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Entretien d'un philosophe avec la maréchale de ***

Publié : 23 mai 2016, 12:36
par Montparnasse
Entretien d'un philosophe avec la maréchale de ***


J'avais je ne sais quelle affaire à traiter avec le maréchal de *** ; j'allais à
son hôtel un matin ; il était absent ; je me fis annoncer à madame la
maréchale. C'est une femme charmante ; elle est belle et dévote comme un
ange ; elle a la douceur peinte sur son visage ; et puis un son de voix et une
naïveté de discours tout à fait avenante à sa physionomie. Elle était à sa
toilette. On m'approche un fauteuil ; je m'assieds, et nous causons. Sur
quelques propos de ma part, qui l'édifièrent et qui la surprirent (car elle était
dans l'opinion que celui qui nie la très-sainte Trinité est un homme de sac et
de corde, qui finira par être pendu), elle me dit : « N'êtes-vous pas monsieur
Diderot ? »

DIDEROT. - Oui, madame.
LA MARÉCHALE. - C'est donc vous qui ne croyez à rien ?
DIDEROT. - Moi-même.
LA MARÉCHALE. - Cependant votre morale est celle d'un croyant.
DIDEROT. - Pourquoi non, quand il est honnête homme ?
LA MARÉCHALE. - Et cette morale, vous la pratiquez ?
DIDEROT. - De mon mieux.
LA MARÉCHALE. – Quoi ! vous ne volez point, vous ne tuez point,
vous ne pillez point ?
DIDEROT. - Très rarement.
LA MARÉCHALE. - Que gagnez-vous à ne pas croire ?
DIDEROT. - Rien du tout, madame la maréchale. Est-ce qu'on croit parce
qu'il y a quelque chose à gagner ?
LA MARÉCHALE. - Je ne sais ; mais la raison d'intérêt ne gâte rien aux
affaires de ce monde ni de l'autre.
DIDEROT. - J'en suis un peu fâché pour notre pauvre espèce humaine.
Nous n'en valons pas mieux.
LA MARÉCHALE. - Quoi ! vous ne volez point ?
DIDEROT. - Non, d'honneur.
LA MARÉCHALE. - Si vous n'êtes ni voleur ni assassin, convenez du
moins que vous n'êtes pas conséquent.
DIDEROT. - Pourquoi donc ?
LA MARÉCHALE. - C'est qu'il me semble que si je n'avais rien à espérer
ni à craindre quand je n'y serais plus, il y a bien des petites douceurs dont je
ne me priverais pas, à présent que j'y suis. J'avoue que je prête à Dieu à la
petite semaine.
DIDEROT. - Vous l'imaginez ?
LA MARÉCHALE. - Ce n'est point une imagination, c'est un fait.
DIDEROT. - Et pourrait-on vous demander quelles sont ces choses que
vous vous permettriez si vous étiez incrédule ?
LA MARÉCHALE. - Non pas, s'il vous plaît ; c'est un article de ma
confession.
DIDEROT. - Pour moi, je mets à fonds perdu.
LA MARÉCHALE. - C'est la ressource des gueux.
DIDEROT. - M'aimeriez-vous mieux usurier ?
LA MARÉCHALE. - Mais oui : on peut faire de l'usure avec Dieu tant
qu'on veut ; on ne le ruine pas. Je sais bien que cela n'est pas délicat, mais
qu'importe ? Comme le point est d'attraper le ciel, ou d'adresse ou de force, il
faut tout porter en ligne de compte, ne négliger aucun profit. Hélas ! nous
aurons beau faire, notre mise sera toujours bien mesquine en comparaison de
la rentrée que nous attendons. Et vous n'attendez rien, vous ?
DIDEROT. - Rien.
LA MARÉCHALE. - Cela est triste. Convenez donc que vous êtes
méchant ou bien fou !
DIDEROT. - En vérité, je ne saurais, madame la maréchale.
LA MARÉCHALE. - Quel motif peut avoir un incrédule d'être bon, s'il
n'est pas fou ? Je voudrais bien le savoir.
DIDEROT. - Et je vais vous le dire.
LA MARÉCHALE. - Vous m'obligerez.
DIDEROT. - Ne pensez-vous pas qu'on peut être si heureusement né
qu'on trouve un grand plaisir à faire le bien ?
LA MARÉCHALE. - Je le pense.
DIDEROT. - Qu'on peut avoir reçu une excellente éducation qui fortifie
le penchant naturel à la bienfaisance ?
LA MARÉCHALE. - Assurément.
DIDEROT. - Et que, dans un âge plus avancé, l'expérience nous ait con-
vaincu qu'à tout prendre il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être
un honnête homme qu'un coquin ?
LA MARÉCHALE. - Oui-da ; mais comment est-on un honnête homme,
lorsque de mauvais principes se joignent aux passions pour entraîner au mal ?
DIDEROT. - On est inconséquent ; et y a-t-il rien de plus commun que
d'être inconséquent ?
LA MARÉCHALE. - Hélas ! malheureusement non ; on croit, et tous les
jours, on se conduit comme si l'on ne croyait pas.
DIDEROT. - Et sans croire, on se conduit à peu près comme si l'on
croyait.
LA MARÉCHALE. - A la bonne heure ; mais quel inconvénient y aurait-
il à avoir une raison de plus, la religion, pour faire le bien, et une raison de
moins, l'incrédulité, pour mal faire.
DIDEROT. - Aucun, si la religion était un motif de faire le bien, et
l'incrédulité un moyen de faire le mal.

(...)

(D. Diderot, 1774)