Reine du royaume XXIème siècle

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Dona
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Reine du royaume XXIème siècle

Message par Dona »

Je reprends cette nouvelle, écrite cet été.
Envie de la moderniser et de changer de style...


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LA REINE DU ROYAUME




— Alexia !
Une petite tête blonde émerge d’un champ de blé vert, scrute la maison et se tapit aussitôt. Elle ne veut pas rentrer. Elle est bien, comme ça. Charlène est si sèche et si dure.
Arthur et Tim, ses frères, jouent avec Riffi, le chien, à l’arrière de la maison.
— Alexia ! crie une nouvelle fois sa mère.
Elle est déjà en colère.
Ne voyant venir personne, elle rentre dans la maison et pousse, avec sa violence à elle, le rideau de perles qui clôture l'entrée. Le rideau tintinnabule dans l'air.

Alexia est rassurée. A l’abri des grands épis de blé dont les têtes barbues, soulevées par une toute petite brise d'été, dansent comme des papillons légers, elle tresse de ses doigts, trois longues tiges qu'elle a arrachées dans le chemin. Des herbes grillées par le soleil, sur lesquelles ne pousseront jamais rien. Une couronne. Une couronne royale. Elle la décorera avec les coquelicots et les boutons d'or qu'elle a ramassés. Dix rangs de tresse, un coquelicot, dix rangs de tresse, un bouton d'or. Il y a dix boutons d'or et dix coquelicots. Elle sait compter. Ce sera très joli.

Un voisin doit réparer quelque meuble. Des coups du marteau arrivent à son oreille, portés par le souffle aérien qui court dans le ciel et fait s'envoler les fleurs de pissenlit, fouinant l'air comme des petits insectes.
Il n'y a pas grand monde dans le lotissement. C'est un week-end férié. Il fait beau. Beaucoup de gens sont partis à la mer qui n'est pas très loin. Mais Charlène n'a pas de voiture. Du coup, on ne part pas souvent ici. Heureusement, il y a les champs autour de la maison. Et même un petit bois. Alexia ne joue pas vraiment dans le bois, Charlène le lui a interdit. Elle ne peut y aller qu'avec ses frères. Alors, elle joue dans les champs. Mais c'est interdit, là aussi. Alors, elle se cache. Et quand Charlène crie après elle, elle fait mine de ne pas entendre.

Alexia se fait toujours disputer. Charlène, sa mère, lui claque souvent la joue, d'une main nerveuse et aride. Il faut faire ses devoirs, ranger sa chambre, nettoyer les tapis, aider à plier les draps, aider à étendre le petit linge, éplucher les légumes, mettre la table et la desservir. Ce n'est jamais fini. Et avec Charlène, ce n'est jamais assez bien.
Alexia dit « Maman » quand elle s'adresse à sa mère et « Charlène » lorsqu'elle pense à elle.

Alexia aime l'école.
Maintenant, elle sait parfaitement tracer les lettres et les reconnaître. Elle les prononce souvent à voix haute, avec une curiosité enjouée, les nomme une à une, joue à leur étrange élasticité en se regardant dans le miroir. Le « a » fait faire comme les bébés : il faut ouvrir la bouche en grand ; quand elle se regarde faire le « b », elle rit. Il faut avancer les deux lèvres en avant, c'est drôle. Pour le « c », il faut montrer toutes ses dents « c » montre toutes les dents et pour faire le « d », c'est toute la langue qui vient taper contre. Mais c'est le « z » qui l'amuse le plus, l'a lettre la plus facile à prononcer. Il suffit de reproduire le son des mouches.
Parfois, avec Tim et Arthur, ils jouent à faire le « z » en même temps, imitent trois grosses mouches en train de voler, se pourchassant les unes les autres, s’agglutinant entre elles avant de se combattre, dans des vrombissements de moteur. Avec leurs index crochus pointés en avant et une drôle de grimace qui cherche à effrayer l’adversaire, ils se foncent dessus, se rentrent dedans, tombent par terre. Et puis, ils gisent sur le dos, les jambes en l'air, font des moulinets du tonnerre, en imitant l'insecte qui tente de survivre. Et puis, ils finissent par se relever et reprennent le combat. La guerre des mouches ! C'est drôlement bien.
Mais Charlène finit toujours par arriver avec des sacs des courses qu'il faut ranger ou bien un baquet de linge mouillé qu'il faut étendre. Elle n'aime pas les voir s'amuser. C'est quelque chose qui tient de l'indécence, de jouer, de se faire plaisir à ne rien faire de vrai. Elle gronde parce qu'elle ne sait pas faire autrement.

