Marcel Proust - A la recherche du temps perdu
Publié : 03 mars 2016, 18:14
Je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs qui
avaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre, une
vieille dame étrangère. C’était ce que le langage des hôtels
appelait deux courrières et celui de Françoise, laquelle
s’imaginait qu’un courrier ou une courrière sont là pour faire
des courses, deux « coursières ». Les hôtels, eux, en sont restés,
plus noblement, au temps où l’on chantait : « C’est un courrier
de cabinet. »
Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans
des chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très
vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux
jeunes personnes, Melle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret.
Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au
bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leur
maison de famille où tournait un moulin et qui avait été
dévastée plusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en
avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement
rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante,
étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de
bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et
des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout.
Elles venaient souvent, le matin, me voir quand j’étais encore
couché. Je n’ai jamais connu de personnes aussi
volontairement ignorantes, qui n’avaient absolument rien
appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelque chose
de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton,
on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité que
je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour
me louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et les
critiques, également fausses, mais très sincères, que ces propos
semblent comporter à mon égard, tandis que je trempais des
croissants dans mon lait, Céleste me disait : « Oh ! petit diable
noir aux cheveux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à
quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez
tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas
qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse,
il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à
voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé
vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu’est-ce que
vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu’il
jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon, voilà
qu’il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette
car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vu
quelqu’un de si bête et de si maladroit que vous. » On entendait
alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Gineste qui,
furieuse, faisait des réprimandes à sa sœur : « Allons, Céleste,
veux-tu te taire ? Es-tu pas folle de parler à Monsieur comme
cela ? » Céleste n’en faisait que sourire ; et comme je détestais
qu’on m’attachât une serviette : « Mais non, Marie, regarde-le,
bing, voilà qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un
vrai serpent, je te dis. » Elle prodiguait, du reste, les
comparaisons zoologiques, car, selon elle, on ne savait pas
q u a n d je dormais, je voltigeais toute la nuit comme un
papillon, et le jour j’étais aussi rapide que ces écureuils, « tu
sais, Marie, comme on voit chez nous, si agiles que même avec
les yeux on ne peut pas les suivre. — Mais, Céleste, tu sais
qu’il n’aime pas avoir une serviette quand il mange. — Ce
n’est pas qu’il n’aime pas ça, c’est pour bien dire qu’on ne peut
pas lui changer sa volonté. C’est un seigneur et il veut montrer
qu’il est un seigneur. On changera les draps dix fois s’il le faut,
mais il n’aura pas cédé. Ceux d’hier avaient fait leur course,
mais aujourd’hui ils viennent seulement d’être mis, et déjà il
faudra les changer. Ah ! j’avais raison de dire qu’il n’était pas
fait pour naître parmi les pauvres. Regarde, ses cheveux se
hérissent, ils se boursouflent par la colère comme les plumes
des oiseaux. Pauvre ploumissou ! » Ici ce n’était pas seulement
Marie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas
seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité
de ma modestie et, me coupant la parole : « Ah ! sac à ficelles,
ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les rusés, rosse des
rosses ! Ah ! Molière ! » (C’était le seul nom d’écrivain qu’elle
connût, mais elle me l’appliquait, entendant par là quelqu’un
qui serait capable à la fois de composer des pièces et de les
jouer.) « Céleste ! » criait impérieusement Marie qui, ignorant
le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injure nouvelle.
Céleste se remettait à sourire : « Tu n’as donc pas vu dans son
tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il avait voulu nous
faire croire qu’on l’habillait toujours très simplement. Et là,
avec sa petite canne, il n’est que fourrures et dentelles, comme
jamais prince n’a eues. Mais ce n’est rien à côté de son
immense majesté et de sa bonté encore plus profonde. —
Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles dans ses
tiroirs maintenant. » Pour apaiser les craintes de Marie je lui
demandais ce qu’elle pensait de ce que M. Nissim Bernard
faisait. « Ah ! Monsieur, c’est des choses que je n’aurais pas pu
croire que ça existait : il a fallu venir ici » et, damant pour une
fois le pion à Céleste par une parole plus profonde : « Ah !
voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y
avoir dans une vie. » Pour changer le sujet, je lui parlais de
celle de mon père, qui travaillait nuit et jour. « Ah ! Monsieur,
ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute,
pas un plaisir ; tout, entièrement tout est un sacrifice pour les
autres, ce sont des vies données. — Regarde, Céleste, rien que
pour poser sa main sur la couverture et prendre son croissant,
quelle distinction ! il peut faire les choses les plus
insignifiantes, on dirait que toute la noblesse de France,
jusqu’aux Pyrénées, se déplace dans chacun de ses
mouvements. »
Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais ;
Céleste voyait là une ruse nouvelle : « Ah ! front qui as l’air si
pur et qui caches tant de choses, joues amies et fraîches comme
l’intérieur d’une amande, petites mains de satin tout pelucheux,
ongles comme des griffes », etc. « Tiens, Marie, regarde-le
boire son lait avec un recueillement qui me donne envie de
faire ma prière. Quel air sérieux ! On devrait bien tirer son
portrait en ce moment. Il a tout des enfants. Est-ce de boire du
lait comme eux qui vous a conservé leur teint clair ? Ah !
jeunesse ! ah ! jolie peau ! Vous ne vieillirez jamais. Vous avez
de la chance, vous n’aurez jamais à lever la main sur personne
car vous avez des yeux qui savent imposer leur volonté. Et puis
le voilà en colère maintenant. Il se tient debout, tout droit
comme une évidence. »
(M. Proust, Sodome et Gomorrhe, 1921-1922)
avaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre, une
vieille dame étrangère. C’était ce que le langage des hôtels
appelait deux courrières et celui de Françoise, laquelle
s’imaginait qu’un courrier ou une courrière sont là pour faire
des courses, deux « coursières ». Les hôtels, eux, en sont restés,
plus noblement, au temps où l’on chantait : « C’est un courrier
de cabinet. »
Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans
des chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très
vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux
jeunes personnes, Melle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret.
Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au
bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leur
maison de famille où tournait un moulin et qui avait été
dévastée plusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en
avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement
rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante,
étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de
bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et
des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout.
Elles venaient souvent, le matin, me voir quand j’étais encore
couché. Je n’ai jamais connu de personnes aussi
volontairement ignorantes, qui n’avaient absolument rien
appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelque chose
de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton,
on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité que
je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour
me louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et les
critiques, également fausses, mais très sincères, que ces propos
semblent comporter à mon égard, tandis que je trempais des
croissants dans mon lait, Céleste me disait : « Oh ! petit diable
noir aux cheveux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à
quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez
tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas
qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse,
il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à
voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé
vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu’est-ce que
vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu’il
jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon, voilà
qu’il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette
car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vu
quelqu’un de si bête et de si maladroit que vous. » On entendait
alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Gineste qui,
furieuse, faisait des réprimandes à sa sœur : « Allons, Céleste,
veux-tu te taire ? Es-tu pas folle de parler à Monsieur comme
cela ? » Céleste n’en faisait que sourire ; et comme je détestais
qu’on m’attachât une serviette : « Mais non, Marie, regarde-le,
bing, voilà qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un
vrai serpent, je te dis. » Elle prodiguait, du reste, les
comparaisons zoologiques, car, selon elle, on ne savait pas
q u a n d je dormais, je voltigeais toute la nuit comme un
papillon, et le jour j’étais aussi rapide que ces écureuils, « tu
sais, Marie, comme on voit chez nous, si agiles que même avec
les yeux on ne peut pas les suivre. — Mais, Céleste, tu sais
qu’il n’aime pas avoir une serviette quand il mange. — Ce
n’est pas qu’il n’aime pas ça, c’est pour bien dire qu’on ne peut
pas lui changer sa volonté. C’est un seigneur et il veut montrer
qu’il est un seigneur. On changera les draps dix fois s’il le faut,
mais il n’aura pas cédé. Ceux d’hier avaient fait leur course,
mais aujourd’hui ils viennent seulement d’être mis, et déjà il
faudra les changer. Ah ! j’avais raison de dire qu’il n’était pas
fait pour naître parmi les pauvres. Regarde, ses cheveux se
hérissent, ils se boursouflent par la colère comme les plumes
des oiseaux. Pauvre ploumissou ! » Ici ce n’était pas seulement
Marie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas
seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité
de ma modestie et, me coupant la parole : « Ah ! sac à ficelles,
ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les rusés, rosse des
rosses ! Ah ! Molière ! » (C’était le seul nom d’écrivain qu’elle
connût, mais elle me l’appliquait, entendant par là quelqu’un
qui serait capable à la fois de composer des pièces et de les
jouer.) « Céleste ! » criait impérieusement Marie qui, ignorant
le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injure nouvelle.
Céleste se remettait à sourire : « Tu n’as donc pas vu dans son
tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il avait voulu nous
faire croire qu’on l’habillait toujours très simplement. Et là,
avec sa petite canne, il n’est que fourrures et dentelles, comme
jamais prince n’a eues. Mais ce n’est rien à côté de son
immense majesté et de sa bonté encore plus profonde. —
Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles dans ses
tiroirs maintenant. » Pour apaiser les craintes de Marie je lui
demandais ce qu’elle pensait de ce que M. Nissim Bernard
faisait. « Ah ! Monsieur, c’est des choses que je n’aurais pas pu
croire que ça existait : il a fallu venir ici » et, damant pour une
fois le pion à Céleste par une parole plus profonde : « Ah !
voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y
avoir dans une vie. » Pour changer le sujet, je lui parlais de
celle de mon père, qui travaillait nuit et jour. « Ah ! Monsieur,
ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute,
pas un plaisir ; tout, entièrement tout est un sacrifice pour les
autres, ce sont des vies données. — Regarde, Céleste, rien que
pour poser sa main sur la couverture et prendre son croissant,
quelle distinction ! il peut faire les choses les plus
insignifiantes, on dirait que toute la noblesse de France,
jusqu’aux Pyrénées, se déplace dans chacun de ses
mouvements. »
Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais ;
Céleste voyait là une ruse nouvelle : « Ah ! front qui as l’air si
pur et qui caches tant de choses, joues amies et fraîches comme
l’intérieur d’une amande, petites mains de satin tout pelucheux,
ongles comme des griffes », etc. « Tiens, Marie, regarde-le
boire son lait avec un recueillement qui me donne envie de
faire ma prière. Quel air sérieux ! On devrait bien tirer son
portrait en ce moment. Il a tout des enfants. Est-ce de boire du
lait comme eux qui vous a conservé leur teint clair ? Ah !
jeunesse ! ah ! jolie peau ! Vous ne vieillirez jamais. Vous avez
de la chance, vous n’aurez jamais à lever la main sur personne
car vous avez des yeux qui savent imposer leur volonté. Et puis
le voilà en colère maintenant. Il se tient debout, tout droit
comme une évidence. »
(M. Proust, Sodome et Gomorrhe, 1921-1922)