La Joie de vivre - Emile Zola
Publié : 26 septembre 2016, 15:28
Légèrement, Pauline accourait, riant d’un rire trop gai, où l’on sentait un peu d’embarras. Depuis le retour de son cousin, ils ne s’étaient pas baignés ensemble. Elle avait un costume de grande nageuse, fait d’une seule pièce, serré à la taille par une ceinture et découvrant les hanches. Les reins souples, la gorge haute, elle ressemblait, amincie de la sorte, à un marbre florentin. Ses jambes et ses bras nus, ses petits pieds nus chaussés de sandales, gardaient une blancheur d’enfant.
— Hein ? reprit Lazare, allons-nous jusqu’aux Picochets ?
— C’est ça, jusqu’aux Picochets, répondit-elle.
Madame Chanteau criait :
— Ne vous éloignez pas… Vous me faites toujours des peurs !
Mais ils s’étaient déjà mis à l’eau. Les Picochets, un groupe de rochers dont quelques-uns restaient découverts à marée haute, se trouvaient éloignés d’un kilomètre environ. Et ils nageaient tous deux côte à côte, sans hâte, comme deux amis partis pour une promenade, sur un beau chemin tout droit. D’abord, Mathieu les avait suivis ; puis, les voyant aller toujours, il était revenu se secouer et éclabousser madame Chanteau. Les exploits inutiles répugnaient à sa paresse.
— Tu es sage, toi, disait la vieille dame. Est-il Dieu permis de risquer sa vie de la sorte !
Elle distinguait à peine les têtes de Lazare et de Pauline, pareilles à des touffes de varech, errantes au ras des vagues. La mer avait une houle assez forte, ils avançaient balancés par de molles ondulations, ils causaient tranquillement, occupés des algues qui passaient sous eux, dans la transparence de l’eau. Pauline, fatiguée, fit la planche, le visage en plein ciel, perdue au fond de tout ce bleu. Cette mer qui la berçait, était restée sa grande amie. Elle en aimait l’haleine âpre, le flot glacé et chaste, elle s’abandonnait à elle, heureuse d’en sentir le ruissellement immense contre sa chair, goûtant la joie de cet exercice violent, qui réglait les battements de son cœur.
Mais elle eut une légère exclamation. Son cousin, inquiet, la questionna.
— Quoi donc ?
— Je crois que mon corsage a craqué… J’ai trop raidi le bras gauche.
Et tous deux plaisantèrent. Elle s’était remise à nager doucement, elle riait d’un rire gêné, en constatant le désastre : c’était la couture de l’épaulette qui avait cédé, toute l’épaule et le sein se trouvaient à découvert. Le jeune homme, très gai, lui disait de fouiller ses poches, pour voir si elle n’aurait pas sur elle des épingles. Cependant, ils arrivaient aux Picochets, il monta sur une roche, comme ils en avaient l’habitude, afin de reprendre haleine, avant de retourner à terre. Elle, autour de l’écueil, nageait toujours.
— Tu ne montes pas ?
— Non, je suis bien.
Il crut à un caprice, il se fâcha. Était-ce raisonnable ? les forces pouvaient lui manquer au retour, si elle ne se reposait pas un instant. Mais elle s’entêtait, ne répondant même plus, filant à petit bruit avec de l’eau jusqu’au menton, enfonçant la blancheur nue de son épaule, vague et laiteuse comme la nacre d’un coquillage. La roche était creusée, vers la pleine mer, d’une sorte de grotte, où jadis ils jouaient aux Robinsons, en face de l’horizon vide. De l’autre côté, sur la plage, madame Chanteau faisait la tache noire et perdue d’un insecte.
— Sacré caractère, va ! finit par crier Lazare en se rejetant à l’eau. Si tu bois un coup, je te le laisse boire, parole d’honneur !
Lentement, ils repartirent. Ils se boudaient, ils ne se parlaient plus. Comme il l’entendait s’essouffler, il lui dit de faire au moins la planche. Elle ne parut pas entendre. La déchirure augmentait : au moindre mouvement pour se retourner, sa gorge aurait jailli à fleur d’eau, ainsi qu’une floraison des algues profondes. Alors, il comprit sans doute ; et, voyant sa fatigue, sentant qu’elle n’arriverait jamais à la plage, il s’approcha résolûment pour la soutenir. Elle voulut se débattre, continuer seule ; puis, elle dut s’abandonner. Ce fut serrés étroitement, elle en travers de lui, qu’ils abordèrent.
Épouvantée, madame Chanteau était accourue, tandis que Mathieu hurlait, dans les vagues jusqu’au ventre.
— Mon Dieu ! quelle imprudence !… Je le disais bien que vous alliez trop loin !
