste maison, dans ses innombrables subdivisions, comprenait plusieurs grandes chambres qui communiquaient entre elles et servaient de dor­toirs au plus grand nombre des élèves. Il y avait néanmoins (comme cela devait arriver nécessairement dans un bâtiment aussi malencontreusement dessiné) une foule de coins et de recoins, — les rognures et les bouts de la construction, et l’ingéniosité économique du docteur Bransby les avait également transformés en dortoirs ; mais, comme ce n’étaient que de simples cabinets, ils ne pouvaient servir qu’à un seul individu. Une de ces petites chambres était occupée par Wilson.

Une nuit, vers la fin de ma cinquième année à l’école, et immédiatement après l’altercation dont j’ai parlé, profitant de ce que tout le monde était plongé dans le sommeil, je me levai de mon lit, et, une lampe à la main, je me glissai, à travers un labyrinthe d’étroits passages, de ma chambre à coucher vers celle de mon rival. J’avais longuement machiné à ses dépens une de ces méchantes charges, une de ces malices dans lesquelles j’avais si complètement échoué jusqu’alors. J’avais l’idée de mettre dès lors mon plan à exécution, et je résolus de lui faire sentir toute la force de la méchanceté dont j’étais rempli. J’arrivai jusqu’à son cabinet, j’entrai sans faire de bruit, laissant ma lampe à la porte avec un abat-jour dessus. J’avançai d’un pas, et j’écoutai le bruit de sa respiration paisible. Certain qu’il était bien endormi, je retournai à la porte, je pris ma lampe, et je m’approchai de nouveau du lit. Les rideaux étaient fermés ; je les ouvris doucement et lentement pour l’exécution de mon projet ; mais une lumière vive tomba en plein sur le dormeur, et en même temps mes yeux s’arrêtèrent sur sa physionomie. Je regardai ; — et un engourdisse­ment, une sensation de glace pénétrèrent instantanément tout mon être. Mon cœur palpita, mes genoux vacillèrent, toute mon âme fut prise d’une horreur intolérable et inexplicable. Je respirai convulsivement, — j’abaissai la lampe encore plus près de la face. Étaient-ce, — étaient-ce bien là les traits de William Wilson ? Je voyais bien que c’étaient les siens, mais je tremblais, comme pris d’un accès de fièvre, en m’imaginant que ce n’étaient pas les siens. Qu’y avait-il donc en eux qui pût me confondre à ce point ? Je le contemplais, — et ma cervelle tournait sous l’action de mille pensées incohérentes. Il ne m’apparaissait pas ainsi, — non, certes, il ne m’apparaissait pas tel, aux heures actives où il était éveillé. Le même nom ! les mêmes traits ! entrés le même jour à l’école ! Et puis cette hargneuse et inexplicable imitation de ma démarche, de ma voix, de mon costume et de mes manières ! Était-ce, en vérité, dans les limites du possible humain, que ce que je voyais maintenant fût le simple résultat de cette habitude d’imitation sarcastique ?

Frappé d’effroi, pris de frisson, j’éteignis ma lampe, je sortis silencieusement de la chambre, et quittai une bonne fois l’enceinte de cette vieille école pour n’y jamais revenir.

(...)
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

N°4

Après un laps de quelques mois, que je passai chez mes parents dans la pure fainéantise, je fus placé au collège d’Eton. Ce court intervalle avait été suffisant pour affaiblir en moi le souvenir des événements de l’école Bransby, ou au moins pour opérer un changement notable dans la nature des sentiments que ces souvenirs m’inspiraient. La réalité, le côté tragique du drame, n’existait plus. Je trouvais maintenant quelques motifs pour douter du témoignage de mes sens, et je me rappelais rarement l’aventure sans admirer jusqu’où peut aller la crédulité humaine, et sans sourire de la force prodigieuse d’imagination que je tenais de ma famille. Or, la vie que je menais à Eton n’était guère de nature à diminuer cette espèce de scepticisme. Le tourbillon de folie où je me plongeai immédiatement et sans réflexion balaya tout, excepté l’écume de mes heures passées, absorba d’un seul coup toute impression solide et sérieuse, et ne laissa absolument dans mon souvenir que les étourderies de mon existence précédente.

