Edgar Allan Poe (1809-1849)

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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

Dommage que la fonction pièce jointe du forum ne permette pas de transmettre les gâteaux d'anniversaire. Je suis sûr que celui que j'ai servi à ma mère t'aurait remis sur pied : un dessert glacé vanille fraise à la meringue...
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

N°4

Mais mes efforts furent vains. Une insurmontable terreur pénétra graduellement tout mon être ; et à la longue une angoisse sans motif, un vrai cauchemar, vint s’asseoir sur mon cœur. Je respirai violemment, je fis un effort, je parvins à le secouer ; et, me soulevant sur les oreillers et plongeant ardemment mon regard dans l’épaisse obscurité de la chambre, je prêtai l’oreille — je ne saurais dire pourquoi, si ce n’est que j’y fus poussé par une force instinctive, — à certains sons bas et vagues qui partaient je ne sais d’où, et qui m’arrivaient à de longs intervalles, à travers les accalmies de la tempête. Dominé par une sensation intense d’horreur, inexplicable et intolérable, je mis mes habits à la hâte, — car je sentais que je ne pourrais pas dormir de la nuit, — et je m’efforçai, en marchant çà et là à grands pas dans la chambre, de sortir de l’état déplorable dans lequel j’étais tombé.

J’avais à peine fait ainsi quelques tours, quand un pas léger sur un escalier voisin arrêta mon attention. Je reconnus bientôt que c’était le pas d’Usher. Une seconde après, il frappa doucement à ma porte, et entra, une lampe à la main. Sa physionomie était, comme d’habitude, d’une pâleur cadavéreuse, — mais il y avait en outre dans ses yeux je ne sais quelle hilarité insensée, — et dans toutes ses manières une espèce d’hystérie évidemment contenue. Son air m’épouvanta ; — mais tout était préférable à la solitude que j’avais endurée si longtemps, et j’accueillis sa présence comme un soulagement.

« Et vous n’avez pas vu cela ? — dit-il brusquement, après quelques minutes de silence et après avoir promené autour de lui un regard fixe, — vous n’avez donc pas vu cela ? — Mais attendez ! Vous le verrez ! »

Tout en parlant ainsi, et ayant soigneusement abrité sa lampe, il se précipita vers une des fenêtres, et l’ouvrit toute grande à la tempête.

L’impétueuse furie de la rafale nous enleva presque du sol. C’était vraiment une nuit d’orage affreusement belle, une nuit unique et étrange dans son horreur et sa beauté. Un tourbillon s’était probablement concentré dans notre voisinage ; car il y avait des changements fréquents et violents dans la direction du vent, et l’excessive densité des nuages, maintenant descendus si bas qu’ils pesaient presque sur les tourelles du château, ne nous empêchait pas d’apprécier la vélocité vivante avec laquelle ils accouraient l’un contre l’autre de tous les points de l’horizon, au lieu de se perdre dans l’espace. Leur excessive densité ne nous empêchait pas de voir ce phénomène ; pourtant nous n’apercevions pas un brin de lune ni d’étoiles, et aucun éclair ne projetait sa lueur. Mais les surfaces inférieures de ces vastes masses de vapeurs cahotées, aussi bien que tous les objets terrestres situés dans notre étroit horizon, réfléchissaient la clarté surnaturelle d’une exhalaison gazeuse qui pesait sur la maison et l’enveloppait dans un linceul presque lumineux et distinctement visible.

« Vous ne devez pas voir cela ! — Vous ne contemplerez pas cela ! — dis-je en frissonnant à Usher ; et je le ramenai avec une douce violence de la fenêtre vers un fauteuil. — Ces spectacles qui vous mettent hors de vous sont des phénomènes purement électriques et fort ordinaires, ou peut-être tirent-ils leur funeste origine des miasmes fétides de l’étang. Fermons cette fenêtre ; — l’air est glacé et dangereux pour votre constitution. Voici un de vos romans favoris. Je lirai, et vous écouterez ; — et nous passerons ainsi cette terrible nuit ensemble. »

L’antique bouquin sur lequel j’avais mis la main était le Mad Trist, de Sir Launcelot Canning ; mais je l’avais décoré du titre de livre favori d’Usher par plaisanterie ; — triste plaisanterie, car, en vérité, dans sa niaise et baroque prolixité, il n’y avait pas grande pâture pour la haute spiritualité de mon ami. Mais c’était le seul livre que j’eusse immédiatement sous la main ; et je me berçais du vague espoir que l’agitation qui tourmentait l’hypocondriaque trouverait du soulagement (car l’histoire des maladies mentales est pleine d’anomalies de ce genre) dans l’exagération même des folies que j’allais lui lire. À en juger par l’air d’intérêt étrangement tendu avec lequel il écoutait ou feignait d’écouter les phrases du récit, j’aurais pu me féliciter du succès de ma ruse.

J’étais arrivé à cette partie si connue de l’histoire où Ethelred, le héros du livre, ayant en vain cherché à entrer à l’amiable dans la demeure d’un ermite, se met en devoir de s’introduire par la force. Ici, on s’en souvient, le narrateur s’exprime ainsi :

« Et Ethelred, qui était par nature un cœur vaillant, et qui maintenant était aussi très fort, en raison de l’efficacité du vin qu’il avait bu, n’attendit pas plus longtemps pour parlementer avec l’ermite, qui avait, en vérité, l’esprit tourné à l’obstination et à la malice, mais, sentant la pluie sur ses épaules et craignant l’explosion de la tempête, il leva bel et bien sa massue, et avec quelques coups fraya bien vite un chemin, à travers les planches de la porte, à sa main gantée de fer ; et, tirant avec sa main vigoureusement à lui, il fit craquer et se fendre, et sauter le tout en morceaux, si bien que le bruit du bois sec et sonnant le creux porta l’alarme et fut répercuté d’un bout à l’autre de la forêt. »

À la fin de cette phrase, je tressaillis et je fis une pause ; car il m’avait semblé, — mais je conclus bien vite à une illusion de mon imagination, — il m’avait semblé que d’une partie très reculée du manoir était venu confusément à mon oreille un bruit qu’on eût dit, à cause de son exacte analogie, l’écho étouffé, amorti, de ce bruit de craquement et d’arrachement si précieusement décrit par sir Launcelot. Évidemment, c’était la coïncidence seule qui avait arrêté mon attention ; car, parmi le claquement des châssis des fenêtres et tous les bruits confus de la tempête toujours croissante, le son en lui-même n’avait rien vraiment qui pût m’intriguer ou me troubler. Je continuai le récit :

« Mais Ethelred, le solide champion, passant alors la porte, fut grandement furieux et émerveillé de n’apercevoir aucune trace du malicieux ermite, mais en son lieu et place un dragon d’une apparence monstrueuse et écailleuse, avec une langue de feu, qui se tenait en sentinelle devant un palais d’or, dont le plancher était d’argent ; et sur le mur était suspendu un bouclier d’airain brillant, avec cette légende gravée dessus :

Celui-là qui entre ici a été le vainqueur ;
Celui-là qui tue le dragon, il aura gagné le bouclier.

