Re: Honoré de Balzac
Publié : 27 février 2024, 19:49
Assis sur un moelleux divan, les deux amis
virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien
proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie
assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui
saisissait l’âme par de vigoureux contrastes. Sa chevelure
noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les
combats de l’amour, et retombait en flocons légers sur ses
larges épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à
voir ; de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou
majestueux sur lequel la lumière glissait par intervalles en
révélant la finesse des plus jolis contours, sa peau, d’un
blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses
vives couleurs ; l’œil, armé de longs cils, lançait des
flammes hardies, étincelles d’amour ; la bouche, rouge,
humide, entr’ouverte, appelait le baiser ; elle avait une taille
forte, mais amoureusement élastique ; son sein, ses bras
étaient largement développés, comme ceux des belles
figures du Carrache ; néanmoins, elle paraissait leste,
souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère,
comme la mâle élégance de ses formes en promettait les
voluptés dévorantes. Quoique cette fille dût savoir rire et
folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée.
Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle
étonnait plutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressions
passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure
mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un
jeune homme l’eût redoutée. C’était une statue colossale
tombée du haut de quelque temple grec, sublime à distance,
mais grossière à voir de près. Néanmoins, sa foudroyante
beauté devait réveiller les impuissants, sa voix charmer les
sourds, ses regards ranimer de vieux ossements. Émile la
comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce
d’arabesque admirable où la joie hurle, où l’amour a je ne
sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et le feu du
bonheur succèdent aux sanglants tumultes de la colère ;
monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon,
pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte
toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la
mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge ;
puis en un moment rugir, se déchirer les flancs, briser sa
passion, son amant ; enfin, se détruire elle-même comme
fait un peuple insurgé. Vêtue d’une robe en velours rouge,
elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà
tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main
dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent.
Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait
un bras blanc, qui se détachait vivement sur le velours. Elle
était là comme la reine du plaisir, comme une image de la
joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés
par trois générations, qui rit sur des cadavres, se moque des
aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes
gens en vieillards, et souvent les vieillards en jeunes gens ;
de cette joie permise seulement aux géants fatigués du
pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre
est devenue comme un jouet.
— Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.
— Aquilina.
— Oh ! oh ! tu viens de Venise sauvée, s’écria Émile.
— Oui, répondit-elle. De même que les papes se donnent
de nouveaux noms en montant au-dessus des hommes, j’en
ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les
femmes.
— As-tu donc, comme ta patronne, un noble et terrible
conspirateur qui t’aime et sache mourir pour toi ? dit
vivement Émile, réveillé par cette apparence de poésie.
— Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma
rivale. Aussi metté-je toujours quelques chiffons rouges
dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
— Oh ! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre
jeunes gens de La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi
donc, Aquilina ! Les femmes n’ont-elles pas toutes un
amant à pleurer ; mais toutes n’ont pas, comme toi, le
bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah ! j’aimerais
bien mieux savoir le mien couché dans une fosse, à
Clamart, que dans le lit d’une rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et
mélodieuse par la plus innocente, la plus jolie et la plus
gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf
enchanté. Elle était arrivée à pas muets, et montrait une
figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissants de
modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue,
qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus
blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer
le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la
vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges
d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris
seulement se rencontrent ces créatures au visage candide
qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les
plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la
fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes
promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune
fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa
dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la
questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux
poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la
vie humaine, en opposant à l’expression rude et passionnée
de son imposante compagne le portrait de cette corruption
froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour
commettre un crime, assez forte pour en rire ; espèce de
démon sans cœur, qui punit les âmes riches et tendres de
ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours
une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi
de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament.
Un poète eût admiré la belle Aquilina ; le monde entier
devait fuir la touchante Euphrasie : l’une était l’âme du
vice, l’autre le vice sans âme.
(La Peau de chagrin)
virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien
proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie
assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui
saisissait l’âme par de vigoureux contrastes. Sa chevelure
noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les
combats de l’amour, et retombait en flocons légers sur ses
larges épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à
voir ; de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou
majestueux sur lequel la lumière glissait par intervalles en
révélant la finesse des plus jolis contours, sa peau, d’un
blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses
vives couleurs ; l’œil, armé de longs cils, lançait des
flammes hardies, étincelles d’amour ; la bouche, rouge,
humide, entr’ouverte, appelait le baiser ; elle avait une taille
forte, mais amoureusement élastique ; son sein, ses bras
étaient largement développés, comme ceux des belles
figures du Carrache ; néanmoins, elle paraissait leste,
souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère,
comme la mâle élégance de ses formes en promettait les
voluptés dévorantes. Quoique cette fille dût savoir rire et
folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée.
Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle
étonnait plutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressions
passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure
mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un
jeune homme l’eût redoutée. C’était une statue colossale
tombée du haut de quelque temple grec, sublime à distance,
mais grossière à voir de près. Néanmoins, sa foudroyante
beauté devait réveiller les impuissants, sa voix charmer les
sourds, ses regards ranimer de vieux ossements. Émile la
comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce
d’arabesque admirable où la joie hurle, où l’amour a je ne
sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et le feu du
bonheur succèdent aux sanglants tumultes de la colère ;
monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon,
pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte
toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la
mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge ;
puis en un moment rugir, se déchirer les flancs, briser sa
passion, son amant ; enfin, se détruire elle-même comme
fait un peuple insurgé. Vêtue d’une robe en velours rouge,
elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà
tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main
dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent.
Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait
un bras blanc, qui se détachait vivement sur le velours. Elle
était là comme la reine du plaisir, comme une image de la
joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés
par trois générations, qui rit sur des cadavres, se moque des
aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes
gens en vieillards, et souvent les vieillards en jeunes gens ;
de cette joie permise seulement aux géants fatigués du
pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre
est devenue comme un jouet.
— Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.
— Aquilina.
— Oh ! oh ! tu viens de Venise sauvée, s’écria Émile.
— Oui, répondit-elle. De même que les papes se donnent
de nouveaux noms en montant au-dessus des hommes, j’en
ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les
femmes.
— As-tu donc, comme ta patronne, un noble et terrible
conspirateur qui t’aime et sache mourir pour toi ? dit
vivement Émile, réveillé par cette apparence de poésie.
— Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma
rivale. Aussi metté-je toujours quelques chiffons rouges
dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
— Oh ! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre
jeunes gens de La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi
donc, Aquilina ! Les femmes n’ont-elles pas toutes un
amant à pleurer ; mais toutes n’ont pas, comme toi, le
bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah ! j’aimerais
bien mieux savoir le mien couché dans une fosse, à
Clamart, que dans le lit d’une rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et
mélodieuse par la plus innocente, la plus jolie et la plus
gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf
enchanté. Elle était arrivée à pas muets, et montrait une
figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissants de
modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue,
qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus
blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer
le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la
vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges
d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris
seulement se rencontrent ces créatures au visage candide
qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les
plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la
fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes
promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune
fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa
dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la
questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux
poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la
vie humaine, en opposant à l’expression rude et passionnée
de son imposante compagne le portrait de cette corruption
froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour
commettre un crime, assez forte pour en rire ; espèce de
démon sans cœur, qui punit les âmes riches et tendres de
ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours
une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi
de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament.
Un poète eût admiré la belle Aquilina ; le monde entier
devait fuir la touchante Euphrasie : l’une était l’âme du
vice, l’autre le vice sans âme.
(La Peau de chagrin)