Edgar Allan Poe (1809-1849)

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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

Merci ! Wiktionnaire est battu par Perso.dic à plates coutures.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

Éléonora



Sub conservatione formæ salva anima.
Raymond Lulle


Je suis issu d’une race qu’ont illustrée une imagination vigoureuse et des passions ardentes. Les hommes m’ont appelé fou ; mais la Science ne nous a pas encore appris si la folie est ou n’est pas le sublime de l’intelligence, — si presque tout ce qui est la gloire, si tout ce qui est la profondeur, ne vient pas d’une maladie de la pensée, d’un mode de l’esprit exalté aux dépens de l’intellect général. Ceux qui rêvent éveillés ont connaissance de mille choses qui échappent à ceux qui ne rêvent qu’endormis. Dans leurs brumeuses visions, ils attrapent des échappées de l’éternité et frissonnent, en se réveillant, de voir qu’ils ont été un instant sur le bord du grand secret. Ils saisissent par lambeaux quelque chose de la connaissance du Bien, et plus encore de la science du Mal. Sans gouvernail et sans boussole, ils pénètrent dans le vaste océan de la lumière ineffable, et, comme pour imiter les aventuriers du géographe nubien, aggressi sunt Mare Tenebrarum, quid in eo esset exploraturi.

Nous dirons donc que je suis fou. Je reconnais du moins qu’il y a deux conditions distinctes dans mon existence spirituelle : la condition de raison incontestablement lucide, qui s’applique au souvenir des événements formant la première époque de ma vie, et une condition de doute et de ténèbres, qui se rapporte au présent et à la mémoire de ce qui constitue la seconde grande époque de mon existence. Donc, ce que je dirai de la première période, croyez-le ; et ce que je puis relater du temps postérieur, n’y ajoutez foi qu’autant que cela vous semblera juste ; doutez-en même tout à fait ; ou, si vous n’en pouvez pas douter, sachez être l’Œdipe de cette énigme !

Celle que j’aimais dans ma jeunesse et dont aujourd’hui je trace, posément et distinctement, ce souvenir, était la fille unique de l’unique sœur de ma mère depuis longtemps défunte. Éléonora était le nom de ma cousine. Nous avions toujours habité ensemble, sous un soleil tropical, dans la Vallée du Gazon-Diapré. Jamais un pas sans guide n’avait pénétré jusqu’à ce vallon ; car il s’étendait au loin à travers une chaîne de gigantesques montagnes qui se dressaient et surplombaient tout autour, fermant à la lumière du soleil ses plus délicieux replis. Aucune route frayée ne sillonnait le voisinage, et, pour atteindre notre heureuse retraite, il fallait repousser le feuillage de milliers d’arbres forestiers et anéantir la gloire de milliers de fleurs parfumées. C’est ainsi que nous vivions tout à fait solitaires, ne connaissant rien du monde que cette vallée, — moi, ma cousine et sa mère.

Du haut des régions obscures situées au delà des montagnes, à l’extrémité supérieure de notre domaine si bien fermé, se glissait une étroite et profonde rivière, plus brillante que tout ce qui n’était pas les yeux d’Éléonora ; et serpentant çà et là en nombreux méandres, elle s’échappait à la fin par une gorge ténébreuse à travers des montagnes encore plus obscures que celles d’où elle était sortie. Nous la nommions la rivière du Silence ; car il semblait qu’il y eût dans son cours une influence pacifiante. Aucun murmure ne s’élevait de son lit, et elle se promenait partout si doucement, que les grains de sable, semblables à des perles, que nous aimions à contempler dans la profondeur de son sein, ne bougeaient absolument pas, mais reposaient dans un bonheur immobile, chacun à son antique place primitive et brillant d’un éclat éternel.