« Et Ethelred leva sa massue et frappa sur la tête du dragon, qui tomba devant lui et rendit son souffle empesté avec un rugissement si épouvantable, si âpre et si perçant à la fois, qu’Ethelred fut obligé de se boucher les oreilles avec ses mains, pour se garantir de ce bruit terrible, tel qu’il n’en avait jamais entendu de semblable. »

Ici je fis brusquement une nouvelle pause, et cette fois avec un sentiment de violent étonnement, — car il n’y avait pas lieu à douter que je n’eusse réellement entendu (dans quelle direction, il m’était impossible de le deviner) un son affaibli et comme lointain, mais âpre, prolongé, singulièrement perçant et grinçant, — l’exacte contre-partie du cri surnaturel du dragon décrit par le romancier, et tel que mon imagination se l’était déjà figuré.

Oppressé, comme je l’étais évidemment lors de cette seconde et très extraordinaire coïncidence, par mille sensations contradictoires, parmi lesquelles dominaient un étonnement et une frayeur extrêmes, je gardai néanmoins assez de présence d’esprit pour éviter d’exciter par une observation quelconque la sensibilité nerveuse de mon camarade. Je n’étais pas du tout sûr qu’il eût remarqué les bruits en question, quoique bien certainement une étrange altération se fût depuis ces dernières minutes manifestée dans son maintien. De sa position primitive, juste vis-à-vis de moi, il avait peu à peu tourné son fauteuil de manière à se trouver assis la face tournée vers la porte de la chambre ; en sorte que je ne pouvais pas voir ses traits d’ensemble, — quoique je m’aperçusse bien que ses lèvres tremblaient comme si elles murmuraient quelque chose d’insaisissable. Sa tête était tombée sur sa poitrine ; — cependant, je savais qu’il n’était pas endormi ; l’œil que j’entrevoyais de profil était béant et fixe. D’ailleurs, le mouvement de son corps contredisait aussi cette idée, — car il se balançait d’un côté à l’autre avec un mouvement très doux, mais constant et uniforme. Je remarquai rapidement tout cela, et je repris le récit de sir Launcelot, qui continuait ainsi :

« Et maintenant, le brave champion, ayant échappé à la terrible furie du dragon, se souvenant du bouclier d’airain, et que l’enchantement qui était dessus était rompu, écarta le cadavre de devant son chemin et s’avança courageusement, sur le pavé d’argent du château, vers l’endroit du mur où pendait le bouclier, lequel, en vérité, n’attendit pas qu’il fût arrivé tout auprès, mais tomba à ses pieds sur le pavé d’argent avec un puissant et terrible retentissement. »

À peine ces dernières syllabes avaient-elles fui mes lèvres, que — comme si un bouclier d’airain était pesamment tombé, en ce moment même, sur un plancher d’argent, j’en entendis l’écho distinct, profond, métallique, retentissant, mais comme assourdi. J’étais complètement énervé ; je sautai sur mes pieds ; mais Usher n’avait pas interrompu son balancement régulier. Je me précipitai vers le fauteuil où il était toujours assis. Ses yeux étaient braqués droit devant lui, et toute sa physionomie était tendue par une rigidité de pierre. Mais, quand je posai la main sur son épaule, un violent frisson parcourut tout son être, un sourire malsain trembla sur ses lèvres, et je vis qu’il parlait bas, très bas, — un murmure précipité et inarticulé, — comme s’il n’avait pas conscience de ma présence. Je me penchai tout à fait contre lui, et enfin je dévorai l’horrible signification de ses paroles :

« Vous n’entendez pas ? — Moi j’entends, et j’ai entendu pendant longtemps, — longtemps, bien longtemps, bien des minutes, bien des heures, bien des jours, j’ai entendu, — mais je n’osais pas, — oh ! pitié pour moi, misérable infortuné que je suis ! — Je n’osais pas, — je n’osais pas parler ! Nous l’avons mise vivante dans la tombe ! Ne vous ai-je pas dit que mes sens étaient très fins ? Je vous dis maintenant que j’ai entendu ses premiers faibles mouvements dans le fond de la bière. Je les ai entendus, — il y a déjà bien des jours, bien des jours, — mais je n’osais pas, — je n’osais pas parler ! Et maintenant, — cette nuit, — Ethelred, — ah ! ah ! — la porte de l’ermite enfoncée, et le râle du dragon, et le retentissement du bouclier ! — Dites plutôt le bruit de sa bière, et le grincement des gonds de fer de sa prison, et son affreuse lutte dans le vestibule de cuivre ? Oh ! où fuir ? Ne sera-telle pas ici tout à l’heure ? N’arrive-t-elle pas pour me reprocher ma précipitation ? N’ai-je pas entendu son pas sur l’escalier ? Est-ce que je ne distingue pas l’horrible et lourd battement de son cœur ? Insensé ! »

Ici, il se dressa furieusement sur ses pieds, et hurla ces syllabes, comme si dans cet effort suprême il rendait son âme :

« Insensé ! je vous dis qu’elle est maintenant derrière la porte ! »

À l’instant même, comme si l’énergie surhumaine de sa parole eût acquis la toute-puissance d’un charme, les vastes et antiques panneaux que désignait Usher entr’ouvrirent lentement leurs lourdes mâchoires d’ébène. C’était l’œuvre d’un furieux coup de vent ; — mais derrière cette porte se tenait alors la haute figure de lady Madeline Usher, enveloppée de son suaire. Il y avait du sang sur ses vêtements blancs, et toute sa personne amaigrie portait les traces évidentes de quelque horrible lutte. Pendant un moment, elle resta tremblante et vacillante sur le seuil ; — puis, avec un cri plaintif et profond, elle tomba lourdement en avant sur son frère, et, dans sa violente et définitive agonie, elle l’entraîna à terre, — cadavre maintenant et victime de ses terreurs anticipées.

Je m’enfuis de cette chambre et de ce manoir, frappé d’horreur. La tempête était encore dans toute sa rage quand je franchissais la vieille avenue. Tout d’un coup, une lumière étrange se projeta sur la route, et je me retournai pour voir d’où pouvait jaillir une lueur si singulière, car je n’avais derrière moi que le vaste château avec toutes ses ombres. Le rayonnement provenait de la pleine lune qui se couchait, rouge de sang, et maintenant brillait vivement à travers cette fissure à peine visible naguère, qui, comme je l’ai dit, parcourait en zigzag le bâtiment depuis le toit jusqu’à la base. Pendant que je regardais, cette fissure s’élargit rapidement ; — il survint une reprise de vent, un tourbillon furieux ; — le disque entier de la planète éclata tout à coup à ma vue. La tête me tourna quand je vis les puissantes murailles s’écrouler en deux. — Il se fit un bruit prolongé, un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes, — et l’étang profond et croupi placé à mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la Maison Usher.