Je n’ai pas l’intention, toutefois, de tracer ici le cours de mes misérables dérèglements, — dérèglements qui défiaient toute loi et éludaient toute surveillance. Trois années de folie, dépensées sans profit, n’avaient pu me donner que des habitudes de vice enracinées, et avaient accru d’une manière presque anormale mon développement physique. Un jour, après une semaine entière de dissipation abrutissante, j’invitai une société d’étudiants des plus dissolus à une orgie secrète dans ma chambre. Nous nous réunîmes à une heure avancée de la nuit, car notre débauche devait se prolonger religieusement jusqu’au matin. Le vin coulait librement, et d’autres séduc­tions plus dangereuses peut-être n’avaient pas été négligées ; si bien que, comme l’aube pâlissait le ciel à l’orient, notre délire et nos extravagances étaient à leur apogée. Furieusement enflammé par les cartes et par l’ivresse, je m’obstinais à porter un toast étrangement indécent, quand mon attention fut soudainement distraite par une porte qu’on entrebâilla vivement et par la voix précipitée d’un domestique. Il me dit qu’une personne qui avait l’air fort pressée demandait à me parler dans le vestibule.

Singulièrement excité par le vin, cette interruption inattendue me causa plus de plaisir que de surprise. Je me précipitai en chancelant, et en quelques pas je fus dans le vestibule de la maison. Dans cette salle basse et étroite, il n’y avait aucune lampe, et elle ne recevait d’autre lumière que celle de l’aube, excessivement faible, qui se glissait à travers la fenêtre cintrée. En mettant le pied sur le seuil, je distinguai la personne d’un jeune homme, de ma taille à peu près, et vêtu d’une robe de chambre de casimir blanc, coupée à la nouvelle mode, comme celle que je portais en ce moment. Cette faible lueur me permit de voir tout cela ; mais les traits de la face, je ne pus les distinguer. À peine fus-je entré qu’il se précipita vers moi, et, me saisissant par le bras avec un geste impératif d’impatience, me chuchota à l’oreille ces mots :

« William Wilson ! »

En une seconde, je fus dégrisé.

Il y avait dans la manière de l’étranger, dans le tremblement nerveux de son doigt qu’il tenait levé entre mes yeux et la lumière, quelque chose qui me remplit d’un complet étonnement ; mais ce n’était pas là ce qui m’avait si violemment ému. C’était l’importance, la solennité d’admonition contenue dans cette parole singulière, basse, sifflante ; et, par-dessus tout, le caractère, le ton, la clef de ces quelques syllabes, simples, familières, et toutefois mystérieusement chuchotées, qui vinrent, avec mille souvenirs accumulés des jours passés, s’abattre sur mon âme, comme une décharge de pile voltaïque. Avant que j’eusse pu recouvrer mes sens, il avait disparu.

Quoique cet événement eût à coup sûr produit un effet très vif sur mon imagination déréglée, cependant cet effet, si vif, alla bientôt s’évanouissant. Pendant plusieurs semaines, à la vérité, tantôt je me livrai à l’investigation la plus sérieuse, tantôt je restai enveloppé d’un nuage de méditation morbide. Je n’essayai pas de me dissimuler l’identité du singulier individu qui s’immisçait si opiniâtrement dans mes affaires et me fatiguait de ses conseils officieux. Mais qui était, mais qu’était ce Wilson ? — Et d’où venait-il ? — Et quel était son but ? Sur aucun de ces points je ne pus me satisfaire ; — je constatai seulement, relati­vement à lui, qu’un accident soudain dans sa famille lui avait fait quitter l’école du docteur Bransby dans l’après-midi du jour où je m’étais enfui. Mais, après un certain temps, je cessai d’y rêver, et mon attention fut tout absorbée par un départ projeté pour Oxford. Là, j’en vins bientôt — la vanité prodigue de mes parents me permettant de mener un train coûteux et de me livrer à mon gré au luxe déjà si cher à mon cœur — à rivaliser en prodigalités avec les plus superbes héritiers des plus riches comtés de la Grande-Bretagne.

Encouragé au vice par de pareils moyens, ma nature éclata avec une ardeur double, et, dans le fol enivrement de mes débauches, je foulai aux pieds les vulgaires entraves de la décence. Mais il serait absurde de m’appesantir sur le détail de mes extravagances. Il suffira de dire que je dépassai Hérode en dissipations, et que, donnant un nom à une multitude de folies nouvelles, j’ajoutai un copieux appendice au long catalogue des vices qui régnaient alors dans l’université la plus dissolue de l’Europe.