Le bord de la rivière et de maints petits ruisseaux éblouissants qui, par différents chemins, se glissaient vers son lit ; tout l’espace qui s’étendait depuis le bord jusqu’au fond de cailloux à travers les profondeurs transparentes ; toutes ces parties, dis-je, ainsi que toute la surface de la vallée, depuis la rivière jusqu’aux montagnes qui l’entouraient, étaient tapissées d’un gazon vert-tendre, épais, court, parfaitement égal, et parfumé de vanille, mais si bien étoilé, dans toute son étendue, de renoncules jaunes, de pâquerettes blanches, de violettes pourprées et d’asphodèles d’un rouge de rubis, que sa merveilleuse beauté parlait à nos cœurs, en accents éclatants, de l’amour et de la gloire de Dieu.

Et puis, çà et là, parmi ce gazon, s’élançaient en bouquets, comme des explosions de rêves, des arbres fantastiques dont les troncs grands et minces ne se tenaient pas droits, mais se penchaient gracieusement vers la lumière qui visitait à midi le centre de la vallée. Leur écorce était mouchetée du vif éclat alterné de l’ébène et de l’argent, et plus polie que tout ce qui n’était pas les joues d’Éléonora ; si bien que, sans le vert brillant des vastes feuilles qui s’épandaient de leurs sommets en longues lignes tremblantes et jouaient avec les Zéphirs, on aurait pu les prendre pour de monstrueux serpents de Syrie rendant hommage au Soleil, leur souverain.

Pendant quinze ans, Éléonora et moi, la main dans la main, nous errâmes à travers cette vallée avant que l’amour entrât dans nos cœurs. Ce fut un soir, à la fin du troisième lustre de sa vie et du quatrième de la mienne, comme nous étions assis, enchaînés dans un mutuel embrassement, sous les arbres serpentins, et que nous contemplions notre image dans les eaux de la rivière du Silence. Nous ne prononçâmes aucune parole durant la fin de cette délicieuse journée, et, même encore le matin, nos paroles étaient tremblantes et rares. Nous avions tiré le dieu Éros de cette onde, et nous sentions maintenant qu’il avait rallumé en nous les âmes ardentes de nos ancêtres. Les passions qui pendant des siècles avaient distingué notre race se précipitèrent en foule avec les fantaisies qui l’avaient également rendue célèbre, et toutes ensemble elles soufflèrent une béatitude délirante sur la Vallée du Gazon-Diapré. Un changement s’empara de toutes choses. Des fleurs étranges, brillantes, étoilées, s’élancèrent des arbres où aucune fleur ne s’était encore fait voir. Les nuances du vert tapis se firent plus intenses ; une à une se retirèrent les blanches pâquerettes, et à la place de chacune jaillirent dix asphodèles d’un rouge de rubis. Et la vie éclata partout dans nos sentiers ; car le grand flamant, que nous ne connaissions pas encore, avec tous les gais oiseaux aux couleurs brûlantes, étala son plumage écarlate devant nous ; des poissons d’argent et d’or peuplèrent la rivière, du sein de laquelle sortit peu à peu un murmure qui s’enfla à la longue en une mélodie berçante, plus divine que celle de la harpe d’Éole, plus douce que tout ce qui n’était pas la voix d’Éléonora. Et alors aussi un volumineux nuage, que nous avions longtemps guetté dans les régions d’Hespérus, en émergea, tout ruisselant de rouge et d’or, et, s’installant paisiblement au-dessus de nous, il descendit, jour à jour, de plus en plus bas, jusqu’à ce que ses bords reposassent sur les pointes des montagnes, transformant leur obscurité en magnificence, et nous enfermant, comme pour l’éternité, dans une magique prison de splendeur et de gloire.

La beauté d’Éléonora était celle des séraphins ; c’était d’ailleurs une fille sans artifice, et innocente comme la courte vie qu’elle avait menée parmi les fleurs. Aucune ruse ne déguisait la ferveur de l’amour qui animait son cœur, et elle en scrutait avec moi les plus intimes replis, pendant que nous errions ensemble dans la Vallée du Gazon-Diapré, et que nous discourions des puissants changements qui s’y étaient récemment manifestés.

À la longue, m’ayant un jour parlé, tout en larmes, de la cruelle transformation finale qui attend la pauvre Humanité, elle ne rêva plus dès lors qu’à ce sujet douloureux, le mêlant à tous nos entretiens, de même que, dans les chansons du barde de Schiraz, les mêmes images se présentent opiniâtrement dans chaque variation importante de la phrase.