__ FIN __
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

J'ai relu beaucoup de nouvelles de Poe depuis la dernière fois avant d'en trouver une qui puisse convenir au village spleenien. La voici. Amusez-vous !


LE ROI PESTE

HISTOIRE CONTENANT UNE ALLÉGORIE

Les dieux souffrent et autorisent fort bien chez les rois les choses qui leur font horreur dans les chemins de la canaille.
Buckhurst. — Ferrex et Porrex.



Vers minuit environ, pendant une nuit du mois d’octobre, sous le règne chevaleresque d’Édouard III, deux matelots appartenant à l’équipage du Free-and-Easy, goëlette de commerce faisant le service entre l’Écluse (Belgique) et la Tamise, et qui était alors à l’ancre dans cette rivière, furent très émerveillés de se trouver assis dans la salle d’une taverne de la paroisse Saint-André, à Londres, — laquelle taverne portait pour enseigne la portraiture du Joyeux Loup de mer.

La salle, quoique mal construite, noircie par la fumée, basse de plafond, et ressemblant d’ailleurs à tous les cabarets de cette époque, était néanmoins, dans l’opinion des groupes grotesques de buveurs disséminés çà et là, suffisamment bien appropriée à sa destination.

De ces groupes, nos deux matelots formaient, je crois, le plus intéressant, sinon le plus remarquable.

Celui qui paraissait être l’aîné, et que son compagnon appelait du nom caractéristique de Legs (jambes), était aussi de beaucoup le plus grand des deux. Il pouvait bien avoir six pieds et demi, et une courbure habituelle des épaules semblait la conséquence nécessaire d’une aussi prodigieuse stature. — Son superflu en hauteur était néanmoins plus que compensé par des déficits à d’autres égards. Il était excessivement maigre, et il aurait pu, comme l’affirmaient ses camarades, remplacer, quand il était ivre, une flamme de tête de mât, et à jeun le bout-dehors du foc. Mais évidemment ces plaisanteries et d’autres analogues n’avaient jamais produit aucun effet sur les muscles cachinnatoires du loup de mer. Avec ses pommettes saillantes, son grand nez de faucon, son menton fuyant, sa mâchoire inférieure déprimée et ses énormes yeux blancs protubérants, l’expression de sa physionomie, quoique empreinte d’une espèce d’indifférence bourrue pour toutes choses, n’en était pas moins solennelle et sérieuse, au delà de toute imitation et de toute description.

Le plus jeune matelot était, dans toute son apparence extérieure, l’inverse et la réciproque de son camarade. Une paire de jambes arquées et trapues supportait sa personne lourde et ramassée, et ses bras singulièrement courts et épais, terminés par des poings plus qu’ordinaires, pendillaient et se balançaient à ses côtés comme les ailerons d’une tortue de mer. De petits yeux, d’une couleur non précise, scintillaient, profondément enfoncés dans sa tête. Son nez restait enfoui dans la masse de chair qui enveloppait sa face ronde, pleine et pourprée, et sa grosse lèvre supérieure se reposait complaisamment sur l’inférieure, encore plus grosse, avec un air de satisfaction personnelle, augmenté par l’habitude qu’avait le propriétaire desdites lèvres de les lécher de temps à autre. Il regardait évidemment son grand camarade de bord avec un sentiment moitié d’ébahissement moitié de raillerie ; et parfois, quand il le contemplait en face, il avait l’air du soleil empourpré, contemplant, avant de se coucher, le haut des rochers de Ben-Nevis.

Cependant, les pérégrinations du digne couple dans les différentes tavernes du voisinage pendant les premières heures de la nuit avaient été variées et pleines d’événements. Mais les fonds, même les plus vastes, ne sont pas éternels, et c’était avec des poches vides que nos amis s’étaient aventurés dans le cabaret en question.

Au moment précis où commence proprement cette histoire, Legs et son compagnon Hugh Tarpaulin étaient assis, chacun les deux coudes appuyés sur la vaste table de chêne, au milieu de la salle, et les joues entre les mains. À l’abri d’un vaste flacon de humming-stuff non payé, ils lorgnaient les mots sinistres : — Pas de craie, — qui, non sans étonnement et sans indignation de leur part, étaient écrits sur la porte en caractères de craie, — cette impudente craie qui osait se déclarer absente ! Non que la faculté de déchiffrer les caractères écrits — faculté considérée parmi le peuple de ce temps comme un peu moins cabalistique que l’art de les tracer — eût pu, en stricte justice, être imputée aux deux disciples de la mer ; mais il y avait, pour dire la vérité, un certain tortillement dans la tournure des lettres, — et dans l’ensemble je ne sais quelle indescriptible embardée, — qui présageaient, dans l’opinion des deux marins, une sacrée secousse et un sale temps, et qui les décidèrent tout d’un coup, suivant le langage métaphorique de Legs, à veiller aux pompes, à serrer toute la toile et à fuir devant le vent. En conséquence, ayant consommé ce qui restait d’ale et solidement agrafé leurs courts pourpoints, finalement ils prirent leur élan vers la rue. Tarpaulin, il est vrai, entra deux fois dans la cheminée, la prenant pour la porte, mais enfin leur fuite s’effectua heureusement, et, une demi-heure après minuit, nos deux héros avaient paré au grain et filaient rondement à travers une ruelle sombre dans la direction de l’escalier Saint-André, chaudement poursuivis par la tavernière du Joyeux Loup de mer.

Bien des années avant et après l’époque où se passe cette dramatique histoire, toute l’Angleterre, mais plus particulièrement la métropole, retentissait périodiquement du cri sinistre : « La peste ! La Cité était en grande partie dépeuplée, — et, dans ces horribles quartiers avoisinant la Tamise, parmi ces ruelles et ces passages noirs, étroits et immondes, que le démon de la peste avait choisis, supposait-on alors, pour le lieu de sa nativité, on ne pouvait rencontrer, se pavanant à l’aise, que l’Effroi, la Terreur et la Superstition.

Par ordre du roi, ces quartiers étaient condamnés, et il était défendu à toute personne, sous peine de mort, de pénétrer dans leurs affreuses solitudes. Cependant, ni le décret du monarque, ni les énormes barrières élevées à l’entrée des rues, ni la perspective de cette hideuse mort, qui, presque à coup sûr, engloutissait le misérable qu’aucun péril ne pouvait détourner de l’aventure, n’empêchaient pas les habitations démeublées et inhabitées d’être dépouillées, par la main d’une rapine nocturne, du fer, du cuivre, des plombages, enfin de tout article pouvant devenir l’objet d’un lucre quelconque.

Il fut particulièrement constaté, à chaque hiver, à l’ouverture annuelle des barrières, que les serrures, les verrous et les caves secrètes n’avaient protégé que médiocrement ces amples provisions de vins et liqueurs, que, vu les risques et les embarras du déplacement, plusieurs des nombreux marchands ayant boutique dans le voisinage s’étaient résignés, durant la période de l’exil, à confier à une aussi insuffisante garantie.

