Honoré de Balzac

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Montparnasse
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Re: Honoré de Balzac

Message par Montparnasse »

Assis sur un moelleux divan, les deux amis
virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien
proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie
assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui
saisissait l’âme par de vigoureux contrastes. Sa chevelure
noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les
combats de l’amour, et retombait en flocons légers sur ses
larges épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à
voir ; de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou
majestueux sur lequel la lumière glissait par intervalles en
révélant la finesse des plus jolis contours, sa peau, d’un
blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses
vives couleurs ; l’œil, armé de longs cils, lançait des
flammes hardies, étincelles d’amour ; la bouche, rouge,
humide, entr’ouverte, appelait le baiser ; elle avait une taille
forte, mais amoureusement élastique ; son sein, ses bras
étaient largement développés, comme ceux des belles
figures du Carrache ; néanmoins, elle paraissait leste,
souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère,
comme la mâle élégance de ses formes en promettait les
voluptés dévorantes. Quoique cette fille dût savoir rire et
folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée.
Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle
étonnait plutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressions
passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure
mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un
jeune homme l’eût redoutée. C’était une statue colossale
tombée du haut de quelque temple grec, sublime à distance,
mais grossière à voir de près. Néanmoins, sa foudroyante
beauté devait réveiller les impuissants, sa voix charmer les
sourds, ses regards ranimer de vieux ossements. Émile la
comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce
d’arabesque admirable où la joie hurle, où l’amour a je ne
sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et le feu du
bonheur succèdent aux sanglants tumultes de la colère ;
monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon,
pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte
toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la
mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge ;
puis en un moment rugir, se déchirer les flancs, briser sa
passion, son amant ; enfin, se détruire elle-même comme
fait un peuple insurgé. Vêtue d’une robe en velours rouge,
elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà
tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main
dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent.
Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait
un bras blanc, qui se détachait vivement sur le velours. Elle
était là comme la reine du plaisir, comme une image de la
joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés
par trois générations, qui rit sur des cadavres, se moque des
aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes
gens en vieillards, et souvent les vieillards en jeunes gens ;
de cette joie permise seulement aux géants fatigués du
pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre
est devenue comme un jouet.
— Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.
— Aquilina.
— Oh ! oh ! tu viens de Venise sauvée, s’écria Émile.
— Oui, répondit-elle. De même que les papes se donnent
de nouveaux noms en montant au-dessus des hommes, j’en
ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les
femmes.
— As-tu donc, comme ta patronne, un noble et terrible
conspirateur qui t’aime et sache mourir pour toi ? dit
vivement Émile, réveillé par cette apparence de poésie.
— Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma
rivale. Aussi metté-je toujours quelques chiffons rouges
dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
— Oh ! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre
jeunes gens de La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi
donc, Aquilina ! Les femmes n’ont-elles pas toutes un
amant à pleurer ; mais toutes n’ont pas, comme toi, le
bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah ! j’aimerais
bien mieux savoir le mien couché dans une fosse, à
Clamart, que dans le lit d’une rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et
mélodieuse par la plus innocente, la plus jolie et la plus
gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf
enchanté. Elle était arrivée à pas muets, et montrait une
figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissants de
modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue,
qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus
blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer
le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la
vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges
d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris
seulement se rencontrent ces créatures au visage candide
qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les
plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la
fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes
promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune
fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa
dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la
questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux
poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la
vie humaine, en opposant à l’expression rude et passionnée
de son imposante compagne le portrait de cette corruption
froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour
commettre un crime, assez forte pour en rire ; espèce de
démon sans cœur, qui punit les âmes riches et tendres de
ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours
une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi
de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament.
Un poète eût admiré la belle Aquilina ; le monde entier
devait fuir la touchante Euphrasie : l’une était l’âme du
vice, l’autre le vice sans âme.

(La Peau de chagrin)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Message par Montparnasse »

Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit
largement évasé, espèce de cuvette dont les bords étaient
morcelés par des anfractuosités bizarres : ici des tables
droites sans végétation, unies, bleuâtres, et sur lesquelles les
rayons solaires glissaient comme sur un miroir ; là des
rochers entamés par des cassures, ridés par des ravins, d’où
pendaient des quartiers de lave dont la chute était lentement
préparée par les eaux pluviales, et souvent couronnés de
quelques arbres rabougris que torturaient les vents ; puis, çà
et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet
de châtaigniers hauts comme des cèdres, ou des grottes
jaunâtres qui ouvraient une bouche noire et profonde,
palissée de ronces, de fleurs, et garnie d’une langue de
verdure. Au fond de cette coupe, peut-être l’ancien cratère
d’un volcan, se trouvait un étang dont l’eau pure avait
l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé de
granit, de saules, de glaïeuls, de frênes, et de mille plantes
aromatiques alors en fleurs, régnait une prairie verte comme
un boulingrin anglais ; son herbe fine et jolie était arrosée
par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des
rochers, et engraissée par les dépouilles végétales que les
orages entraînaient sans cesse des hautes cimes vers le fond.
Irrégulièrement taillé en dents de loup comme le bas d’une
robe, l’étang pouvait avoir trois arpents d’étendue ; selon
les rapprochements des rochers et de l’eau, la prairie avait
un arpent ou deux de largeur ; en quelques endroits, à peine
restait-il assez de place pour le passage des vaches. À une
certaine hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait
dans les airs les formes les plus bizarres, et contractait ces
teintes vaporeuses qui donnent aux montagnes élevées de
vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux
aspect du vallon, ces rochers nus et pelés opposaient les
sauvages et stériles images de la désolation, des
éboulements à craindre, des formes si capricieuses que
l’une de ces roches est nommée le Capucin, tant elle
ressemble à un moine. Parfois ces aiguilles pointues, ces
piles audacieuses, ces cavernes aériennes s’illuminaient tour
à tour, suivant le cours du soleil ou les fantaisies de
l’atmosphère, et prenaient les nuances de l’or, se teignaient
de pourpre, devenaient d’un rose vif, ou ternes ou grises.
Ces hauteurs offraient un spectacle continuel et changeant
comme les reflets irisés de la gorge des pigeons. Souvent,
entre deux lames de lave que vous eussiez dit séparées par
un coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à
l’aurore ou au coucher du soleil, jusqu’au fond de cette
riante corbeille où il se jouait dans les eaux du bassin,
semblable à la raie d’or qui perce la fente d’un volet et
traverse une chambre espagnole, soigneusement close pour
la sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère,
rempli d’eau par quelque révolution anté-diluvienne, les
flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien volcan s’allumait,
et sa rapide chaleur réveillait les germes, fécondait la
végétation, colorait les fleurs, et mûrissait les fruits de ce
petit coin de terre ignoré.

(La Peau de chagrin)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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