Elle avait vu que le doigt de la Mort était sur son sein, et que, comme l’éphémère, elle n’avait été parfaitement mûrie en beauté que pour mourir ; mais pour elle les terreurs du tombeau étaient toutes contenues dans une pensée unique, qu’elle me révéla un soir, au crépuscule, sur les bords de la Rivière du Silence. Elle s’affligeait de penser qu’après l’avoir enterrée dans la Vallée du Gazon-Diapré, je quitterais pour toujours ces heureuses retraites, et que je transporterais mon amour, qui maintenant était si passionnément tout à elle, vers quelque fille du monde extérieur et vulgaire. Et, de temps à autre, je me jetais précipitamment aux pieds d’Éléonora, et je lui offrais de faire serment, à elle et au Ciel, que je ne contracterais jamais de mariage avec une fille de la Terre, que je ne me montrerais jamais, en aucune manière, infidèle à son cher souvenir, ni au souvenir de la fervente affection dont elle m’avait gratifié. Et j’invoquai le Tout-Puissant Régulateur de l’Univers comme témoin de la pieuse solennité de mon vœu. Et la malédiction dont je les suppliai de m’accabler, Lui et elle, — elle, une sainte dans le Paradis, — si je venais à me parjurer, impliquait un châtiment d’une si prodigieuse horreur, que je ne puis le confier au papier. Et, à mes paroles, les yeux brillants d’Éléonora brillèrent d’un éclat plus vif ; et elle soupira comme si sa poitrine était déchargée d’un fardeau mortel ; et elle trembla et pleura très-amèrement ; mais elle accepta mon serment (car était-elle autre chose qu’une enfant ?), et mon serment lui rendit plus doux son lit de mort. Et, peu de jours après, mourant paisiblement, elle me disait qu’à cause de ce que j’avais fait pour le repos de son esprit, elle veillerait sur moi avec ce même esprit après sa mort ; et que, si cela lui était permis, elle viendrait se rendre visible à moi durant les heures de la nuit ; mais que, si une pareille chose dépassait les privilèges des âmes en Paradis, elle saurait au moins me donner de fréquents symptômes de sa présence, soupirant au-dessus de moi dans les brises du soir, ou remplissant l’air que je respirais du parfum pris dans l’encensoir des anges. Et, avec ces paroles sur les lèvres, elle rendit son innocente vie, marquant ainsi la fin de la première époque de la mienne.

Jusqu’ici, j’ai parlé fidèlement. Mais, quand je passe cette barrière dans la route du temps, formée par la mort de ma bien-aimée, et que je m’avance dans la seconde période de mon existence, je sens qu’une nuée s’amasse sur mon cerveau, et je mets moi-même en doute la parfaite santé de ma mémoire. Mais laissez-moi continuer. — Les années se traînèrent lourdement une à une, et je continuai d’habiter la Vallée du Gazon-Diapré. Mais un second changement était survenu en toutes choses. Les fleurs étoilées s’abîmèrent dans le tronc des arbres et ne reparurent plus. Les teintes du vert tapis s’affaiblirent ; et un à un dépérirent les asphodèles d’un rouge de rubis, et à leur place jaillirent par dizaines les sombres violettes, semblables à des yeux qui se convulsaient péniblement et regorgeaient toujours de larmes de rosée. Et la Vie s’éloigna de nos sentiers ; car le grand flamant n’étala plus son plumage écarlate devant nous, mais s’envola tristement de la vallée vers les montagnes avec tous les gais oiseaux aux couleurs brûlantes qui avaient accompagné sa venue. Et les poissons d’argent et d’or s’enfuirent en nageant à travers la gorge, vers l’extrémité inférieure de notre domaine, et n’embellirent plus jamais la délicieuse rivière. Et cette musique caressante, qui était plus douce que la harpe d’Éole et que tout ce qui n’était pas la voix d’Éléonora, mourut peu à peu en murmures qui allaient s’affaiblissant graduellement, jusqu’à ce que le ruisseau fût enfin revenu tout entier à la solennité de son silence originel. Et puis, finalement, le volumineux nuage s’éleva, et, abandonnant les crêtes des montagnes à leurs anciennes ténèbres, retomba dans les régions d’Hespérus, et emporta loin de la Vallée du Gazon-Diapré le spectacle infini de sa pourpre et de sa magnificence.