Mais, parmi le peuple frappé de terreur, bien peu de gens attribuaient ces faits à l’action des mains humaines. Les Esprits et les Gobelins de la peste, les Démons de la fièvre, tels étaient pour le populaire les vrais suppôts de malheur ; et il se débitait sans cesse là-dessus des contes à glacer le sang, si bien que toute la masse des bâtiments condamnés fut à la longue enveloppée de terreur comme d’un suaire, et que le voleur lui-même, souvent épouvanté par l’horreur superstitieuse qu’avaient créée ses propres déprédations, laissait le vaste circuit du quartier maudit aux ténèbres, au silence, à la peste et à la mort.

Ce fut par l’une des redoutables barrières dont il a été parlé, et qui indiquaient que la région située au delà était condamnée, que Legs et le digne Hugh Tarpaulin, qui dégringolaient à travers une ruelle, trouvèrent leur course soudainement arrêtée. Il ne pouvait pas être question de revenir sur leurs pas, et il n’y avait pas de temps à perdre ; car ceux qui leur donnaient la chasse étaient presque sur leurs talons. Pour des matelots pur sang, grimper sur la charpente grossièrement façonnée n’était qu’un jeu ; et, exaspérés par la double excitation de la course et des liqueurs, ils sautèrent résolument de l’autre côté, puis, reprenant leur course ivre avec des cris et des hurlements, s’égarèrent bientôt dans ces profondeurs compliquées et malsaines.

(...)


Notes

Cachinnatoire : relatif aux muscles impliqués lorsque l'on rit ?

Le Ben Nevis est le point culminant des îles Britanniques avec 1 344 mètres d'altitude. Situé près de Fort William en Écosse, il fait partie des monts Grampians dans les Highlands.

Pas de craie : comprendre, ici, « pas de crédit ».
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N°2

S’ils n’avaient pas été ivres au point d’avoir perdu le sens moral, leurs pas vacillants eussent été paralysés par les horreurs de leur situation. L’air était froid et brumeux. Parmi le gazon haut et vigoureux qui leur montait jusqu’aux chevilles, les pavés déchaussés gisaient dans un affreux désordre. Des maisons tombées bouchaient les rues. Les miasmes les plus fétides et les plus délétères régnaient partout ; — et grâce à cette pâle lumière qui, même à minuit, émane toujours d’une atmosphère vaporeuse et pestilentielle, on aurait pu discerner, gisant dans les allées et les ruelles, ou pourrissant dans les habitations sans fenêtres, la charogne de maint voleur nocturne arrêté par la main de la peste dans la perpétration de son exploit.

Mais il n’était pas au pouvoir d’images, de sensations et d’obstacles de cette nature d’arrêter la course de deux hommes qui, naturellement braves, et, cette nuit-là surtout, pleins jusqu’aux bords de courage et de humming-stuff, auraient intrépidement roulé, aussi droit que l’aurait permis leur état, dans la gueule même de la Mort. En avant, — toujours en avant allait le sinistre Legs, faisant retentir les échos de ce désert solennel de cris semblables au terrible hurlement de guerre des Indiens ; et avec lui toujours, toujours roulait le trapu Tarpaulin, accroché au pourpoint de son camarade plus agile, et surpassant encore les plus valeureux efforts de ce dernier dans la musique vocale par des mugissements de basse tirés des profondeurs de ses poumons stentoriens.

Évidemment, ils avaient atteint la place forte de la peste. À chaque pas ou à chaque culbute, leur route devenait plus horrible et plus infecte, les chemins plus étroits et plus embrouillés. De grosses pierres et des poutres tombant de temps en temps des toits délabrés rendaient témoignage, par leurs chutes lourdes et funestes, de la prodigieuse hauteur des maisons environnantes ; et, quand il leur fallait faire un effort énergique pour se pratiquer un passage à travers les fréquents monceaux de gravats, il n’était pas rare que leur main tombât sur un squelette, ou s’empêtrât dans les chairs décomposées.

Tout à coup les marins trébuchèrent contre l’entrée d’un vaste bâtiment d’apparence sinistre ; un cri plus aigu que de coutume jaillit du gosier de l’exaspéré Legs, et il y fut répondu de l’intérieur par une explosion rapide, successive, de cris sauvages, démoniaques, presque des éclats de rire. Sans s’effrayer de ces sons, qui, par leur nature, dans un pareil lieu, dans un pareil moment, auraient figé le sang dans des poitrines moins irréparablement incendiées, et s’abattirent au milieu des choses avec une volée d’imprécations.

La salle dans laquelle ils tombèrent se trouva être le magasin d’un entrepreneur des pompes funèbres ; mais une trappe ouverte dans un coin du plancher, près de la porte, donnait sur une enfilade de caves, dont les profondeurs, comme le proclama un son de bouteilles qui se brisent, étaient bien approvisionnées de leur contenu traditionnel. Dans le milieu de la salle, une table était dressée, — au milieu de la table, un gigantesque bol plein de punch, à ce qu’il semblait. Des bouteilles de vins et de liqueurs, concurremment avec des pots, des cruches et des flacons de toute forme et de toute espèce, étaient éparpillées à profusion sur la table. Tout autour, sur des tréteaux funèbres, siégeait une société de six personnes. Je vais essayer de vous les décrire une à une.

En face de la porte d’entrée, et un peu plus haut que ses compagnons, était assis un personnage qui semblait être le président de la fête. C’était un être décharné, d’une grande taille, et Legs fut stupéfié de se trouver en face d’un plus maigre que lui. Sa figure était aussi jaune que du safran ; — mais aucun trait, à l’exception d’un seul, n’était assez marqué pour mériter une description particulière. Ce trait unique consistait dans un front si anormalement et si hideusement haut, qu’on eût dit un bonnet ou une couronne de chair ajoutée à sa tête naturelle. Sa bouche grimaçante était plissée par une expression d’affabilité spectrale, et ses yeux, comme les yeux de toutes les personnes attablées, brillaient du singulier vernis que font les fumées de l’ivresse. Ce gentleman était vêtu des pieds à la tête d’un manteau de velours de soie noire, richement brodé, qui flottait négligemment autour de sa taille à la manière d’une cape espagnole. Sa tête était abondamment hérissée de plumes de corbillard, qu’il balançait deçà delà avec un air d’afféterie consommée ; et, dans sa main droite, il tenait un grand fémur humain, avec lequel il venait de frapper, à ce qu’il semblait, un des membres de la compagnie pour lui commander une chanson.

