Lorsqu’il a posé sa tasse vide sur la table, elle s’est autorisée à lui parler : d’où venait-il ? Y avait-il des montagnes chez lui ? Avait-il déjà traversé la mer ? Quels animaux chassait-il ? Avait-il déjà vu une cité de marbre blanc ? L’homme l’a écoutée patiemment, en tassant dans sa pipe un tabac brun à l’odeur de cerise. Lorsqu’elle a achevé sa litanie de questions, il l’a regardée droit dans les yeux et lui a répondu qu’il venait d’un endroit d’où seul le père de Stella pouvait le faire venir. Elle ne pouvait pas encore comprendre ces paroles.
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Stella ne sait plus depuis combien de temps elle est plongée dans les notes de son père. Sur la table, le Thé noir de la Vallée perdue est devenu froid et inutile. Elle n’y a pas touché. Elle a parcouru, déchiffré, classé, lu et relu des dizaines de feuillets. Voilà des heures qu’elle rit, qu’elle s’étonne, qu’elle pleure et qu’elle s'évade. Son père a couché sur le papier les récits de voyages des Lointains. Ils ont sillonné des contrées qui ne sont décrites dans aucun des livres de l’école de la ville, cette école qu’elle n’a jamais fréquentée. Ils ont rencontré des rois, des sages, des brigands dont le nom n’est cité dans aucun des livres de la grande bibliothèque de la ville, cette bibliothèque qu’elle ne saurait même pas trouver.
En bas, la clochette retentit. On a ouvert la porte d’entrée.
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Sur le bac, quand elle ne guettait pas l’autre rive, la petite Stella regardait son père travailler. Il accomplissait toujours les mêmes gestes, au même rythme, avec la même concentration. Attacher le cheval au câble qui reliait les deux rives du fleuve. Le faire marcher à bâbord pour que le bac avance d’une longueur. Le détacher. Revenir à la poupe, puis recommencer encore et encore…
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Stella descend lentement l’échelle du grenier, sa tasse de thé froid à la main. Dans la cuisine un homme et une femme l’attendent. Lorsque Stella entre dans la pièce, l’homme se précipite vers elle et la prend dans ses bras. Stella enfouit son visage dans l’épaule du visiteur. L’odeur d’humus et de cannelle lui apporte le réconfort des souvenirs d’enfance et la soulage d’une infime parcelle de son chagrin.
Le Duc.
Un peu plus loin, la femme qui l’accompagne est occupée à mettre la bouilloire sur le feu. Elle se tourne vers la fille du passeur. Stella observe ses traits délicats, ses grands yeux gris et la longue chevelure blonde qui s’étale sur sa cape noire.
La Dame sombre.
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Les deux Lointains se sont installés à la proue. Stella a attaché Fidèle au câble. Il commence à marcher. Stella frissonne dans sa robe noire. Rassemblant ce qui lui reste de courage, elle entonne la mélopée qu’ils lui ont enseignée. Du fleuve monte une brume épaisse. A l’avant du bac, le Duc et la Dame sombre l’encouragent du regard.
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Un filet de vapeur vive fait siffler la bouilloire. Stella verse l’eau frémissante dans les tasses de ses deux visiteurs. Elle leur offre le Thé vert des Souvenirs perdus, le premier qu’on lui ait jamais donné. Elle s’assoit devant eux. Le Duc commence à parler d’une voix douce. Stella boit ses paroles. La Dame sombre l’interrompt parfois, pour apporter des précisions, corriger des imperfections de son récit.
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Le Duc se verse une autre tasse de thé.
Il a fini de parler.
Stella sait à présent.
Elle comprend.
Enfin.
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Le Duc, la Dame sombre et les autres Lointains vivent dans d’autres Mondes que le sien. Il existe des chemins qui relient les Mondes. Nul ne peut les franchir sans être guidé par un Passeur. Rares sont ceux qui peuvent accomplir ce prodige. Un tel pouvoir coulait dans le sang de son père, tout comme il coule dans le sang de Stella. Elle est le Passeur à présent.
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Bien qu’elle ne possède pas le don du Passage, la Dame Sombre connait l’antique mélopée qui fait venir la brume d’Entremondes. Elle l’enseignera à Stella.
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Des êtres puissants connaissent l’existence des Mondes et du Passage. La plupart souhaitent l’harmonie entre les Mondes. D’autres veulent y répandre le chaos et la destruction. Le Duc, la Dame Sombre et les autres Lointains ont fait vœu de les combattre. Le père de Stella les y aidait.
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Oui, le Duc et la Dame Sombre n’ont jamais douté de la véracité du récit du Passeur concernant la mère de Stella.
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Non, ils n’ont jamais vu la cité aux remparts de marbre blanc. Ils ne savent rien du Monde qui l’abrite.
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Dans l’épais brouillard, le bac heurte enfin le ponton de l’autre rive. Stella descend à terre. Le bois du ponton est jeune et solide. Au-delà, pas de marécage. Pas de chemin sinueux. Au travers des volutes de brume, Stella aperçoit une vaste forêt, balafrée par une route pavée et rectiligne. Alors la jeune femme sait qu’elle a réussi ce qu’elle n’imaginait pas savoir faire hier encore. Elle accompagne les deux Lointains jusqu’à la route et les serre dans ses bras une dernière fois. Stella restera ici, pour poursuivre l’œuvre de son père. Mais un jour, elle le sait, les Lointains remporteront la victoire. Ce jour là, Stella ne restera pas sur le ponton, elle marchera à leurs côtés. Elle arpentera les Mondes pour trouver la cité aux remparts de marbre blanc.
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Un jour, à l’ombre d’un olivier, assises sur un banc, non loin d’un grand mur blanc, deux femmes partageront le thé le plus précieux des Mondes, le Thé des Retrouvailles.