— Alexia ! crie une nouvelle fois Charlène, en direction des champs alentour. Si tu viens pas ici, j'te jure bien que tu vas le sentir, ma fille !


La fillette se résigne Sa petite tête blonde sort du champ de blé, immergé de soleil, et bientôt, sa fine silhouette apparaît toute entière en haut du chemin forestier. Charlène est rassurée. Toujours peur pour ses gamins. Il n'y a pas loin pourtant de la maison aux champs mais ça fait toujours peur un enfant qui ne répond pas. Charlène a peur souvent.
— Rentre immédiatement, méchante ! Y'a du travail pour toi !

Alexia avance à contrecœur.
Elle aurait tellement aimé continuer à jouer à la reine. Elle aime ce jeu. Quand elle est reine, tous les petits insectes constituent sa Cour. Des tas de petits sujets à qui elle donne des ordres bien distincts : « Empêcher de réveiller les parents qui envoient leurs enfants à l'école quand il y a du soleil ; faire fleurir toutes les marguerites le même jour pour faire joli ; et aussi pour préparer de la poudre magique- une poudre magique qui donne du bonheur aux gens et à Charlène... » et plein de choses encore. Mais ce petit monde n'est pas obéissant. Les abeilles, les guêpes, les papillons, les coccinelles volètent dans tout le royaume : un ronronnement incessant. Ils se posent parfois sur son tee-shirt ou même sa main. Elle leur rappelle alors les devoirs à respecter et toutes les lois à appliquer pour protéger le pays des fleurs et des blés dont elle est la souveraine absolue.
Les insectes insoumis, volatiles et excités, repartent aussitôt, dans une soif de conquête et de liberté qu'aucune souveraine ou impératrice ne saurait empêcher.

Les sandales de la reine se traînent sur la pelouse, écrasent exprès les herbes du jardin, chauffées à blanc sous le soleil de midi, font rouler la petite caillasse de l'allée, juste avant de franchir le seuil de la maison où Alexia n'est rien d'autre qu'une petite fille qui aide beaucoup sa mère et ne sert à rien d'autre. Des fois, elle voudrait des câlins, beaucoup plus de câlins.
Elle serre très fort, dans sa poche, la couronne royale qu'elle a tressée elle-même. Un emblème, un porte-bonheur. Une autre fois, peut-être...

— Tes mains ! ordonne Charlène. Montre !
Alexia sort ses deux mains de sa grande jupe. Consternation !
— Ah c'est du joli, tiens ! siffle sa mère, méchamment.
La fillette regarde ses doigts rougis et jaunis tout à la fois par le jus de coquelicots et de boutons d'or écrasé dans sa paume. Mince... Les diamants de la couronne royale ont fondu sous ses doigts et déteint sur sa jupe !
— Va les laver, cochonne ! Je ne fais pas la cuisine avec les souillons ! Et tu laveras ton tee-shirt toute seule, ça t'apprendra. Attache tes cheveux. Y'a pas besoin de gâcher la nourriture avec des cheveux.



Charlène observa sa fille, de dos.
Alexia bat des blancs d’œufs dans un petit saladier. Elle est trop jeune pour aller jusqu’au bout, mais il faut qu’elle apprenne. Sa mère admire son geste, déjà expérimenté. La petite fille, tenant le plat à l’oblique, fouette vigoureusement son contenu.
— Faut pas s'arrêter ! râle Charlène, lorsqu'elle voit Alexia ralentir son mouvement.
Une mèche ou deux, échappées du chignon, s'agitent dans le cou de la petite, au rythme de son mouvement de bras. Ses épaules frémissent, la chair hâlée du soleil de juin sent bon. La santé du dehors.
Charlène a envie de poser sa tête sur cette nuque enfantine, d'en sentir la sève, toute jeune, d'en écouter l'ardeur qui bat comme un pouls. Elle aimerait embrasser cette joue, charnue d'enfance encore. Embrasser sa fille, elle aimerait bien.
Elle respire son odeur, parfum des herbes chaudes et de l'été.
Alexia, c'est son bébé. Six ans. La seule fille. Toute petite déjà, Alexia montrait de la vigueur. Tous, ils s'amusaient de ses mimiques arrondies, de son babil incessant, de ses facéties. Ses frères avaient déjà trois et quatre ans lorsqu'elle était née. Un joli petit jouet, une jolie petite poupée. Une petite femme en minuscule, s'attendrissait son père. Ma princesse, s'émerveillait Charlène.