En face de lui, et le dos tourné à la porte, était une dame dont la physionomie extraordinaire ne lui cédait en rien. Quoique aussi grande que le personnage que nous venons de décrire, celle-ci n’avait aucun droit de se plaindre d’une maigreur anormale. Elle en était évidemment au dernier période de l’hydropisie, et sa tournure ressemblait beaucoup à celle de l’énorme pièce de bière d’octobre qui se dressait, défoncée par le haut, juste à côté d’elle, dans un coin de la chambre. Sa figure était singulièrement ronde, rouge et pleine ; et la même particularité, ou plutôt l’absence de particularité que j’ai déjà mentionnée dans le cas du président, marquait sa physionomie, — c’est-à-dire qu’un seul trait de sa face méritait une caractérisation spéciale ; le fait est que le clairvoyant Tarpaulin vit tout de suite que la même remarque pouvait s’appliquer à toutes les personnes de la société ; chacune semblait avoir accaparé pour elle seule un morceau de physionomie. Dans la dame en question, ce morceau, c’était la bouche : — une bouche qui commençait à l’oreille droite et courait jusqu’à la gauche en dessinant un abîme terrifique, — ses très courts pendants d’oreilles trempant à chaque instant dans le gouffre. La dame néanmoins faisait tous ses efforts pour garder cette bouche fermée et se donner un air de dignité ; sa toilette consistait en un suaire fraîchement empesé et repassé, qui lui montait jusque sous le menton, avec une collerette plissée en mousseline de batiste.

À sa droite était assise une jeune dame minuscule qu’elle semblait patronner. Cette délicate petite créature laissait voir dans le tremblement de ses doigts émaciés, dont le ton livide de ses lèvres et dans la légère tache hectique plaquée sur son teint d’ailleurs plombé, des symptômes évidents d’une phtisie effrénée. Un air de haute distinction, néanmoins, était répandu sur toute sa personne ; elle portait d’une manière gracieuse et tout à fait dégagée un vaste et beau linceul en très fin linon des Indes ; ses cheveux tombaient en boucles sur son cou ; un doux sourire se jouait sur sa bouche ; mais son nez, extrêmement long, mince, sinueux, flexible et pustuleux, pendait beaucoup plus bas que sa lèvre inférieure ; et cette trompe, malgré la façon délicate dont elle la déplaçait de temps à autre et la mouvait à droite et à gauche avec sa langue, donnait à sa physionomie une expression tant soit peu équivoque.

De l’autre côté, à la gauche de la dame hydropique, était assis un vieux petit homme, enflé, asthmatique et goutteux. Ses joues reposaient sur ses épaules comme deux énormes outres de vin d’Oporto. Avec ses bras croisés et l’une de ses jambes entourée de bandages et reposant sur la table, il semblait se regarder comme ayant droit à quelque considération. Il tirait évidemment beaucoup d’orgueil de chaque pouce de son enveloppe personnelle, mais prenait un plaisir plus spécial à attirer les yeux par son surtout de couleur voyante. Il est vrai que ce surtout n’avait pas dû lui coûter peu d’argent, et qu’il était de nature à lui aller parfaitement bien ; — il était fait d’une de ces housses de soie curieusement brodées, appartenant à ces glorieux écussons qu’on suspend, en Angleterre et ailleurs, dans un endroit bien visible, au-dessus des maisons des grandes familles absentes.

À côté de lui, à la droite du président, était un gentleman avec de grands bas blancs et un caleçon de coton. Tout son être était secoué d’une manière risible par un tic nerveux que Tarpaulin appelait les affres de l’ivresse. Ses mâchoires, fraîchement rasées, étaient étroitement serrées dans un bandage de mousseline, et ses bras, liés de la même manière par les poignets, ne lui permettaient pas de se servir lui-même trop librement des liqueurs de la table ; précaution rendue nécessaire, dans l’opinion de Legs, par le caractère singulièrement abruti de sa face de biberon. Toutefois, une paire d’oreilles prodigieuses, qu’il était sans doute impossible d’enfermer, surgissaient dans l’espace, et étaient de temps en temps comme piquées d’un spasme au son de chaque bouchon qu’on faisait sauter.

Sixième et dernier, et lui faisant face, était placé un personnage qui avait l’air singulièrement raide, et qui, étant affligé de paralysie, devait se sentir, pour parler sérieusement, fort peu à l’aise dans ses très incommodes vêtements. Il était habillé (habillement peut-être unique dans son genre) d’une belle bière d’acajou toute neuve. Le haut du couvercle portait sur le crâne de l’homme comme un armet, et l’enveloppait comme un capuchon, donnant à toute la face une physionomie d’un intérêt indescriptible. Des emmanchures avaient été pratiquées des deux côtés, autant pour la commodité que pour l’élégance ; mais cette toilette toutefois empêchait le malheureux qui en était paré de se tenir droit sur son siège, comme ses camarades ; et, comme il était déposé contre son tréteau, et incliné suivant un angle de quarante-cinq degrés, ses deux gros yeux à fleur de tête roulaient et dardaient vers le plafond leurs terribles globes blanchâtres, comme dans un absolu étonnement de leur propre énormité.

Devant chaque convive était placée une moitié de crâne, dont il se servait en guise de coupe. Au-dessus de leurs têtes pendait un squelette humain, au moyen d’une corde nouée autour d’une des jambes et fixée à un anneau du plafond. L’autre jambe, qui n’était pas retenue par un lien semblable, jaillissait du corps à angle droit, faisant danser et pirouetter toute la carcasse éparse et frémissante, chaque fois qu’une bouffée de vent se frayait un passage dans la salle. Le crâne de l’affreuse chose contenait une certaine quantité de charbon enflammé qui jetait sur toute la scène une lueur vacillante mais vive ; et les bières et tout le matériel d’un entrepreneur de sépultures, empilés à une grande hauteur autour de la chambre et contre les fenêtres, empêchaient tout rayon de lumière de se glisser dans la rue.

À la vue de cette extraordinaire assemblée et de son attirail encore plus extraordinaire, nos deux marins ne se conduisirent pas avec tout le décorum qu’on aurait eu le droit d’attendre d’eux. Legs, s’appuyant contre le mur auprès duquel il se trouvait, laissa tomber sa mâchoire inférieure encore plus bas que de coutume, et déploya ses vastes yeux dans toute leur étendue ; pendant que Hugh Tarpaulin, se baissant au point de mettre son nez de niveau avec la table et posant ses mains sur ses genoux, éclata en un rire immodéré et intempestif, c’est-à-dire en un long, bruyant, étourdissant rugissement.

(...)