Il paraîtra difficile à croire que je fusse tellement déchu du rang de gentilhomme, que je cherchasse à me familiariser avec les artifices les plus vils du joueur de profession, et, devenu un adepte de cette science misérable, que je la pratiquasse habituellement comme moyen d’accroître mon revenu, déjà énorme, aux dépens de ceux de mes camarades dont l’esprit était le plus faible. Et cependant, tel était le fait. Et l’énormité même de cet attentat contre tous les sentiments de dignité et d’honneur était évidemment la principale, sinon la seule raison de mon impunité. Qui donc, parmi mes camarades les plus dépravés, n’aurait pas contredit le plus clair témoignage de ses sens, plutôt que de soupçonner d’une pareille conduite le joyeux, le franc, le généreux William Wilson, — le plus noble et le plus libéral compagnon d’Oxford, — celui dont les folies, disaient ses parasites, n’étaient que les folies d’une jeunesse et d’une imagination sans frein, — dont les erreurs n’étaient que d’inimitables caprices, — les vices les plus noirs, une insoucieuse et superbe extravagance ?

J’avais déjà rempli deux années de cette joyeuse façon, quand arriva à l’université un jeune homme de fraîche noblesse, — un nommé Glendinning, — riche, disait la voix publique, comme Hérodès Atticus, et à qui sa richesse n’avait pas coûté plus de peine. Je découvris bien vite qu’il était d’une intelligence faible, et naturellement je le marquai comme une excellente victime de mes talents. Je l’engageai fréquemment à jouer, et m’appliquai, avec la ruse habituelle du joueur, à lui laisser gagner des sommes considérables, pour l’enlacer plus efficacement dans mes filets. Enfin, mon plan étant bien mûri, je me rencontrai avec lui, — dans l’intention bien arrêtée d’en finir, — chez un de nos camarades, M. Preston, également lié avec nous deux, mais qui — je dois lui rendre cette justice — n’avait pas le moindre soupçon de mon dessein. Pour donner à tout cela une meilleure couleur, j’avais eu soin d’inviter une société de huit ou dix personnes, et je m’étais particulièrement appliqué à ce que l’introduction des cartes parût tout à fait accidentelle et n’eût lieu que sur la proposition de la dupe que j’avais en vue. Pour abréger en un sujet aussi vil, je ne négligeai aucune des basses finesses, si banalement pratiquées en pareille occasion, que c’est merveille qu’il y ait toujours des gens assez sots pour en être les victimes.

Nous avions prolongé notre veillée assez avant dans la nuit, quand j’opérai enfin de manière à prendre Glendinning pour mon unique adversaire. Le jeu était mon jeu favori, l’écarté. Les autres personnes de la société, intéressées par les proportions grandioses de notre jeu, avaient laissé leurs cartes et faisaient galerie autour de nous. Notre parvenu, que j’avais adroitement poussé dans la première partie de la soirée à boire richement, mêlait, donnait et jouait d’une manière étrangement nerveuse, dans laquelle son ivresse, pensais-je, était pour quelque chose, mais qu’elle n’expliquait pas entièrement. En très peu de temps, il était devenu mon débiteur pour une forte somme, quand, ayant avalé une longue rasade d’oporto, il fit juste ce que j’avais froidement prévu, — il proposa de doubler notre enjeu, déjà fort extravagant. Avec une heureuse affectation de résistance, et seulement après que mon refus réitéré l’eut entraîné à des paroles aigres qui donnèrent à mon consentement l’apparence d’une pique, finalement je m’exécutai. Le résultat fut ce qu’il devait être : la proie s’était complètement empêtrée dans mes filets ; en moins d’une heure, il avait quadruplé sa dette. Depuis quelque temps, sa physionomie avait perdu le teint fleuri que lui prêtait le vin ; mais, alors, je m’aperçus avec étonnement qu’elle était arrivée à une pâleur vraiment terrible. Je dis avec étonnement, car j’avais pris sur Glendinning de soigneuses informations ; on me l’avait représenté comme immensément riche, et les sommes qu’il avait perdues jusqu’ici, quoique réellement fortes, ne pouvaient pas, — je le supposais du moins, — le tracasser très sérieusement, encore moins l’affecter d’une manière aussi violente. L’idée qui se présenta le plus naturellement à mon esprit fut qu’il était bouleversé par le vin qu’il venait de boire ; et, dans le but de sauvegarder mon caractère aux yeux de mes camarades, plutôt que par un motif de désintéressement, j’allais insister péremptoirement pour interrompre le jeu, quand quelques mots prononcés à côté de moi parmi les personnes présentes, et une exclamation de Glendinning qui témoignait du plus complet désespoir, me firent comprendre que j’avais opéré sa ruine totale, dans des conditions qui avaient fait de lui un objet de pitié pour tous, et l’auraient protégé même contre les mauvais offices d’un démon.

