Les Aventures du capitaine Hatteras - Jules Verne

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Montparnasse
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Les Aventures du capitaine Hatteras - Jules Verne

Message par Montparnasse »

L’aspect de cette région offrait de singuliers caractères
d’étrangeté. Cette impression tenait-elle à la disposition
d’esprit de voyageurs très-émus et supra-nerveux ? Il est
difficile de se prononcer. Cependant le docteur, dans ses
notes quotidiennes, a dépeint cette physionomie bizarre de
l’Océan ; il en parle comme en parlait Penny, suivant lequel
ces contrées présentent un aspect « offrant le contraste le
plus frappant d’une mer animée par des millions de
créatures vivantes. »
La plaine liquide, colorée des nuances les plus vagues de
l’outre-mer, se montrait étrangement transparente et douée
d’un incroyable pouvoir dispersif, comme si elle eût été
faite de carbure de soufre. Cette diaphanéité permettait de la
fouiller du regard jusqu’à des profondeurs
incommensurables ; il semblait que le bassin polaire fût
éclairé par-dessous à la façon d’un immense aquarium ;
quelque phénomène électrique, produit au fond des mers, en
illuminait sans doute les couches les plus reculées. Aussi la
chaloupe semblait suspendue sur un abîme sans fond.
À la surface de ces eaux étonnantes, les oiseaux volaient
en bandes innombrables, pareilles à des nuages épais et gros
de tempêtes. Oiseaux de passage, oiseaux de rivage, oiseaux
rameurs, ils offraient dans leur ensemble tous les spécimens
de la grande famille aquatique, depuis l’albatros, si
commun aux contrées australes, jusqu’au pingouin des mers
arctiques, mais avec des proportions gigantesques. Leurs
cris produisaient un assourdissement continuel. À les
considérer, le docteur perdait sa science de naturaliste ; les
noms de ces espèces prodigieuses lui échappaient, et il se
surprenait à courber la tête, quand leurs ailes battaient l’air
avec une indescriptible puissance.
Quelques-uns de ces monstres aériens déployaient
jusqu’à vingt pieds d’envergure ; ils couvraient entièrement
la chaloupe sous leur vol, et il y avait là par légions de ces
oiseaux dont la nomenclature ne parut jamais dans l’« Index
Ornithologus » de Londres.
Le docteur était abasourdi, et, en somme, stupéfait de
trouver sa science en défaut.
Puis, lorsque son regard, quittant les merveilles du ciel,
glissait à la surface de cet océan paisible, il rencontrait des
productions non moins étonnantes du règne animal, et, entre
autres, des méduses dont la largeur atteignait jusqu’à trente
pieds ; elles servaient à la nourriture générale de la gent
aérienne, et flottaient comme de véritables îlots au milieu
d’algues et de varechs gigantesques. Quel sujet
d’étonnement ! Quelle différence avec ces autres méduses
microscopiques observées par Scoresby dans les mers du
Groënland, et dont ce navigateur évalua le nombre à vingt-
trois trilliards huit cent quatre-vingt-huit billiards de
milliards dans un espace de deux milles carrés !
Enfin, lorsqu’au-delà de la superficie liquide le regard
plongeait dans les eaux transparentes, le spectacle n’était
pas moins surnaturel de cet élément sillonné par des milliers
de poissons de toutes les espèces ; tantôt ces animaux
s’enfonçaient rapidement au plus profond de la masse
liquide, et l’œil les voyait diminuer peu à peu, décroître,
s’effacer à la façon des spectres fantasmagoriques ; tantôt,
quittant les profondeurs de l’Océan, ils remontaient en
grandissant à la surface des flots. Les monstres marins ne
paraissaient aucunement effrayés de la présence de la
chaloupe ; ils la caressaient au passage de leurs nageoires
énormes ; là où des baleiniers de profession se fussent à bon
droit épouvantés, les navigateurs n’avaient pas même la
conscience d’un danger couru, et cependant quelques-uns
de ces habitants de la mer atteignaient à de formidables
proportions.
Les jeunes veaux marins se jouaient entre eux ; le narwal,
fantastique comme la licorne, armé de sa défense longue,
étroite et conique, outil merveilleux qui lui sert à scier les
champs de glace, poursuivait les cétacés plus craintifs ; des
baleines innombrables, chassant par leurs évents des
colonnes d’eau et de mucilage, remplissaient l’air d’un
sifflement particulier, le nord-caper à la queue déliée, aux
larges nageoires caudales, fendait la vague avec une
incommensurable vitesse, se nourrissant dans sa course
d’animaux rapides comme lui, de gades ou de scombres,
tandis que la baleine blanche, plus paresseuse, engloutissait
paisiblement des mollusques tranquilles et indolents comme
elle.
Plus au fond, les baleinoptères au museau pointu, les
anarnacks groënlandais allongés et noirâtres, les cachalots
géants, espèce répandue au sein de toutes les mers,
nageaient au milieu des bancs d’ambre gris, ou se livraient
des batailles homériques qui rougissaient l’Océan sur une
surface de plusieurs milles ; les physales cylindriques, le
gros tegusik du Labrador, les dauphins à dorsale en lame de
sabre, toute la famille des phoques et des morses, les chiens,
les chevaux, les ours marins, les lions, les éléphants de mer
semblaient paître les humides pâturages de l’Océan, et le
docteur admirait ces animaux innombrables aussi
facilement qu’il eût fait des crustacés et des poissons à
travers les bassins de cristal du Zoological-Garden.
Quelle beauté, quelle variété, quelle puissance dans la
nature ! Comme tout paraissait étrange et prodigieux au sein
de ces régions circumpolaires !
L’atmosphère acquérait une surnaturelle pureté ; on l’eût
dite surchargée d’oxygène ; les navigateurs aspiraient avec
délices cet air qui leur versait une vie plus ardente ; sans se
rendre compte de ce résultat, ils étaient en proie à une
véritable combustion, dont on ne peut donner une idée,
même affaiblie ; leurs fonctions passionnelles, digestives,
respiratoires, s’accomplissaient avec une énergie
surhumaine ; les idées, surexcitées dans leur cerveau, se
développaient jusqu’au grandiose : en une heure, ils
vivaient la vie d’un jour entier.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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