Cependant, Éléonora n’avait pas oublié ses promesses ; car j’entendais le balancement des encensoirs angéliques auprès de moi ; et des effluves de parfum céleste flottaient toujours, toujours, à travers la vallée ; et aux heures de solitude, quand mon cœur battait lourdement, les vents qui baignaient mon front m’arrivaient chargés de doux soupirs ; et des murmures confus remplissaient souvent l’air de la nuit ; et une fois, — oh ! une fois seulement, — je fus éveillé de mon sommeil, semblable au sommeil de la mort, par des lèvres immatérielles appuyées sur les miennes.

Mais, malgré tout cela, le vide de mon cœur ne se trouvait pas comblé. Je souhaitais ardemment l’amour, qui l’avait déjà rempli jusqu’à déborder. À la longue, la vallée, pleine des souvenirs d’Éléonora, me fut une cause d’affliction, et je la quittai à jamais pour les vanités et les triomphes tumultueux du monde.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Je me trouvais dans une cité étrangère, où toutes choses étaient faites pour effacer de ma mémoire les doux rêves que j’avais rêvés si longtemps dans la Vallée du Gazon-Diapré. Les pompes et l’apparat d’une cour imposante, et le cliquetis délirant des armes, et la beauté rayonnante des femmes, tout éblouissait et enivrait mon cerveau. Mais jusqu’alors mon âme était restée fidèle à ses serments, et, durant les heures silencieuses de la nuit, Éléonora me donnait toujours des symptômes de sa présence. Subitement ces manifestations cessèrent ; et le monde devint noir devant mes yeux ; et je restai épouvanté des pensées brûlantes qui me possédaient, des tentations terribles qui m’assiégeaient ; car de loin, de très-loin, de quelque contrée inconnue, était venue, à la cour du roi que je servais, une fille dont la beauté conquit tout de suite mon cœur apostat, — devant l’autel de qui je me prosternai, sans la moindre résistance, avec la plus ardente et la plus abjecte idolâtrie d’amour. Qu’était, en vérité, ma passion pour la jeune fille de la vallée en comparaison de la ferveur, du délire et de l’extase enlevante d’adoration avec lesquels je répandais toute mon âme en larmes aux pieds de l’éthéréenne Ermengarde ? — Oh ! brillante était la séraphique Ermengarde ! Et cette idée ne laissait en moi de place à aucune autre. — Oh ! divine était l’angélique Ermengarde ! Et quand je plongeais dans les profondeurs de ses yeux imprégnés de ressouvenance, je ne rêvais que d’eux — et d’elle.

Je l’épousai ; — et je ne craignis pas la malédiction que j’avais invoquée, et je ne reçus pas la visitation de son amertume. Et une fois, une seule fois, dans le silence de la nuit, les doux soupirs qui m’avaient délaissé traversèrent encore les jalousies de ma fenêtre, et ils se modulèrent en une voix délicieuse et familière qui me disait :

« Dors en paix ! car l’Esprit d’amour est le souverain qui gouverne et qui juge, et, en admettant dans ton cœur passionné celle qui a nom Ermengarde, tu es relevé, pour des motifs qui te seront révélés dans le ciel, de tes vœux envers Éléonora. »

__ FIN __


Notes

Barde : Chanteur, poète.
Apostat : (par extension) Se dit d'une personne qui a renoncé à ses vœux.
Ressouvenance : (Archaïsme) ou (Littéraire) Souvenir.