Quelle conduite eussé-je adoptée dans cette circonstance, il me serait difficile de le dire. La déplorable situation de ma dupe avait jeté sur tout le monde un air de gêne et de tristesse ; et il régna un silence profond de quelques minutes, pendant lequel je sentais en dépit de moi mes joues fourmiller sous les regards brûlants de mépris et de reproche que m’adressaient les moins endurcis de la société. J’avouerai même que mon cœur se trouva momentanément déchargé d’un intolérable poids d’angoisse par la soudaine et extraordinaire interruption qui suivit. Les lourds battants de la porte de la chambre s’ouvrirent tout grands, d’un seul coup, avec une impétuosité si vigoureuse et si violente, que toutes les bougies s’éteignirent comme par enchantement. Mais la lumière mourante me permit d’apercevoir qu’un étranger s’était introduit, — un homme de ma taille à peu près, et étroitement enveloppé d’un manteau. Cependant, les ténèbres étaient maintenant complètes, et nous pouvions seulement sentir qu’il se tenait au milieu de nous.

(...)


Notes

Admonition : Réprimande, avertissement sévère.
Écarté : Jeu de cartes où chaque joueur peut, si l'adversaire l'accorde, écarter les cartes qui ne lui conviennent pas et en recevoir de nouvelles.
Oporto : Porto ?
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

N°5

Avant qu’aucun de nous fût revenu de l’excessif étonnement où nous avait tous jetés cette violence, nous entendîmes la voix de l’intrus :
« Gentlemen, — dit-il, — d’une voix très basse, mais distincte, d’une voix inoubliable qui pénétra la moelle de mes os, — gentlemen, je ne cherche pas à excuser ma conduite, parce qu’en me conduisant ainsi je ne fais qu’accomplir un devoir. Vous n’êtes sans doute pas au fait du vrai caractère de la personne qui a gagné cette nuit une somme énorme à l’écarté à lord Glendinning. Je vais donc vous proposer un moyen expéditif et décisif pour vous procurer ces très importants renseignements. Examinez, je vous prie, tout à votre aise, la doublure du parement de sa manche gauche et les quelques petits paquets que l’on trouvera dans les poches passablement vastes de sa robe de chambre brodée. »

Pendant qu’il parlait, le silence était si profond, qu’on aurait entendu tomber une épingle sur le tapis. Quand il eut fini, il partit tout d’un coup, aussi brusquement qu’il était entré. Puis-je décrire, décrirai-je mes sensations ? Faut-il dire que je sentis toutes les horreurs du damné ? J’avais certainement peu de temps pour la réflexion. Plusieurs bras m’empoignèrent rudement, et on se procura immédiatement de la lumière. Une perquisition suivit. Dans la doublure de ma manche, on trouva toutes les figures essentielles de l’écarté, et, dans les poches de ma robe de chambre, un certain nombre de jeux de cartes exactement semblables à ceux dont nous nous servions dans nos réunions, à l’exception que les miennes étaient de celles qu’on appelle, proprement, arrondies, les honneurs étant très légèrement convexes sur les petits côtés, et les basses cartes imperceptiblement convexes sur les grands. Grâce à cette disposition, la dupe qui coupe, comme d’habitude, dans la longueur du paquet, coupe invariablement de manière à donner un honneur à son adversaire ; tandis que le grec, en coupant dans la largeur, ne donnera jamais à sa victime rien qu’elle puisse marquer à son avantage.

Une tempête d’indignation m’aurait moins affecté que le silence méprisant et le calme sarcastique qui accueillirent cette découverte.
« Monsieur Wilson, — dit notre hôte en se baissant pour ramasser sous ses pieds un magnifique manteau doublé d’une fourrure précieuse, — monsieur Wilson, ceci est à vous. (Le temps était froid, et, en quittant ma chambre, j’avais jeté par-dessus mon vêtement du matin un manteau que j’ôtai en arrivant sur le théâtre du jeu.) Je présume, — ajouta-t-il en regar­dant les plis du vêtement avec un sourire amer, — qu’il est bien superflu de chercher ici de nouvelles preuves de votre savoir-faire. Vraiment, nous en avons assez. J’espère que vous comprendrez la nécessité de quitter Oxford, — en tout cas, de sortir à l’instant de chez moi. »