Notes

Stentor : Homme doué d’une voix forte.
Affèterie : Abus du gracieux, du maniéré dans l'attitude ou le langage.
Hectique : (Médecine) Qui dure, continu.
Linon : (Textile) Sorte de toile de lin, très claire et très fine.
Surtout : Sorte de vêtement fort large.
Armet : Armure de tête, petit casque fermé qui était en usage aux XIVème, XVème et XVIème siècles.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

N°3

Cependant, sans prendre ombrage d’une conduite si prodigieusement grossière, le grand président sourit très gracieusement à nos intrus, — leur fit, avec sa tête de plumes noires, un signe plein de dignité, — et, se levant, prit chacun par un bras, et le conduisit vers un siège que les autres personnes de la compagnie venaient d’installer à son intention. Legs ne fit pas à tout cela la plus légère résistance, et s’assit où on le conduisit ; pendant que le galant Hugh, enlevant son tréteau du haut bout de la table, porta son installation dans le voisinage de la petite dame phtisique au linceul, s’abattit à côté d’elle en grande joie, et, se versant un crâne de vin rouge, l’avala en l’honneur d’une plus intime connaissance. Mais, à cette présomption, le raide gentleman à la bière parut singulièrement exaspéré ; et cela aurait pu donner lieu à de sérieuses conséquences, si le président n’avait pas, en frappant sur la table avec son spectre, ramené l’attention de tous les assistants au discours suivant :

« L’heureuse occasion qui se présente nous fait un devoir…

— Tiens bon là ! interrompit Legs avec un air de grand sérieux, tiens bon, un bout de temps que je dis, et dis-nous qui diable vous êtes tous, et quelle besogne vous faites ici, équipés comme de sales démons, et avalant le bon petit tord-boyaux de notre honnête camarade Will Wimble le croque-mort, et toutes ses provisions arrimées pour l’hiver ! »

À cet impardonnable échantillon de mauvaise éducation, toute l’étrange société se dressa à moitié sur ses pieds, et proféra rapidement une foule de cris diaboliques, semblables à ceux qui avaient d’abord attiré l’attention des matelots. Le président, néanmoins, fut le premier à recouvrer son sang-froid, et, à la longue, se tournant vers Legs avec une grande dignité, il reprit :

« C’est avec un parfait bon vouloir que nous satisferons toute curiosité raisonnable de la part d’hôtes aussi illustres, bien qu’ils n’aient pas été invités. Sachez donc que je suis le monarque de cet empire, et que je règne ici sans partage, sous ce titre : le roi Peste Ier.

« Cette salle, que vous supposez très injurieusement être la boutique de Will Wimble, l’entrepreneur de pompes funèbres, — un homme que nous ne connaissons pas, et dont l’appellation plébéienne n’avait jamais, avant cette nuit, écorché nos oreilles royales, — cette salle, dis-je, est la salle du trône de notre palais, consacrée aux conseils de notre royaume et à d’autres destinations d’un ordre sacré et supérieur.

« La noble dame assise en face de nous est la reine Peste, notre sérénissime épouse. Les autres personnages illustres que vous contemplez sont tous de notre famille, et portent la marque de l’origine royale dans leurs noms respectifs : Sa Grâce l’archiduc Pest-Ifère, — Sa Grâce le duc Pest-Ilentiel, — Sa Grâce le duc Tem-Pestueux, — et Son Altesse sérénissime l’Archiduchesse Ana-Peste.

« En ce qui regarde, — ajouta-t-il, — votre question, relativement aux affaires que nous traitons ici en conseil, il nous serait loisible de répondre qu’elles concernent notre intérêt royal et privé, et, ne concernant que lui, n’ont absolument d’importance que pour nous-mêmes. Mais, en considération de ces égards que vous pourriez revendiquer en votre qualité d’hôtes et d’étrangers, nous daignerons encore vous expliquer que nous sommes ici cette nuit, — préparés par de profondes recherches et de soigneuses investigations, — pour examiner, analyser et déterminer péremptoirement l’esprit indéfinissable, les incompréhensibles qualités de la nature de ces inestimables trésors de la bouche, vins, ales et liqueurs de cette excellente métropole ; pour, en agissant ainsi, non seulement atteindre notre but, mais aussi augmenter la véritable prospérité de ce souverain qui n’est pas de ce monde, qui règne sur nous tous, dont les domaines sont sans limites, et dont le nom est la Mort ?

— Dont le nom est Davy Jones ! s’écria Tarpaulin, servant à la dame à côté de lui un plein crâne de liqueur, et s’en versant un second à lui-même.

— Profane coquin ! dit le président, tournant alors son attention vers le digne Hugh, profane et exécrable drôle ! — Nous avons dit qu’en considération de ces droits que nous ne nous sentons nullement enclin à violer, même dans ta sale personne, nous condescendions à répondre à tes grossières et intempestives questions. Néanmoins, nous croyons que, vu votre profane intrusion dans nos conseils, il est de notre devoir de vous condamner, toi et ton compagnon, chacun à un gallon de black-strap, — que vous boirez à la prospérité de notre royaume, — d’un seul trait, — et à genoux ; — aussitôt après, vous serez libres l’un et l’autre de continuer votre route, ou de rester et de partager les privilèges de notre table, selon votre goût personnel et respectif.

— Ce serait une chose d’une absolue impossibilité, — répliqua Legs, à qui les grands airs et la dignité du roi Peste Ier avaient évidemment inspiré quelques sentiments de respect, et qui s’était levé et appuyé contre la table pendant que celui-ci parlait ; — ce serait, s’il plaît à Votre Majesté, une chose d’une absolue impossibilité d’arrimer dans ma cale le quart seulement de cette liqueur dont vient de parler Votre Majesté. Pour ne rien dire de toutes les marchandises que nous avons chargées à notre bord dans la matinée en matière de lest, et sans mentionner les diverses ales et liqueurs que nous avons embarquées ce soir dans différents ports, j’ai, pour le moment, une forte cargaison de humming-stuff, prise et dûment payée à l’enseigne du Joyeux Loup de mer. Votre Majesté voudra donc bien être assez gracieuse pour prendre la bonne volonté pour le fait ; — car je ne puis ni ne veux en aucune façon avaler une goutte de plus, — encore moins une goutte de cette vilaine eau de cale qui répond au salut de black-strap.

— Amarre ça ! interrompit Tarpaulin, non moins étonné de la longueur du speech de son camarade que de la nature de son refus. Amarre ça, matelot d’eau douce ! — Lâcheras-tu bientôt le crachoir, que je dis, Legs ! Ma coque est encore légère, bien que toi, je le confesse, tu me paraisses un peu trop chargé par le haut ; et, quant à ta part de cargaison, eh bien, plutôt que de faire lever un grain, je trouverai pour elle de la place à mon bord, mais…

— Cet arrangement, interrompit le président, est en complet désaccord avec les termes de la sentence, ou condamnation, qui de sa nature est médique, incommutable et sans appel. Les conditions que nous avons imposées seront remplies à la lettre, et cela sans une minute d’hésitation ; — faute de quoi, nous décrétons que vous serez attachés ensemble par le cou et les talons, et dûment noyés comme rebelles dans la pièce de bière d’octobre que voilà !