Notes du traducteur

Je ne veux pas attribuer trop de lumière aux lueurs qui font quelquefois l’ivresse des biographes. Cependant il ne me paraît pas inutile d’observer que Poe avait épousé la fille unique de la sœur de sa mère, et qu’après la mort de cette femme très-aimée, il songea pendant quelque temps à se remarier. Maint poëte a souvent poursuivi, dans diverses liaisons, l’image d’une femme unique. Cette supposition d’une âme permanente sous différents corps peut apparaître comme le plaidoyer d’une conscience qui craint de se trouver infidèle à une mémoire chère. La brusque rupture du nouveau mariage projeté et presque conclu servirait même à fortifier mon hypothèse. En supposant que la date de la composition d’Éléonora, que j’ignore, soit antérieure à ce projet de nouveau mariage, mon observation n’en garde pas moins une valeur morale considérable. Le poëte, en ce cas, se serait cru d’abord autorisé par sa théorie favorite, puis l’aurait jugée insuffisante pour calmer ses scrupules. — C. B.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

Barde : Chanteur celte.
Employé comme nom féminin singulier : Équitation : Selle de toile.
Boucherie : Tranche de lard enveloppant une pièce de viande.
Synonymes :
Aède, rhapsode, poète, ménestrel, griot, troubadour, trouvère
Lard, couenne, crépine
Cuirasse, arme, blinde, protège

Apostat : Religion : Personne ayant abandonné une religion, un parti :
Synonyme : défroqué
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

Je n'ai pas mis ces définitions parce que dans le contexte de la nouvelle c'est un sens plus général qu'il fallait retenir.

« Barde de Shiraz ». Shiraz est une cité perse.
« Mon cœur apostat ». Le narrateur a renoncé à ses vœux de fidélité envers Eléonora.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

UN ÉVÉNEMENT À JÉRUSALEM



« Hâtons-nous d’aller aux remparts, — dit Abel-Phittim à Buzi-Ben-Lévi et à Siméon le Pharisien, le dixième jour du mois Thammuz, en l’an du monde trois mille neuf cent quarante et un ; — hâtons-nous vers les remparts qui avoisinent la porte de Benjamin, qui est dans la cité de David, et qui dominent le camp des incirconcis. C’est la dernière heure de la quatrième veille, et voici le soleil levé ; et les idolâtres, pour remplir la promesse de Pompée, doivent nous attendre avec les agneaux des sacrifices. »

Siméon, Abel-Phittim et Buzi-Ben-Lévi étaient les Gizbarim, ou sous-collecteurs de l’offrande, dans la cité sainte de Jérusalem.

« En vérité, — répliqua le Pharisien, — dépêchons-nous ; car cette générosité dans les païens est chose rare, et l’infidélité a toujours été un attribut des adorateurs de Baal.

— Qu’ils soient infidèles et trompeurs, cela est aussi vrai que le Pentateuque, — dit Buzi-Ben-Lévi, — mais c’est seulement envers le peuple d’Adonaï. Quand a-t-on vu que les Ammonites fussent infidèles à leurs propres intérêts ? Il me semble que ce n’est pas un trop grand trait de générosité de nous accorder des agneaux pour l’autel du Seigneur, en échange de trente sicles d’argent qu’ils reçoivent par tête d’animal !

— Tu oublies toutefois, Ben-Lévi, — répondit Abel-Phittim, — que le Romain Pompée, qui maintenant assiège comme un impie la cité du Très-Haut, n’a aucune preuve que nous n’employons pas les agneaux achetés pour l’autel à la nourriture du corps plutôt qu’à celle de l’esprit.

— Pour lors, par les cinq pointes de ma barbe ! — s’écria le Pharisien, qui appartenait à la secte nommée les Cogneurs (petit groupe de saints dont la façon de se cogner et de se déchirer les pieds contre le pavé était depuis longtemps une épine et un reproche pour les dévots moins zélés, une pierre d’achoppement pour les marcheurs moins illuminés), — par les cinq pointes de cette barbe que, comme prêtre, il m’est interdit de raser, n’avons-nous vécu que pour voir le jour où le parvenu idolâtre et blasphémateur de Rome nous accuserait d’approprier aux appétits de la chair les éléments les plus saints et les plus consacrés ? N’avons-nous vécu que pour voir le jour où… ?