Alexia est troublée. Elle sent la respiration de sa mère dans son cou. Cette promiscuité la rend nerveuse. Charlène l'observe, la juge.
Un léger fléchissement de l'épaule. Les lèvres pincées, un peu vexée que sa force l'abandonne juste maintenant, le front plissé, tout à son effort, la fillette s'applique du mieux qu'elle peut mais finit par s'arrêter. C'est trop difficile.
— Si tu t'arrêtes à chaque fois qu'ça tire, vont pas monter bien haut, tes blancs !
La mère bouscule un peu la petite fille et d'un geste autoritaire, s'empare du saladier et du fouet.
— Regarde comment on fait !
Pourquoi Charlène n'utilise-t-elle jamais le fouet électrique ?
Charlène a des lubies de vieille ménagère. Il lui semble que ne pas savoir faire ces gestes simples transmis par sa mère, c'est ne rien savoir faire. Il faut être un peu dur avec les enfants. Et exigeant. Sinon, ils sont malheureux, si on leur donne tout le temps du tout fait, comme ça, sans avoir appris, sans avoir enduré un peu. C'est comme ça que Charlène voit les choses.

Une mer moussue de neige monte dans le récipient. Ou alors c'est une montagne. Plutôt une montagne de neige. Avec des petits chemins creux et des vagues crépues.
— Tiens ! Regarde donc si ça va, dit Charlène, quelques minutes plus tard.
Alexia prend le saladier à deux mains, le retourne, à l'envers.
Et il ne se passe rien. Les blancs en neige de Charlène défient toutes les lois de l'attraction terrestre : une montagne de neige, à l'envers.
Sa mère en est assez fière, le rose aux joues, un sourire aux lèvres.
— Faut l'incorporer dans la pâte à gâteau maintenant, dit Charlène en se dirigeant vers le plan de travail où repose un grand plat creux.

Alexia avise le gros sel posé sur la table. Elle en prend une pincée et s'amuse à poser quelques grains sur la montagne, sans les enfoncer. Sa mère s'affaire à mélanger la pâte à gâteau, posée là-bas, sur le plan de travail. Irradiés par le soleil qui entre par la fenêtre, les grains de sel font des étoiles, démultipliant en faisceaux lumineux, la lumière. La montagne de neige, d'un blanc pur, dentelée de petites crêtes et de sillons rocheux, brille de tous ses feux.
— Ho la ! Mais quelle nouille ! crie Charlène, en se rapprochant de la table. On met pas de gros sel dans les blancs, enfin !
Elle rit en cachette, Charlène.
Elle aurait fait ça petite, sur les blancs battus en neige de sa mère, elle se serait fait drôlement harponner.

Parfois, il vient au cœur de Charlène, une douleur angoissante.
Il vaut mieux ne pas trop penser. Penser à tout ce qui ne va pas ronge la force des gens malheureux et enlève leur courage. Mais quand même...
Charlène pense à l'avenir. Aux trois enfants.
C'est pour ça qu'elle n'aime pas la fainéantise. On n'a pas le droit d'être paresseux quand on est pauvre. La dignité, c'est dans le travail qu'on la trouve. Au moins, ça, on ne peut pas vous l'enlever, le courage.
Une autre rogne la tenaille bien des fois. Une colère mélangée à du chagrin et qui la ravage en moins de deux. C'est de la colère active. Alors, elle se met à faire la cuisine avec bruit, ou bien à ranger la maison avec fracas. Enguirlande Alexia qui traîne à rien faire. Ou bien ses gars qui courent en riant.

Sa paie tombe le premier du mois.
Elle est serveuse dans un restaurant de la commune voisine, à temps partiel. Elle s'y rend en car tous les jours, à 10h 45. Elle assure le service de salle. Après présentation du menu ou de la carte, elle sert les plats et boissons puis encaisse le prix du repas. Elle assure également la préparation et la desserte des tables et l'entretien de la salle. Avant le service, donc, elle balaye et lave la salle, s’assure de la propreté de la vaisselle du jour, fait la cave (sélection des vins à monter en salle). Elle dresse et agence les tables en vue du service, dispose les nappes et les serviettes, met les couverts, agrémente les tables en fleurs. A la fin du repas, elle présente l’addition, encaisse celle-ci et rend la monnaie. Son service terminé, elle débarrasse les tables, nettoie et range la salle, remet le linge de table au service de nettoyage. Et prend le car aux alentours de 15h 45.