Avili, humilié ainsi jusqu’à la boue, il est probable que j’eusse châtié ce langage insultant par une vio­lence personnelle immédiate, si toute mon attention n’avait pas été en ce moment arrêtée par un fait de la nature la plus surprenante. Le manteau que j’avais apporté était d’une fourrure supérieure, — d’une rareté et d’un prix extravagants, il est inutile de le dire. La coupe était une coupe de fantaisie, de mon invention ; car dans ces matières frivoles j’étais difficile, et je poussais les rages du dandysme jusqu’à l’absurde. Donc, quand M. Preston me tendit celui qu’il avait ramassé par terre, auprès de la porte de la chambre, ce fut avec un étonnement voisin de la terreur que je m’aperçus que j’avais déjà le mien sur mon bras, où je l’avais sans doute placé sans y penser, et que celui qu’il me présentait en était l’exacte contrefaçon dans tous ses plus minutieux détails. L’être singulier qui m’avait si désastreusement dévoilé était, je me le rappelais bien, enveloppé d’un manteau ; et aucun des individus présents, excepté moi, n’en avait apporté avec lui. Je conservai quelque présence d’esprit, je pris celui que m’offrait Preston ; je le plaçai sans qu’on y prît garde, sur le mien ; je sortis de la chambre avec un défi et une menace dans le regard ; et, le matin même, avant le point du jour, je m’enfuis précipitamment d’Oxford vers le continent, dans une vraie agonie d’horreur et de honte.

Je fuyais en vain. Ma destinée maudite m’a poursuivi, triomphante, et me prouvant que son mystérieux pouvoir n’avait fait jusqu’alors que de commencer. À peine eus-je mis le pied dans Paris, que j’eus une preuve nouvelle du détestable intérêt que le Wilson prenait à mes affaires. Les années s’écoulèrent, et je n’eus point de répit. Misérable ! — À Rome, avec quelle importune obséquiosité, avec quelle tendresse de spectre il s’interposa entre moi et mon ambition ! — Et à Vienne ! — et à Berlin ! — et à Moscou ! Où donc ne trouvais-je pas quelque amère raison de le maudire du fond de mon cœur ? Frappé d’une panique, je pris enfin la fuite devant son impénétrable tyrannie, comme devant une peste, et jusqu’au bout du monde j’ai fui, j’ai fui en vain.

Et toujours, et toujours interrogeant secrètement mon âme, je répétais mes questions : « Qui est-il ? — D’où vient-il ? — Et quel est son dessein ? » Mais je ne trouvais pas de réponse. Et j’analysais alors avec un soin minutieux les formes, la méthode et les traits caractéristiques de son insolente surveillance. Mais là encore, je ne trouvais pas grand’chose qui pût servir de base à une conjecture. C’était vraiment une chose remarquable que, dans les cas nombreux où il avait récemment traversé mon chemin, il ne l’eût jamais fait que pour dérouter des plans ou déranger des opérations qui, s’ils avaient réussi, n’auraient abouti qu’à une amère déconvenue. Pauvre justification, en vérité, que celle-là, pour une autorité si impérieusement usurpée ! Pauvre indemnité pour ces droits naturels de libre arbitre si opiniâtrement, si insolemment déniés !

J’avais aussi été forcé de remarquer que mon bourreau, depuis un fort long espace de temps, tout en exerçant scrupuleusement et avec une dextérité miraculeuse cette manie de toilette identique à la mienne, s’était toujours arrangé, à chaque fois qu’il posait son intervention dans ma volonté, de manière que je ne pusse voir les traits de sa face. Quoi que pût être ce damné Wilson, certes un pareil mystère était le comble de l’affectation et de la sottise. Pouvait-il avoir supposé un instant que dans mon donneur d’avis à Eton, — dans le destructeur de mon honneur à Oxford, — dans celui qui avait contrecarré mon ambition à Rome, ma vengeance à Paris, mon amour passionné à Naples, en Égypte ce qu’il appelait à tort ma cupidité, — que dans cet être, mon grand ennemi et mon mauvais génie, je ne reconnaîtrais pas le William Wilson de mes années de collège, — l’homonyme, le camarade, le rival, — le rival exécré et redouté de la maison Bransby ? — Impossible ! — Mais laissez-moi courir à la terrible scène finale du drame.

(...)


Notes

Honneur : Figure d’atout, de certains jeux de cartes.
Le grec : celui qui triche au jeu ?
Obséquiosité : Défaut consistant à être exagérément ou artificiellement poli.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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