— Ne nous enquérons pas des motifs du Philistin, — interrompit Abel-Phittim, — car aujourd’hui nous profitons pour la première fois de son avarice ou de sa générosité ; mais dépêchons-nous plutôt d’aller aux remparts, de peur que les offrandes ne nous manquent pour l’autel dont les pluies du ciel ne peuvent éteindre le feu et dont aucune tempête ne peut abattre les colonnes de fumée. »

La partie de la ville vers laquelle se hâtaient maintenant nos braves Gizbarim, et qui portait le nom de son constructeur, le roi David, était considérée comme le district le mieux fortifié de Jérusalem, et se trouvait située sur la haute et escarpée colline de Zion. Là, une tranchée large, profonde, circulaire, taillée dans le roc même, était défendue par un mur d’une grande solidité, élevé sur son bord intérieur. Ce mur était décoré, par intervalles réguliers, de tours carrées de marbre blanc, la plus basse comptant soixante, et la plus haute cent vingt coudées de hauteur. Mais, dans le voisinage de la porte de Benjamin, le mur cessait de régner au bord du fossé ; en revanche, entre le niveau de la tranchée et la base du rempart montait perpendiculairement un rocher, haut de deux cent cinquante coudées, faisant partie de la montagne escarpée de Moriah. De sorte que, quand Siméon et ses collègues arrivèrent au sommet de la tour appelée Adoni-Bezek, la plus haute de toutes les tours qui formaient la ceinture de Jérusalem et qui était le lieu habituel des communications avec l’armée assiégeante, ils purent contempler, au-dessous d’eux, le camp de l’ennemi, d’une hauteur qui dépassait de beaucoup de pieds la pyramide de Chéops, et de quelques-uns le temple de Bélus.

« En vérité, — soupira le Pharisien, comme il regardait avec vertige dans le précipice, — les incirconcis sont comme les sables sur les rivages de la mer, comme les sauterelles dans le désert ! La vallée du Roi est devenue la vallée d’Adommin.

— Et encore, — ajouta Ben-Lévi, — tu ne peux pas me montrer un Philistin, non, pas un seul, depuis Aleph jusqu’à Tau, depuis le désert jusqu’aux fortifications, qui semble plus gros que la lettre Jod !

— Descendez le panier avec les sicles d’argent, — cria alors un soldat romain, d’une voix rude et enrouée qui semblait sortir de l’empire de Pluton ; — descendez le panier avec cette monnaie maudite dont le nom écorche la bouche d’un noble Romain ! Est-ce ainsi que vous témoignez votre gratitude à notre maître Pompée, qui, dans son indulgence, a bien voulu tendre l’oreille à vos importunités d’idolâtres ? Le dieu Phœbus, qui est un vrai dieu, est en route depuis une heure, et ne devriez-vous pas être sur les remparts au lever du soleil ? Ædépol ! pensez-vous que nous, les vainqueurs du monde, nous n’ayons rien de mieux à faire que de monter la garde à la porte de tous les chenils pour trafiquer avec les chiens de la terre ? Descendez le panier, vous dis-je, — et ayez soin que votre drogue soit de bonne couleur et de bon poids !

— El Elohim ! — s’écria le Pharisien, pendant que les rauques accents du centurion résonnaient le long des roches du précipice et venaient mourir contre le temple ; — El Elohim ! qui est le dieu Phœbus ? qui donc invoque ce blasphémateur ? Toi, Buzi-Ben-Lévi, qui es érudit dans les lois des Gentils et qui as séjourné parmi ceux qui se souillent avec les Téraphim, est-ce Nergal, dont parle l’idolâtre ? ou Ashimah ? ou Nibhaz ? ou Tartak ? ou Adramalech ? ou Anamalech ? ou Succoth-Bénith ? ou Dagon ? ou Bélial ? ou Baal-Périth ? ou Baal-Péor ? ou Baal-Zébub ?

— Non, en vérité, ce n’est rien de tout cela ; mais prends garde ; ne laisse pas glisser la corde trop rapidement entre tes doigts ; car l’osier pourrait s’accrocher à cette saillie du roc, là-bas, et tu éparpillerais déplorablement les saintes choses du sanctuaire. »

À l’aide d’un mécanisme assez grossièrement façonné, le panier pesamment chargé était enfin descendu au milieu de la foule ; et, de leur pinacle vertigineux, ils pouvaient voir les Romains se presser confusément autour ; mais la hauteur prodigieuse, unie au brouillard, les empêchait de saisir distinctement leurs opérations.

