Alain-René Lesage (1668-1747)

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Montparnasse
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Alain-René Lesage (1668-1747)

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Histoire de Gil Blas de Santillane

(...)

Lorsque l’omelette qu’on me faisait fut en état de m’être servie, je m’assis tout seul à une table. Je n’avais pas encore mangé le premier morceau, que l’hôte entra, suivi de l’homme qui l’avait arrêté dans la rue. Ce cavalier portait une longue rapière, et pouvait bien avoir trente ans. Il s’approcha de moi d’un air empressé : Seigneur écolier, me dit-il, je viens d’apprendre que vous êtes le Seigneur Gil Blas de Santillane, l’ornement d’Oviédo et le flambeau de la philosophie. Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel esprit dont la réputation est si grande en ce pays-ci ? Vous ne savez pas, continua-t-il en s’adressant à l’hôte et à l’hôtesse, vous ne savez pas ce que vous possédez. Vous avez un trésor dans votre maison. Vous voyez dans ce jeune gentilhomme la huitième merveille du monde. Puis, se tournant de mon côté, et me jetant les bras au cou : excusez mes transports, ajouta-t-il ; je ne suis point maître de la joie que votre présence me cause.
Je ne pus lui répondre sur-le-champ, parce qu’il me tenait si serré que je n’avais pas la respiration libre, et ce ne fut qu’après que j’eus la tête dégagée de l’embrassade, que je lui dis : Seigneur cavalier, je ne croyais pas mon nom connu à Peñaflor. Comment connu ? reprit-il sur le même ton. Nous tenons registre de tous les grands personnages qui sont à vingt lieues à la ronde. Vous passez ici pour un prodige ; et je ne doute pas que l’Espagne ne se trouve un jour aussi vaine de vous avoir produit, que la Grèce d’avoir vu naître ses sages. Ces paroles furent suivies d’une nouvelle accolade, qu’il me fallut encore essuyer, au hasard d’avoir le sort d’Antée. Pour peu que j’eusse eu d’expérience, je n’aurais pas été la dupe de ses démonstrations ni de ses hyperboles ; j’aurais bien connu, à ses flatteries outrées, que c’était un de ces parasites que l’on trouve dans toutes les villes, et qui, dès qu’un étranger arrive, s’introduisent auprès de lui pour remplir leur ventre à ses dépens ; mais ma jeunesse et ma vanité m’en firent juger tout autrement. Mon admirateur me parut un fort honnête homme, et je l’invitai à souper avec moi. Ah ! très volontiers, s’écria-t-il ; je ne sais trop bon gré à mon étoile de m’avoir fait rencontrer Gil Blas de Santillane, pour ne pas jouir de ma bonne fortune le plus longtemps que je pourrai. Je n’ai pas grand appétit, poursuivit-il ; je vais me mettre à table pour vous tenir compagnie seulement, et je mangerai quelques morceaux par complaisance.
En parlant ainsi, mon panégyriste s’assit vis-à-vis de moi. On lui apporta un couvert. Il se jeta d’abord sur l’omelette avec tant d’avidité, qu’il semblait n’avoir mangé depuis trois jours. A l’air complaisant dont il s’y prenait, je vis bien qu’elle serait bientôt expédiée. J’en ordonnai une seconde, qui fut fait si promptement, qu’on nous la servit comme nous achevions, ou plutôt comme il achevait de manger la première. Il y procédait pourtant d’une vitesse toujours égale, et trouvait moyen, sans perdre un coup de dent, de me donner louanges sur louanges ; ce qui me rendait fort content de ma petite personne. Il buvait aussi fort souvent ; tantôt c’était à ma santé, et tantôt à celle de mon père et de ma mère, dont il ne pouvait assez vanter le bonheur d’avoir un fils tel que moi. En même temps, il versait du vin dans mon verre, et m’excitait à lui faire raison. Je ne répondis point mal aux santés qu’il me portait ; ce qui, avec ses flatteries, me mit insensiblement de si belle humeur que, voyant notre seconde omelette à moitié mangée, je demandai à l’hôte s’il n’avait pas de poissons à nous donner. Le seigneur Corcuelo, qui, selon toutes les apparences, s’entendait avec le parasite, me répondit : J’ai une truite excellente ; mais elle coûtera cher à ceux qui la mangeront : c’est un morceau trop friand pour vous. Qu’appelez-vous trop friand ? dit alors mon flatteur d’un ton de voix élevé ; vous n’y pensez pas, mon ami. Apprenez que vous n’avez rien de trop bon pour le seigneur Gil Blas de Santillane, qui mérite d’être traité comme un prince.
Je fus bien aise qu’il eût relevé les dernières paroles de l’hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m’en sentais offensé, et je dis fièrement à Corcuelo : apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassez pas du reste. L’hôte, qui ne demandait pas mieux, se mit à l’apprêter, et ne tarda guère à nous la servir. A la vue de ce nouveau plat, je vis briller une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance, c’est-à-dire qu’il donna sur le poisson comme il avait donné sur les œufs. Il fut pourtant obligé de se rendre, de peur d’accident, car il en avait jusqu’à la gorge. Enfin, après avoir bu et mangé tout son soûl, il voulut finir la comédie. Seigneur Gil Blas, me dit-il en se levant de table, je suis trop content de la bonne chère que vous m’avez faite pour vous quitter sans vous donner un avis important dont vous me paraissez avoir besoin. Soyez désormais en garde contre les louanges. Défiez-vous des gens que vous ne connaîtrez point. Vous en pourrez rencontrer d’autres qui voudront, comme moi, se divertir de votre crédulité, et peut-être pousser les choses encore plus loin. N’en soyez point la dupe, et ne vous croyez point sur leur parole la huitième merveille du monde. En achevant ces mots, il me rit au nez, et s’en alla.

(...)

(Livre I, chapitre 2)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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