Le premier du mois, elle touche 1076, 34 euros.
Le 5, elle est à découvert.
Elle a quatre jours de bon temps, refait les mêmes rêves d'épuration de dettes et d'épargne, essaie de réaliser les meilleures courses pour durer le plus longtemps possible, avec toutes les promotions qu'elle a relevées sur internet ou grâce à ses cartes de fidélité.
Mais le 5, le pot au lait de la laitière se renverse et il faut recommencer à survivre jusqu'au mois d'après.
29 ans. Mariée, séparée, mère de trois enfants, travail à temps partiel, mal payé, pas d'économies, des dettes, pas de vacances, dire non aux désirs des enfants, peu s'habiller, rarement le coiffeur, jamais l'esthéticienne. Depuis que Joé est parti, sa situation financière s'est dégradée. Une fois payés la mensualité du crédit-achat du pavillon, le crédit de la voiture qu'elle n'a plus mais qu'il faut rembourser, la mutuelle, les assurances, EDF, GDF, le téléphone, internet, il ne reste plus grand-chose sur le compte. Ses parents nourrissent ses enfants tous les midis – ils mangent bien, ses enfants. Elle, elle picore au restaurant et fait un seul vrai repas, le soir, avec eux. Pendant les vacances scolaires, ce sont aussi ses parents qui gardent ses trois enfants, le centre aéré, ça revient trop cher.
Bien sûr, elle touche les Allocations familiales mais tout ça part dans le découvert et les traites de la maison. Et puis il faut rhabiller les petits. Ils grandissent vite. Joé ne lui donne pas de pension alimentaire. Le père et la mère de Charlène paient également la moitié de cette mensualité.
En tout et pour tout, la maison, mensuellement, revient à 650 euros.
« Oui, mais tu as un toit » dit Catherine.
Elle a un toit, oui. Mais Catherine ne peut pas dire : « Oui, mais tu as un toi ». Parce que ça, non, de soi, elle n'a plus rien.
Ce n'est pas nouveau d'ailleurs.
— Tu aurais pu faire des efforts quand même ! Quand on a des enfants, on ne fait pas ce qu'on veut ! Tu aurais pu attendre qu'ils grandissent, tout de même ! Prendre ton mal en patience. Réfléchir !... 
— Mais je n'en pouvais plus ! C'est le prix de ma liberté, maman.
— Oui, ben, elle nous coûte aussi, ta liberté ! répond amèrement Catherine.
— Catherine ! Tais-toi !

Son père la défend toujours. Sa Charlène a souffert. Alors, tant pis, payons ce qu'on lui doit. Au moins, c'est moins de regret de ne pas l'avoir poussé aux études. Ou disons qu'on peut au moins faire ça pour elle. S'ils avaient été moins durs, et moins bêtes avec elle, Charlène ne se serait peut-être pas entichée d'un homme instable comme le sien. Instable et violent, surtout. Un impulsif, un nerveux, qui leur a foutu en l'air quelques Noël de trop. Mariés trop tôt, parents trop tôt. À quoi sert un pavillon neuf avec quatre chambres quand la mère pleure toute seule dans un lit trop grand ?

— Eh bien vendez-la !
Conne ! Tu crois que c'est facile de vendre la maison qu'on a achetée, qu'on a rêvée, qu'on a tout fait pour en avoir une ? Offrir une maison de propriétaire aux enfants ? Un immense jardin ? Tout près de leurs grands-parents ? Et de l'école ? Tu crois que c'est facile de renoncer à une maison comme ça alors qu'on n'a même pas fini de la payer ? Et puis, s'il revenait ? Hein ? S'il revenait ?
Mais on ne parle pas comme ça à une assistance sociale.
— Comme vous travaillez et que vous payez vos dettes, vous ne pouvez pas prétendre à un dossier de surendettement. Ou alors, il faut arrêter de payer, madame Vignard. Arrêtez de payer vos mensualités et nous pourrons agir.
Plutôt crever la faim.
Tant pis.
Elle aime encore mieux continuer comme ça que de faire exprès l'assistée. Ce n'est pas moral. Et ce n'est pas sa dignité.
S'il y en a un qui se fout bien de la dignité de Charlène comme de sa chemise, c'est Joé.
Joé l'a quittée, il y a trois ans. C'est simple : quand Alexia a fêté ses trois ans, Joé est parti le lendemain. C'est simple : Charlène avait alors un temps plein et gagnait plus. Joé était mécanicien chez Norauto, pas très loin du restaurant ; il gagnait bien aussi. A tel point que la banque leur avait prêté de quoi acheter le pavillon. Mais il avait de très beaux yeux bleus, Joé. A tel point que la clientèle féminine a afflué – c'est toujours ce que disait Joé – il aimait faire rire les gens avec ça.
On ne voit pas les choses venir quand on travaille à temps plein, qu'on a trois enfants, qu'on part en vacances dans le sud au mois d'août et qu'on achète un petit pavillon. On emmène les enfants à l'école le matin avec leur petit goûter dans leur petit cartable, on se réjouit de les voir en bonne santé en train de se bagarrer dans la 307, on dit à sa mère : « Oui, maman, on viendra manger dimanche midi, comme d'habitude » et puis on se réveille un matin. Et ce n'est pas un matin comme les autres.

