Miguel de Cervantès
Publié : 27 novembre 2021, 19:36
— La vérité est, répliqua Sancho, que je n’ai jamais lu d’histoire,
car je ne sais ni lire ni écrire ; mais ce que j’oserai bien gager,
c’est qu’en tous les jours de ma vie, je n’ai pas servi un maître plus hardi
que votre grâce ; et Dieu veuille que ces hardiesses ne se
paient pas comme j’ai déjà dit. Mais ce que je prie votre
grâce de faire à cette heure, c’est de se panser, car elle perd
bien du sang par cette oreille. J’ai dans le bissac de la
charpie et un peu d’onguent blanc. — Tout cela serait bien
inutile, répondit Don Quichotte, si je m’étais souvenu de
faire une fiole du baume de Fierabras ; il n’en faudrait
qu’une goutte pour épargner le temps et les remèdes.
— Quelle fiole et quel baume est-ce là ? demanda Sancho.
— C’est un baume, répondit Don Quichotte, dont je sais la
recette par cœur, avec lequel il ne faut plus avoir peur de la
mort, ni craindre de mourir d’aucune blessure. Aussi, quand
je l’aurai composé et que je te le donnerai à tenir, tu n’auras
rien de mieux à faire, si tu vois que, dans quelque bataille,
on m’a fendu par le milieu du corps, comme il nous arrive
mainte et mainte fois, que de ramasser bien proprement la
partie du corps qui sera tombée par terre ; puis, avant que le
sang ne soit gelé, tu la replaceras avec adresse sur l’autre
moitié qui sera restée en selle, mais en prenant soin de les
ajuster et de les emboîter bien exactement ; ensuite tu me
donneras à boire seulement deux gorgées du baume, et tu
me verras revenir plus sain et plus frais qu’une pomme de
reinette.
(Don Quichotte de la Manche, Tome Ier)
car je ne sais ni lire ni écrire ; mais ce que j’oserai bien gager,
c’est qu’en tous les jours de ma vie, je n’ai pas servi un maître plus hardi
que votre grâce ; et Dieu veuille que ces hardiesses ne se
paient pas comme j’ai déjà dit. Mais ce que je prie votre
grâce de faire à cette heure, c’est de se panser, car elle perd
bien du sang par cette oreille. J’ai dans le bissac de la
charpie et un peu d’onguent blanc. — Tout cela serait bien
inutile, répondit Don Quichotte, si je m’étais souvenu de
faire une fiole du baume de Fierabras ; il n’en faudrait
qu’une goutte pour épargner le temps et les remèdes.
— Quelle fiole et quel baume est-ce là ? demanda Sancho.
— C’est un baume, répondit Don Quichotte, dont je sais la
recette par cœur, avec lequel il ne faut plus avoir peur de la
mort, ni craindre de mourir d’aucune blessure. Aussi, quand
je l’aurai composé et que je te le donnerai à tenir, tu n’auras
rien de mieux à faire, si tu vois que, dans quelque bataille,
on m’a fendu par le milieu du corps, comme il nous arrive
mainte et mainte fois, que de ramasser bien proprement la
partie du corps qui sera tombée par terre ; puis, avant que le
sang ne soit gelé, tu la replaceras avec adresse sur l’autre
moitié qui sera restée en selle, mais en prenant soin de les
ajuster et de les emboîter bien exactement ; ensuite tu me
donneras à boire seulement deux gorgées du baume, et tu
me verras revenir plus sain et plus frais qu’une pomme de
reinette.
(Don Quichotte de la Manche, Tome Ier)