La Chanson de Roland
Publié : 01 février 2020, 17:04
Edition critique et traduction de Léon Gautier (1872)
I
Charles le roi, notre grand empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne :
Jusqu’à la haute mer, il a conquis la terre.
Pas de château qui tienne devant lui,
Pas de cité ni de mur qui reste encore debout
Hors Saragosse, qui est au haut d’une montagne.
Le roi Marsile la tient, Marsile qui n’aime pas Dieu,
Qui sert Mahomet et prie Apollon ;
Mais le malheur va l’atteindre : il ne s’en peut garder.
II
Le roi Marsile était à Saragosse.
Il est allé dans un verger, à l’ombre ;
Sur un perron de marbre bleu se couche :
Autour de lui sont plus de vingt mille hommes.
Il adresse alors la parole à ses ducs, à ses comtes :
« Oyez, seigneurs, dit-il, le mal qui nous accable :
« Charles, l’empereur de France la douce,
« Pour nous confondre est venu dans ce pays.
« Plus n’ai d’armée pour lui livrer bataille,
« Plus n’ai de gent pour disperser la sienne.
« Donnez-moi un conseil, comme mes hommes sages,
« Et préservez-moi de la mort, de la honte. »
Pas un païen, pas un ne répond un seul mot,
Excepté Blancandrin, du château de Val-Fonde.
III
Blancandrin, parmi les païens, était l’un des plus sages,
Chevalier de grande vaillance,
Homme de bon conseil pour aider son seigneur :
« Ne vous effrayez point, dit-il au Roi.
« Envoyez un message à Charles, à ce fier, à cet orgueilleux ;
« Promettez-lui service fidèle et très-grande amitié.
« Faites-lui présent de lions, d’ours et de chiens,
« De sept cents chameaux, de mille autours qui aient mué ;
« Donnez-lui quatre cents mulets chargés d’or et d’argent,
« Tout ce que cinquante chars peuvent porter :
« Le roi de France enfin pourra payer ses soldats.
« Mais assez longtemps il a campé dans ce pays.
« Il est bien temps qu’il retourne en France, à Aix.
« Vous l’y suivrez, — direz-vous, — à la fête de Saint-Michel ;
« Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne.
« Vous serez son homme en tout bien, tout honneur.
« S’il exige des otages, eh bien ! vous lui en enverrez
« Dix ou vingt, pour avoir sa confiance.
« Oui, envoyons-lui les fils de nos femmes.
« Moi, tout le premier, je lui livrerai mon fils, dût-il y mourir.
« Mieux vaut qu’ils y perdent la tête
« Que de nous voir enlever nos biens et notre joie,
« Et d’être réduits à mendier !
IV
« Par ma main droite que voici, dit Blancandrin,
« Et par cette barbe que le vent fait flotter sur ma poitrine,
« Vous verrez soudain les Français lever leur camp,
« Et s’en aller dans leur pays, en France.
« Une fois qu’ils seront tous de retour en leur meilleur logis,
« Charles, à sa chapelle d’Aix,
« Donnera pour la Saint-Michel une très-grande fête.
« Le jour où vous devrez venir arrivera, le terme passera,
« Et Charles ne recevra plus de nouvelles de vous.
« L’Empereur est terrible, son cœur est implacable ;
« Il fera trancher la tête de nos otages.
« Mais il vaut mieux les voir décapiter
« Que de perdre claire Espagne la belle
« Et de souffrir tant de maux et de douleurs. »
« — C’est peut-être là ce qu’il y a de mieux, » s’écrient les païens.
V
Le conseil de Marsile est terminé :
Le Roi fait alors venir Clarin de Balaguer,
Avec Estamaris et son pair Eudropin,
Priamon avec Garlan le barbu,
Machiner avec son oncle Matthieu,
Joïmer avec Maubien d’outre-mer,
Et Blancandrin enfin pour leur exposer son dessein.
Il s’entoure ainsi des dix païens qui sont les plus félons :
« Seigneurs barons, vous irez vers Charlemagne,
« Qui est en ce moment au siége de la cité de Cordres.
« Vous prendrez dans vos mains des branches d’olivier,
« Symbole de soumission et de paix.
« Si vous avez l’art de me réconcilier avec Charles,
« Je vous donnerai or et argent,
« Terres et fiefs autant que vous en voudrez.
« — Eh ! répondent les païens, nous en avons assez. »
VI
Le conseil de Marsile est terminé :
« Seigneurs, dit-il à ses hommes, vous allez partir
« Avec des branches d’olivier dans vos mains.
« Dites de ma part au roi Charles
« Qu’au nom de son Dieu il ait pitié de moi :
« Avant qu’un seul mois soit passé,
« Je le suivrai avec mille de mes fidèles,
« Pour recevoir la loi chrétienne
« Et devenir son homme par amour et par foi.
« S’il veut des otages, il en aura.
« — Bien, dit Blancandrin ; vous aurez là un bon traité ! »
VII
Marsile fait alors amener dix mules blanches
Que lui envoya jadis le roi de Suatile.
Les freins sont d’or, les selles d’argent ;
Les dix messagers y sont montés,
Portant des branches d’olivier dans leurs mains.
Et voici qu’ils s’acheminent vers le roi qui tient la France en son pouvoir.
Charles a beau faire : ils le tromperont...
(...)
Notes
Autour : Oiseau rapace (Falconiformes), proche de l'épervier.
Frein : (Ancien) Mors, partie de la bride qu’on met dans la bouche du cheval pour le gouverner.