Pauline s’était évanouie. Lazare la porta comme une enfant sur le sable ; et elle demeurait contre sa poitrine, à demi nue maintenant, tous deux ruisselant d’eau amère. Aussitôt, elle soupira, ouvrit les yeux. Quand elle reconnut le jeune homme, elle éclata en gros sanglots, elle l’étouffa dans une étreinte nerveuse, en lui baisant la face à pleines lèvres, au hasard. C’était comme inconscient, l’élan libre de l’amour, qui sortait de ce danger de mort.
(La Joie de vivre, 1884)
— Hein ? reprit Lazare, allons-nous jusqu’aux Picochets ?
— C’est ça, jusqu’aux Picochets, répondit-elle.
Madame Chanteau criait :
— Ne vous éloignez pas… Vous me faites toujours des peurs !
Mais ils s’étaient déjà mis à l’eau. Les Picochets, un groupe de rochers dont quelques-uns restaient découverts à marée haute, se trouvaient éloignés d’un kilomètre environ. Et ils nageaient tous deux côte à côte, sans hâte, comme deux amis partis pour une promenade, sur un beau chemin tout droit. D’abord, Mathieu les avait suivis ; puis, les voyant aller toujours, il était revenu se secouer et éclabousser madame Chanteau. Les exploits inutiles répugnaient à sa paresse.
— Tu es sage, toi, disait la vieille dame. Est-il Dieu permis de risquer sa vie de la sorte !
Elle distinguait à peine les têtes de Lazare et de Pauline, pareilles à des touffes de varech, errantes au ras des vagues. La mer avait une houle assez forte, ils avançaient balancés par de molles ondulations, ils causaient tranquillement, occupés des algues qui passaient sous eux, dans la transparence de l’eau. Pauline, fatiguée, fit la planche, le visage en plein ciel, perdue au fond de tout ce bleu. Cette mer qui la berçait, était restée sa grande amie. Elle en aimait l’haleine âpre, le flot glacé et chaste, elle s’abandonnait à elle, heureuse d’en sentir le ruissellement immense contre sa chair, goûtant la joie de cet exercice violent, qui réglait les battements de son cœur.
Mais elle eut une légère exclamation. Son cousin, inquiet, la questionna.
— Quoi donc ?
— Je crois que mon corsage a craqué… J’ai trop raidi le bras gauche.
Et tous deux plaisantèrent. Elle s’était remise à nager doucement, elle riait d’un rire gêné, en constatant le désastre : c’était la couture de l’épaulette qui avait cédé, toute l’épaule et le sein se trouvaient à découvert. Le jeune homme, très gai, lui disait de fouiller ses poches, pour voir si elle n’aurait pas sur elle des épingles. Cependant, ils arrivaient aux Picochets, il monta sur une roche, comme ils en avaient l’habitude, afin de reprendre haleine, avant de retourner à terre. Elle, autour de l’écueil, nageait toujours.
— Tu ne montes pas ?
— Non, je suis bien.
Il crut à un caprice, il se fâcha. Était-ce raisonnable ? les forces pouvaient lui manquer au retour, si elle ne se reposait pas un instant. Mais elle s’entêtait, ne répondant même plus, filant à petit bruit avec de l’eau jusqu’au menton, enfonçant la blancheur nue de son épaule, vague et laiteuse comme la nacre d’un coquillage. La roche était creusée, vers la pleine mer, d’une sorte de grotte, où jadis ils jouaient aux Robinsons, en face de l’horizon vide. De l’autre côté, sur la plage, madame Chanteau faisait la tache noire et perdue d’un insecte.
— Sacré caractère, va ! finit par crier Lazare en se rejetant à l’eau. Si tu bois un coup, je te le laisse boire, parole d’honneur !
Lentement, ils repartirent. Ils se boudaient, ils ne se parlaient plus. Comme il l’entendait s’essouffler, il lui dit de faire au moins la planche. Elle ne parut pas entendre. La déchirure augmentait : au moindre mouvement pour se retourner, sa gorge aurait jailli à fleur d’eau, ainsi qu’une floraison des algues profondes. Alors, il comprit sans doute ; et, voyant sa fatigue, sentant qu’elle n’arriverait jamais à la plage, il s’approcha résolûment pour la soutenir. Elle voulut se débattre, continuer seule ; puis, elle dut s’abandonner. Ce fut serrés étroitement, elle en travers de lui, qu’ils abordèrent.
Épouvantée, madame Chanteau était accourue, tandis que Mathieu hurlait, dans les vagues jusqu’au ventre.
— Mon Dieu ! quelle imprudence !… Je le disais bien que vous alliez trop loin !
Pauline s’était évanouie. Lazare la porta comme une enfant sur le sable ; et elle demeurait contre sa poitrine, à demi nue maintenant, tous deux ruisselant d’eau amère. Aussitôt, elle soupira, ouvrit les yeux. Quand elle reconnut le jeune homme, elle éclata en gros sanglots, elle l’étouffa dans une étreinte nerveuse, en lui baisant la face à pleines lèvres, au hasard. C’était comme inconscient, l’élan libre de l’amour, qui sortait de ce danger de mort.
(La Joie de vivre, 1884)