— Voilà une sentence ! Quelle sentence ! — Équitable, judicieuse sentence ! — Un glorieux décret ! — Une très digne, très irréprochable et très sainte condamnation ! — crièrent à la fois tous les membres de la famille Peste. Le roi fit jouer son front en innombrables rides ; le vieux petit homme goutteux souffla comme un soufflet ; la dame au linceul de linon fit onduler son nez à droite et à gauche ; le gentleman au caleçon convulsa ses oreilles ; la dame au suaire ouvrit la gueule comme un poisson à l’agonie ; et l’homme à la bière d’acajou parut encore plus raide et roula ses yeux vers le plafond.

— Hou ! hou ! — fit Tarpaulin, s’épanouissant de rire, sans prendre garde à l’agitation générale. — Hou ! hou ! hou ! — Hou ! hou ! hou ! — Je disais, quand M. le roi Peste est venu fourrer son épissoir, que, pour quant à la question de deux ou trois gallons de black-strap de plus ou de moins, c’était une bagatelle pour un bon et solide bateau comme moi, quand il n’était pas trop chargé ; — mais, quand il s’agit de boire à la santé du Diable (que Dieu puisse absoudre !) et de me mettre à genoux devant la vilaine Majesté que voilà, que je sais, aussi bien que je me connais pour un pêcheur, n’être pas autre que Tim Hurlygurly le paillasse ! oh ! pour cela, c’est une tout autre affaire, et qui dépasse absolument mes moyens et mon intelligence. »

Il ne lui fut pas accordé de finir tranquillement son discours. Au nom de Tim Hurlygurly, tous les convives bondirent sur leurs sièges.

« Trahison ! hurla Sa Majesté le roi Peste Ier.

— Trahison ! dit le petit homme à la goutte.

— Trahison ! glapit l’archiduchesse Ana-Peste.

— Trahison ! marmotta le gentleman aux mâchoires attachées.

— Trahison ! grogna l’homme à la bière.

— Trahison ! trahison ! » cria Sa Majesté la femme à la gueule.

Et, saisissant par la partie postérieure de ses culottes l’infortuné Tarpaulin, qui commençait justement à remplir pour lui-même un crâne de liqueur, elle le souleva vivement en l’air et le fit tomber sans cérémonie dans le vaste tonneau défoncé plein de son ale favorite. Ballotté çà et là pendant quelques secondes, comme une pomme dans un bol de toddy, il disparut finalement dans le tourbillon d’écume que ses efforts avaient naturellement soulevé dans le liquide déjà fort mousseux par sa nature.

Toutefois, le grand matelot ne vit pas avec résignation la déconfiture de son camarade. Précipitant le roi Peste à travers la trappe ouverte, le vaillant Legs ferma violemment la porte sur lui avec un juron, et courut vers le centre de la salle. Là, arrachant le squelette suspendu au-dessus de la table, il le tira à lui avec tant d’énergie et de bon vouloir, qu’il réussit, en même temps que les derniers rayons de lumière s’éteignaient dans la salle, à briser la cervelle du petit homme à la goutte. Se précipitant alors de toute sa force sur le fatal tonneau plein d’ale d’octobre et de Hugh Tarpaulin, il le culbuta en un instant et le fit rouler sur lui-même. Il en jaillit un déluge de liqueur si furieux, — si impétueux, — si envahissant, — que la chambre fut inondée d’un mur à l’autre, — la table renversée avec tout ce qu’elle portait, — les tréteaux jetés sens dessus dessous, — le baquet de punch dans la cheminée, — et les dames dans des attaques de nerfs. Des piles d’articles funèbres se débattaient çà et là. Les pots, les cruches, les grosses bouteilles habillées de jonc se confondaient dans une affreuse mêlée, et les flacons d’osier se heurtaient désespérément contre les gourdes cuirassées de corde. L’homme aux affres fut noyé sur place, — le petit gentleman paralytique naviguait au large dans sa bière, — et le victorieux Legs, saisissant par la taille la grosse dame au suaire, se précipita avec elle dans la rue, et mit le cap tout droit dans la direction du Free-and-Easy, prenant bien le vent et remorquant le redoutable Tarpaulin, qui, ayant éternué trois ou quatre fois, haletait et soufflait derrière lui en compagnie de l’archiduchesse Ana-Peste.

__ FIN __


Notes

Médique : dans le contexte, je ne vois pas...
Incommutable : (Droit) Qui ne peut légitimement passer d’un possesseur à un autre, incessible.
Epissoire : (Marine) Outil en forme de poinçon qui sert à faire des épissures.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

Patronner, je ne connaissais pas ce verbe dans ce sens.
Parrainer ou découper selon un patron.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

Oh, c'est beau cet avatar !
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

Lou l'a installé tout à l'heure pour faire plus chouette.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

Plus chouette et plus grand. Tout à fait ce qu'il faut pour bien démarrer l'année.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

LE DIABLE DANS LE BEFFROI

Quelle heure est-t-il ?
Vieille locution.


Chacun sait d’une manière vague que le plus bel endroit du monde est, — ou était, hélas ! — le bourg hollandais de Vondervotteimittiss. Cependant, comme il est à quelque distance de toutes les grandes routes, dans une situation pour ainsi dire extraordinaire, il n’y a peut-être qu’un petit nombre de mes lecteurs qui lui aient rendu visite. Pour l’agrément de ceux qui n’ont pu le faire, je juge donc à propos d’entrer dans quelques détails à son sujet. Et c’est en vérité d’autant plus nécessaire que, si je me propose de donner un récit des événements calamiteux qui ont fondu tout récemment sur son territoire, c’est avec l’espoir de conquérir à ses habitants la sympathie publique. Aucun de ceux qui me connaissent ne doutera que le devoir que je m’impose ne soit exécuté avec tout ce que j’y peux mettre d’habileté, avec cette impartialité rigoureuse, cette scrupuleuse vérification des faits et cette laborieuse collation des autorités qui doivent toujours distinguer celui qui aspire au titre d’historien.

Par le secours réuni des médailles, manuscrits et inscriptions, je suis autorisé à affirmer positivement que le bourg de Vondervotteimittiss a toujours existé dès son origine précisément dans la même condition où on le voit encore aujourd’hui. Mais, quant à la date de cette origine, il m’est pénible de n’en pouvoir parler qu’avec cette précision indéfinie dont les mathématiciens sont quelquefois obligés de s’accommoder dans certaines formules algébriques. La date, il m’est permis de m’exprimer ainsi, eu égard à sa prodigieuse antiquité, ne peut pas être moindre qu’une quantité déterminable quelconque.