Ce salopard de Joé la trompait. Elle avait lu le sms. Aucun doute. Une midinette, ni plus, ni moins, elle était en photo tout en haut de la conversation sms. Et ça faisait bien un mois. Une midinette en Mini Cooper – Mini Cooper 2,0 Litres, 4 Cylindres, Turbodiesel – l'avait levé en moins de deux. Il était passé de l'autre côté, avait dit Joé, en parlant de ça. Quelque part où il n'y a pas d'enfants pour vous empêcher de partir en bringue tout le week-end, un quelque part où le mec est le seul à être adulé par la femme qui l'aime. Dans ce quelque part, lui ne voit en elle que la femme qu'il désire et la femme qu'il possède, rien à voir avec l'image de la mère de ses mioches. On peut dépenser tout ce qu'on gagne sans se soucier de savoir ce qu'on va faire à manger jusqu'au 31 du mois. Surtout, on n'est pas enchaîné par un pavillon tout neuf et par un beau-papa qui insiste pour venir tondre la pelouse, le dimanche avant de vous embarquer pour déjeuner chez lui avec sa femme.
Et puis tout le reste.
Alors, elle avait dit :
— Tu pars !
— Mais c'est ma maison, aussi ! Et on n'a pas fini de payer !
— Tu pars ! Tu pars ! Et rien d'autre !
— Mais je veux ma maison !
— Casse-toi sinon je te tue !
Elle avait hurlé ça sans penser. C'était la seule chose à dire. Mais au moins, elle gardait la maison. Et comme ça, il allait en chier et regretter toujours de l'avoir laissée comme ça, Charlène.

Il avait eu peur, il était parti.
Du coup, il ne paye rien : ni le crédit de la maison ni de pension alimentaire pour les enfants. On attend le jugement pour le divorce. Mais en attendant, il ne paye plus rien.

Au moins, il ne gueule plus, Joé. Elle a gagné ça. Elle ne vit plus les délires de ses saouleries avec angoisse. Elle n'a plus mal au ventre avant d'aller manger chez ses parents. Elle ne craint plus pour les enfants. Mais elle doit assumer, seule, les charges qu'ils avaient à deux. Accepter que ses parents l'aident. Et accepter les commentaires de Catherine, sa mère.
Alors, hein, quand l'assistante sociale dit qu'elle devrait arrêter de payer ses dettes pour s'endetter, alors hein, ça lui crève le cœur. Elle ne sait plus où elle en est de tout ça, ça fait presque deux ans et demi et ce n'est pas qu'elle est mauvaise, ou bête ou pas assez futée. C'est qu'elle est fatiguée.
Fatiguée.
Il faudrait – c'est son rêve de Perrette et le pot au lait – il faudrait qu'on la laisse dormir plusieurs jours sans la réveiller et qu'une sorte de manager des ménages ou des méninges – c'est un rêve, une vision, on a le droit de dire des choses comme ça – prenne tous ses problèmes à bras-le-corps et les résolve. On la réveillerait quand tout serait réparé, assaini, fini.