LA CHANSON DE ROLAND
PREMIÈRE PARTIE
LA TRAHISON DE GANELON
À SARAGOSSE. — CONSEIL TENU PAR LE ROI MARSILE
I
Charles le roi, notre grand empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne :
Jusqu’à la haute mer, il a conquis la terre.
Pas de château qui tienne devant lui,
Pas de cité ni de mur qui reste encore debout
Hors Saragosse, qui est au haut d’une montagne.
Le roi Marsile la tient, Marsile qui n’aime pas Dieu,
Qui sert Mahomet et prie Apollon ;
Mais le malheur va l’atteindre : il ne s’en peut garder.
II
Le roi Marsile était à Saragosse.
Il est allé dans un verger, à l’ombre ;
Sur un perron de marbre bleu se couche :
Autour de lui sont plus de vingt mille hommes.
Il adresse alors la parole à ses ducs, à ses comtes :
« Oyez, seigneurs, dit-il, le mal qui nous accable :
« Charles, l’empereur de France la douce,
« Pour nous confondre est venu dans ce pays.
« Plus n’ai d’armée pour lui livrer bataille,
« Plus n’ai de gent pour disperser la sienne.
« Donnez-moi un conseil, comme mes hommes sages,
« Et préservez-moi de la mort, de la honte. »
Pas un païen, pas un ne répond un seul mot,
Excepté Blancandrin, du château de Val-Fonde.
III
Blancandrin, parmi les païens, était l’un des plus sages,
Chevalier de grande vaillance,
Homme de bon conseil pour aider son seigneur :
« Ne vous effrayez point, dit-il au Roi.
« Envoyez un message à Charles, à ce fier, à cet orgueilleux ;
« Promettez-lui service fidèle et très-grande amitié.
« Faites-lui présent de lions, d’ours et de chiens,
« De sept cents chameaux, de mille autours qui aient mué ;
« Donnez-lui quatre cents mulets chargés d’or et d’argent,
« Tout ce que cinquante chars peuvent porter :
« Le roi de France enfin pourra payer ses soldats.
« Mais assez longtemps il a campé dans ce pays.
« Il est bien temps qu’il retourne en France, à Aix.
« Vous l’y suivrez, — direz-vous, — à la fête de Saint-Michel ;
« Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne.
« Vous serez son homme en tout bien, tout honneur.
« S’il exige des otages, eh bien ! vous lui en enverrez
« Dix ou vingt, pour avoir sa confiance.
« Oui, envoyons-lui les fils de nos femmes.
« Moi, tout le premier, je lui livrerai mon fils, dût-il y mourir.
« Mieux vaut qu’ils y perdent la tête
« Que de nous voir enlever nos biens et notre joie,
« Et d’être réduits à mendier !
IV
« Par ma main droite que voici, dit Blancandrin,
« Et par cette barbe que le vent fait flotter sur ma poitrine,
« Vous verrez soudain les Français lever leur camp,
« Et s’en aller dans leur pays, en France.
« Une fois qu’ils seront tous de retour en leur meilleur logis,
« Charles, à sa chapelle d’Aix,
« Donnera pour la Saint-Michel une très-grande fête.
« Le jour où vous devrez venir arrivera, le terme passera,
« Et Charles ne recevra plus de nouvelles de vous.
« L’Empereur est terrible, son cœur est implacable ;
« Il fera trancher la tête de nos otages.
« Mais il vaut mieux les voir décapiter
« Que de perdre claire Espagne la belle
« Et de souffrir tant de maux et de douleurs. »
« — C’est peut-être là ce qu’il y a de mieux, » s’écrient les païens.
V
Le conseil de Marsile est terminé :
Le Roi fait alors venir Clarin de Balaguer,
Avec Estamaris et son pair Eudropin,
Priamon avec Garlan le barbu,
Machiner avec son oncle Matthieu,
Joïmer avec Maubien d’outre-mer,
Et Blancandrin enfin pour leur exposer son dessein.
Il s’entoure ainsi des dix païens qui sont les plus félons :
« Seigneurs barons, vous irez vers Charlemagne,
« Qui est en ce moment au siége de la cité de Cordres.
« Vous prendrez dans vos mains des branches d’olivier,
« Symbole de soumission et de paix.
« Si vous avez l’art de me réconcilier avec Charles,
« Je vous donnerai or et argent,
« Terres et fiefs autant que vous en voudrez.
« — Eh ! répondent les païens, nous en avons assez. »
VI
Le conseil de Marsile est terminé :
« Seigneurs, dit-il à ses hommes, vous allez partir
« Avec des branches d’olivier dans vos mains.
« Dites de ma part au roi Charles
« Qu’au nom de son Dieu il ait pitié de moi :
« Avant qu’un seul mois soit passé,
« Je le suivrai avec mille de mes fidèles,
« Pour recevoir la loi chrétienne
« Et devenir son homme par amour et par foi.
« S’il veut des otages, il en aura.
« — Bien, dit Blancandrin ; vous aurez là un bon traité ! »
VII
Marsile fait alors amener dix mules blanches
Que lui envoya jadis le roi de Suatile.
Les freins sont d’or, les selles d’argent ;
Les dix messagers y sont montés,
Portant des branches d’olivier dans leurs mains.
Et voici qu’ils s’acheminent vers le roi qui tient la France en son pouvoir.
Charles a beau faire : ils le tromperont...
(...)
Notes
Autour : Oiseau rapace (Falconiformes), proche de l'épervier.
Frein : (Ancien) Mors, partie de la bride qu’on met dans la bouche du cheval pour le gouverner.