Relativement à l’étymologie du nom Vondervotteimittiss, je me confesse, non sans peine, également en défaut. Parmi une multitude d’opinions sur ce point délicat, — quelques-unes très subtiles, quelques-unes très érudites, quelques-unes suffisamment inverses, — je n’en trouve aucune qui puisse être considérée comme satisfaisante. Peut-être l’idée de Grogswigg, — qui coïncide presque avec celle de Kroutaplenttey, — doit-elle être prudemment préférée. Elle est ainsi conçue : — Vondervotteimittiss, — Vonder, lege Donder, — Votteimittiss, quasi und Bleitziz, — Bleitziz, obsoletum pro Blitzen. Cette étymologie, pour dire la vérité, se trouve assez bien confirmée par quelques traces de fluide électrique, qui sont encore visibles au sommet du clocher de la maison de ville. Toutefois, je ne me soucie pas de me compromettre dans une thèse d’une pareille importance, et je prierai le lecteur curieux d’informations d’en référer aux Oratiunculæ de Rebus Præter-Veteris, de Dundergutz. Voyez aussi Blunderbuzzard, De derivationibus, de la page 27 à la page 5010, in-folio, édition gothique, caractères rouges et noirs, avec réclames et sans signatures ; — consultez aussi dans cet ouvrage les notes marginales autographes de Stuffundpuff, avec les sous-commentaires de Gruntundguzzell.

Malgré l’obscurité qui enveloppe ainsi la date de la fondation de Vondervotteimittiss et l’étymologie de son nom, on ne peut douter, comme je l’ai déjà dit, qu’il n’ait toujours existé tel que nous le voyons présentement. L’homme le plus vieux du bourg ne se rappelle pas la plus légère différence dans l’aspect d’une partie quelconque de sa patrie, et en vérité la simple suggestion d’une telle possibilité y serait considérée comme une insulte. Le village est situé dans une vallée parfaitement circulaire, dont la circonférence est d’un quart de mille à peu près, et complètement environnée par de jolies collines dont les habitants ne se sont jamais avisés de franchir les sommets. Ils donnent d’ailleurs une excellente raison de leur conduite, c’est qu’ils ne croient pas qu’il y ait quoi que ce soit de l’autre côté.

Autour de la lisière de la vallée (qui est tout à fait unie et pavée dans toute son étendue de tuiles plates) s’étend un rang continu de soixante petites maisons. Elles sont appuyées par derrière sur les collines, et naturellement elles regardent toutes le centre de la plaine, qui est juste à soixante yards de la porte de face de chaque habitation. Chaque maison a devant elle un petit jardin, avec une allée circulaire, un cadran solaire et vingt-quatre choux. Les constructions elles-mêmes sont si parfaitement semblables, qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre. À cause de son extrême antiquité, le style de l’architecture est quelque peu bizarre ; mais, pour cette raison même, il n’est que plus remarquablement pittoresque. Elles sont faites de petites briques bien durcies au feu, rouges avec des coins noirs, de sorte que les murs ressemblent à un échiquier dans de vastes proportions. Les pignons sont tournés du côté de la façade, et il y a des corniches, aussi grosses que le reste de la maison, aux rebords des toits et aux portes principales. Les fenêtres sont étroites et profondes, avec de tout petits carreaux et force châssis. Le toit est recouvert d’une multitude de tuiles à oreillettes roulées. La charpente est partout d’une couleur sombre, très ouvragée, mais avec peu de variété dans les dessins ; car, de temps immémorial, les sculpteurs en bois de Vondervotteimittiss n’ont jamais su tailler plus de deux objets, — une horloge et un chou. Mais ils les font admirablement bien, et ils les prodiguent avec une singulière ingéniosité, partout où ils trouvent une place pour le ciseau.

Les habitations se ressemblent autant à l’intérieur qu’au dehors, et l’ameublement est façonné d’après un seul modèle. Le sol est pavé de tuiles carrées, les chaises et les tables sont en bois noir, avec des pieds tors, grêles, et amincis par le bas. Les cheminées sont larges et hautes, et n’ont pas seulement des horloges et des choux sculptés sur la face de leurs chambranles, mais elles supportent au milieu de la tablette une véritable horloge qui fait un prodigieux tic tac, avec deux pots à fleurs contenant chacun un chou, qui se tient ainsi à chaque bout en manière de chasseur ou de piqueur. Entre chaque chou et l’horloge, il y a encore un petit magot chinois à grosse panse avec un grand trou au milieu, à travers lequel apparaît le cadran d’une montre.

Les foyers sont vastes et profonds, avec des chenets farouches et contournés. Il y a constamment un grand feu et une énorme marmite dessus, pleine de choucroute et de porc, que la bonne femme de la maison surveille incessamment. C’est une grosse et vieille petite dame, aux yeux bleus et à la face rouge, qui porte un immense bonnet, semblable à un pain de sucre, agrémenté de rubans de couleur pourpre et jaune. Sa robe est de tiretaine orangée, très ample par derrière et très courte de taille, — et fort courte en vérité sous d’autres rapports, car elle ne descend pas à mi-jambe. Ces jambes sont quelque peu épaisses, ainsi que les chevilles, mais elles sont revêtues d’une belle paire de bas verts. Ses souliers — de cuir rose — sont attachés par un nœud de rubans jaunes épanouis et fripés en forme de chou. Dans sa main gauche, elle tient une lourde petite montre hollandaise ; de la droite, elle manie une grande cuiller pour la choucroute et le porc. À côté d’elle se tient un gros chat moucheté, qui porte à sa queue une montre-joujou en cuivre doré, à répétition, que les garçons lui ont ainsi attachée en manière de farce.

Quant aux garçons eux-mêmes, ils sont tous trois dans le jardin, et veillent au cochon. Ils ont chacun deux pieds de haut. Ils portent des chapeaux à trois cornes, des gilets pourpres qui leur tombent presque sur les cuisses, des culottes en peau de daim, des bas rouges drapés, de lourds souliers avec de grosses boucles d’argent, et de longues vestes avec de larges boutons de nacre. Chacun porte aussi une pipe à la bouche, et une petite montre ventrue dans la main droite. Une bouffée de fumée, un coup d’œil à la montre, — un coup d’œil à la montre, une bouffée de fumée, — ils vont ainsi. Le cochon, — qui est corpulent et fainéant, — s’occupe tantôt à glaner les feuilles épaves qui sont tombées des choux, tantôt à ruer contre la montre dorée que ces petits polissons ont aussi attachée à la queue de ce personnage, dans le but de le faire aussi beau que le chat.

Juste devant la porte d’entrée, dans un fauteuil à grand dossier, à fond de cuir, aux pieds tors et grêles comme ceux des tables, est installé le vieux propriétaire de la maison lui-même. C’est un vieux petit monsieur excessivement bouffi, avec de gros yeux ronds et un vaste menton double. Sa tenue ressemble à celle des petits garçons, — et je n’ai pas besoin d’en dire davantage. Toute la différence est que sa pipe est quelque peu plus grosse que les leurs, et qu’il peut faire plus de fumée. Comme eux, il a une montre, mais il porte sa montre dans sa poche. Pour dire la vérité, il a quelque chose de plus important à faire qu’une montre à surveiller, — et, ce que c’est, je vais l’expliquer. Il est assis, la jambe droite sur le genou gauche, la physionomie grave, et tient toujours au moins un de ses yeux résolument braqué sur un certain objet fort intéressant au centre de la plaine.

(...)
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