— On va chez mamie Cath ? demande Arthur.
— Oui, dépêche-toi. Mamie Catherine n'aime pas attendre, tu sais bien.
— Ouais ! exulte Arthur.
Et de joie, il tue zigouille trois Antipatriotes qui veulent envahir son royaume. Enfin, c'est ce qu'elle a compris, Charlène.
— Viens donc, plutôt que de tuer tout le monde !
Elle crie :
— Tim et Alexia !
Tim déferle dans la cour à la vitesse d'un pur-sang. D'ailleurs, il hennit comme un cheval en mimant l'arrêt brutal ordonné par un cavalier imaginaire. Toujours dans un état d'excitation incroyable, Tim. Il crève la maîtresse, use à petit feu ses grands-parents, lessive sa mère, énerve son frère et sa sœur. Faut le tenir.
— Alexia !
Les deux garçons se chamaillent en attendant leur sœur. Toujours entre rires et rixes, ces deux-là. Il n'y a que quinze minutes de marche pour se rendre chez les grands-parents mais c'est une fête dès qu'on sort sur la route. Ils ont besoin d'air, les gars, de courir et de s'entrechoquer, de se battre et de s'aimer. C'est ça des frères.
Charlène s'impatiente.
— Alexia ! Viens !
Mais sa fille n'apparaît pas.
— Bon Dieu ! Qu'est-ce qu'elle fout !



Alexia est une rêveuse.
Toujours en retard. Jamais au bon endroit, au bon moment. C'est énervant.
Charlène ordonne aux deux garçons de ne pas bouger du portail, elle va aller chercher leur sœur par la peau du cul. Ça commence à bien faire. C'est de pire en pire, faut toujours lui courir après. C'est simple, c'est comme si Alexia fuyait sa mère. C'est Catherine qui explique ça bien comme il faut, avec ses phrases de médecin : « Elle a peur de toi, tu gueules tout le temps après elle. T'aimes que les garçons, alors, elle, elle le sent. Elle se protège mais du coup, elle s'isole. Ça peut finir en autisme, ça. » Un truc qu'elle a lu dans Femme actuelle, chez le coiffeur.
Rien dans la maison. Ni à l'étage, ni dans les WC, ni au rez-de-chaussée, ni dans le garage. Et le jardin ?
— Où elle est votre sœur ? Je la trouve pas !
Arthur et Tim n'en savent rien.
— Comment c'est possible ? Vous étiez bien avec elle tout à l'heure ?
Tout à l'heure, oui mais ça fait un peu longtemps, maintenant.
À chercher la petite partout comme ça, Charlène s'énerve en criant après elle. Nom de Dieu, la petite salope ! Juste avant de partir !

C'est bizarre quand même.
Rien dans le jardin, alors on monte au champ. Les gars commencent à jouer aux jeux de guerre alors Charlène dit :
— Non ! Arrêtez de gueuler comme ça ! On cherche votre sœur et elle fait assez chier comme ça, la ferme !
On crie son nom partout. Dans le chemin forestier qui borde les champs de blé, il n'y a personne.
Le voisin, monsieur Duvrand, sort de chez lui. C'est le propriétaire des champs.
— Un problème ?
— Bonjour ! Je cherche ma fille...
— La petite ?
— Oui, la petite qui vient souvent par là.
— La petite blonde ?
— Oui ! Celle qui se cache souvent par chez vous...
— Combien de temps qu'elle est partie ?
— Je ne sais pas... une heure...
Duvrand n'a pas l'air commode quand on le voit comme ça mais là, tant pis. Charlène est inquiète.
Duvrand fait signe à sa femme d'approcher, une petite vieille engoncée dans un tablier.
— Y cherche la gamine, la petite. Tu sais ?
— Rien vu, répond madame Duvrand.
— Ben, aid' donc à la chercher, conclut son mari.
Et puis, il se tourne vers Charlène :
— Allez dire à ses frères de retourner voir dans la maison. P'tête que...
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Dona
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Re: Reine du royaume XXIème siècle

Message par Dona »

Les voilà tous trois à crier le nom d'Alexia.
D'un coup, la colère de Charlène est tombée. Maintenant, c'est l'inquiétude qui monte en elle. La café de ce matin lui tord le ventre, elle a froid. Tim et Arthur sont revenus : ils n'ont pas vu leur sœur. Il y a plusieurs voisins, debout sur leur pas de porte. Qu'est-ce qui se passe ? On cherche une petite , celle du 3. Vous ne l'avez pas vue ? Non. Depuis quand elle est partie ? Elle a fichu le camp de chez elle, la mère sait pas bien mais la petiote est pas là. D'accord, on arrive !
On s'organise. Quatre voisins ont rejoint le groupe. Une mère amène des petites brioches qu'elle offre aux deux garçons : « On va la retrouver vite, vous inquiétez pas ! Quand on est petit, on fait parfois des farces aux parents ! ». Mais ce n'est drôle pour personne. Et puis Catherine appelle : « Mais qu'est-ce que vous fichez pour le rôti de bœuf ? ». « On cherche Alexia ». Obligée d'expliquer. Le téléphone se tait et puis crie. « Allons maman, c'est rien, elle s'est cachée, elle fait ça parfois dans les champs ! ». « Comment ça c'est rien alors que vous êtes déjà six ou sept à la chercher ma petite-fille ! »

C'est vrai, c'est grave.
Mais ce n'est pas possible.
C'est un cauchemar, ça ne va pas durer.
Elle n'en a pas eu assez comme ça, Charlène ? Pas assez bavé ? Qu'est-ce qu'il faut d'autre ? Qu'est-ce qu'on peut lui prendre d'autre alors qu'on lui a pas déjà tout pris ? De sa dignité qu'elle passe à travailler pour pas grand-chose, de tout l'argent qu'elle donne pour garder la maison et élever les enfants ? Des compromis qu'elle fait pour supporter Catherine, toujours là à lui rappeler qu'elle leur coûte de l'argent, Charlène. C'est pas assez ?
— Alexia ! A-lex-i-a, crient les voisins.
Leurs cris se répandent dans la campagne et font s'envoler les grands oiseaux noirs qui glanent des graines et des insectes dans les cultures. Ces grands coups d'aile et tous ces cris aigus déchirent le ciel, déchirent l'espace, déchirent Charlène. Tout mais pas ça. Tout sauf ça. Pas Alexia. Charlène n'aura jamais ce courage.

— On va aller au bois, on a ratissé les deux champs. Il faut appeler les gendarmes, madame Vignard.
— C'est plus prudent, convient Duvrand.
Mais il n'ose pas regarder la mère.
La terre s'ouvre et cogne dans la tête de Charlène, à grands coups de séismes qui crèvent son cœur. Elle ne tiendra pas le coup. C'est une épreuve de trop.
— Appelez-les, vous, dit le monsieur du 7.
La voisine des brioches entoure Charlène de ses bras :
— Faut pas s'inquiéter trop vite. Elle a fugué peut-être. Elle paraît si sauvage, votre petite fille. C'est arrivé à un ami à moi, vous savez...
— Elle a six ans ! s'étrangle de chagrin Charlène. Juste six ans ! Elle peut pas fuguer !
L'angoisse la strangule, trop forte pour tenir debout. Charlène tombe à genoux et juste là, Catherine et Paul sont au bout du chemin, le visage défait.
— Mamie Cath' ! crient Arthur et Tim avant de courir vers elle.
Je ne vais pas leur faire ça, en plus. Pitié.
Mais la vie est comme ça, intraitable et dure, aveugle, et cruelle.


*

C'est vrai, cette petite, elle ne l'a pas aimée comme elle aime ses deux garçons. Sa tendresse de petite fille qui réclame des baisers, sa délicatesse de petite fille qui ramasse des fleurs pour fleurir la table et en offrir à sa mère, sa coquetterie de petite fille qui veut des robes et des jupes plutôt que des joggings, sa voix, sa taille, ses cheveux, ses yeux... Tout cela lui a été étranger ; les garçons sont forts et endurants, autonomes aussi. Ils lui cassent bien les pieds parfois mais ils s'en sortiront toujours, eux. Ce n'est pas comme Alexia. Elle ne s'en occupe pas. Disons qu'elle a cessé de s'en occuper quand Joé est parti. C'était déjà bien difficile de tenir le coup à cette époque-là, alors répondre à l'affection et donner autant d'affection à une enfant de trois ans, c'était au-dessus de ses forces. Mais elle n'est coupable de rien, Alexia. Sauf que ses cauchemars, ses angines, ses gastro, c'est Catherine qui les a soignés et soulagés. Ses vacances, ses Noëls, ses goûters pour l'école, ses plus belles robes, c'est mamie Cath qui les a offerts.

Charlène avait démissionné. Toute tendresse maternelle l'avait abandonnée et tout l'amour, quel que soit sa nature, avait couru à vau-l'eau avec le départ de Joé. C'est trop difficile de donner de l'amour quand on vous a pris le vôtre. Il aurait fallu qu'on l'aide davantage, Charlène, sans la juger, sans qu'elle se juge. Il aurait fallu lui donner du temps et qu'elle s'aime un peu plus. Il aurait fallu tout ça pour reconstruire. Mais l'existence vous harcèle, les enfants grandissent, les banques sont pressées, il faut continuer, pas le temps de penser à son chagrin, obligé de composer avec.
— Mais si tu t'en occupais un peu plus, aussi ! C'est toujours nous ! va dire Catherine.
Pour un peu, c'est de la faute à Charlène si Joé est parti. Elle aurait pu attendre. Une fredaine, pour un homme, c'est rien. Faut pas croire que le ciel nous tombe sur la tête parce que son homme va voir ailleurs une fois. Ça a des besoins un homme, qu'une femme ne peut pas comprendre. Il fallait être patiente, voilà ! Au lieu de ça, Charlène a pris un couteau et a failli le saigner ! Et qu'est-ce qu'il se passe maintenant ? Les gosses n'ont plus de père et les grands-parents passent à la caisse !
Voilà ce qu'elle dira, Catherine. Voilà ce qu'elle dit, en général.


Au bout du chemin.
C'est au bout du chemin, la lumière. La lumière qui vient fracasser la douleur. Tout disparaît en un éclair de lumière.
Charlène court comme elle n'a jamais probablement couru de toute sa vie.
— L'a dit qu'elle était perdue, j'y ai trouvé après le bois, marmonne un bonhomme, un peu gêné. Il n'aime pas bien les gendarmes, ni tout ce raffut et d'un coup il a un peu peur qu'on l'accuse, lui, par rapport à la petite.
— Ma reine, crie tout bas Charlène, nichée dans cheveux d'Alexia. Ma reine, dit-elle encore en l'étreignant si fort que la petite fille est obligée de lui dire.
— Pardon mon cœur, pardon !
Paul et mamie Cath, Arthur et Tim, les entourent de leurs bras affectueux.
— J'ai été dans le bois et après, j'ai plus vu la route, dit Alexia avec un petit air de chat sauvage qu'on vient de sauver de la noyade.
— Viens voir mamie, ma chérie !
Mais pour une fois, Alexia reste dans les bras de sa mère, le cœur gonflé de ces joies d'enfant, inconscients du trésor qu'ils sont, de la richesse qu'ils donnent et de l'avenir qu'ils portent, avec eux.


La reine du royaume a ouvert la porte du palais.
Il faudra qu'elle tresse une couronne royale pour Charlène. Elle n'a jamais fait ça, Alexia : tresser une couronne pour sa maman.
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Liza
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Re: Reine du royaume XXIème siècle

Message par Liza »

Jolie aventure, très précise, emplie de détails et de descriptions, sans lasser.
Très agréable à lire.

« Ils lui bien les pieds parfois mais ils s'en sortiront toujours, eux » : je n’ai pas compris.
Le renvoi en fin de phrase de certains arguments fait bizarre en audio.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: Reine du royaume XXIème siècle

Message par Dona »

Liza a écrit : 29 octobre 2018, 14:12 Jolie aventure, très précise, emplie de détails et de descriptions, sans lasser.
Très agréable à lire.

« Ils lui bien les pieds parfois mais ils s'en sortiront toujours, eux » : je n’ai pas compris.
Le renvoi en fin de phrase de certains arguments fait bizarre en audio.
Oh... Je suis allée trop vite, comme d'habitude ! C'est "ils lui cassent bien les pieds parfois..."


Merci Liza d'avoir lu :bouquet: Tu es la seule et unique lectrice pour le moment, c'est sympa ! :coeur:

J'ai voulu imiter un style pensé, ou mental si tu veux. Ca peut surprendre parfois, oui...

En tout cas, merci pour ton retour !

ps : dans le forum privé, j'ai mis "A contresens" en version longue, modernisé lui aussi. Ca doit être truffé de coquilles cependant...
Je continue sur ma lancée ! ;)
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Liza
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Re: Reine du royaume XXIème siècle

Message par Liza »

Je lirai lorsque j'aurai un peu de temps.
Et mon collier chargé...
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Montparnasse
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Re: Reine du royaume XXIème siècle

Message par Montparnasse »

@Liza : Une laisse puis un collier ? smile
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Liza
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Re: Reine du royaume XXIème siècle

Message par Liza »

Tu peux te moquer, c'est très pratique...
Autour du cou un écouteur de chaque côté connectés en Bluetooth.
Je peux n'en utiliser qu'un si je veux.
La miss n'a pas mis une photo, c'est bizarre !
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