Une demi-heure s’était déjà écoulée.

« Nous serons en retard, — soupira le Pharisien, regardant impatiemment dans l’abîme à l’expiration de ce terme ; — nous serons en retard ! nous serons expulsés de notre emploi par les Katholim.

— Jamais plus, — repartit Abel-Phittim, — jamais plus nous ne nous régalerons de la graisse de la terre ; jamais plus nos barbes ne se parfumeront d’oliban ; jamais plus nos reins ne se ceindront du fin lin du Temple !

— Raca ! — jura Ben-Lévi, — Raca ! ont-ils l’intention de nous voler l’argent du marché ? ou, Saint Moïse ! osent-ils donc peser les sicles du Tabernacle ?
— Enfin ils ont donné le signal ! — cria le Pharisien, — ils ont donné le signal ! Tire, Abel-Phittim, et toi, Buzi-Ben-Lévi, tire aussi ! car, en vérité, les Philistins retiennent encore le panier, ou bien le Seigneur a persuadé à leurs cœurs d’y mettre un animal d’un bon poids ! »

Et les Gizbarim tiraient, et le fardeau se balançait lourdement et montait à travers la brume toujours croissante.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
« Malédiction sur lui ! malédiction sur lui ! telle fut l’exclamation qui jaillit des lèvres de Ben-Lévi, quand au bout d’une heure un objet se dessina confusément à l’extrémité de la corde.

— Malédiction sur lui ! — Fi ! c’est un bélier qui vient des fourrés d’Engadi, et qui est aussi rugueux que la vallée de Jéhosaphat !

— C’est un premier-né du troupeau, — dit Abel-Phittim, — je le reconnais au bêlement de ses lèvres et à la courbure enfantine de ses membres. Ses yeux sont plus beaux que les joyaux du Pectoral, et sa chair est semblable au miel d’Hébron.

— C’est un veau engraissé dans les pâturages de Bashan, — dit le Pharisien ; — les païens se sont conduits admirablement avec nous ! Élevons nos voix en un psaume ! Rendons grâces avec la trompette et le psaltérion ! avec la harpe et le buccin ! avec le sistre et la saquebute ! »

Ce fut seulement quand le panier fut arrivé à quelques pieds des Gizbarim, qu’un sourd grognement trahit à leurs sens un cochon de proportions peu communes.

« Pour lors, El Emanu ! » s’écria le trio lentement et les yeux levés au ciel.

Et, comme ils lâchèrent prise, le porc, abandonné à lui-même, dégringola précipitamment au milieu des Philistins.

« El Emanu ! que Dieu soit avec nous ! C’est de la chair innommable ! »


Notes

Sicle : Poids de 6 grammes et monnaie d'argent chez les Hébreux.
Psaltérion : Instrument de musique à cordes pincées ou grattées, à caisse de résonance plate, de forme triangulaire ou trapézoïdale.
Buccin : Trompette romaine.
Sistre : Instrument de musique à percussion fait d'une tige d'où partent des branches garnies de métal.
Saquebute : Instrument de musique à vent, type de trompette harmonique, ancêtre du trombone.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

LE SYSTÈME DU DOCTEUR GOUDRON ET DU PROFESSEUR PLUME




Pendant l’automne de 18.., comme je visitais les provinces de l’extrême sud de la France, ma route me conduisit à quelques milles d’une certaine maison de santé, ou hospice particulier de fous, dont j’avais beaucoup entendu parler à Paris par des médecins, mes amis. Comme je n’avais jamais visité un lieu de cette espèce, je jugeai l’occasion trop bonne pour la négliger, et je proposai à mon compagnon de voyage (un gentleman dont j’avais fait, par hasard, la connaissance quelques jours auparavant) de nous détourner de notre route, pendant une heure à peu près, et d’examiner l’établissement. Mais il s’y refusa, se disant d’abord très-pressé et objectant ensuite l’horreur qu’inspire généralement la vue d’un aliéné. Il me pria cependant de ne pas sacrifier à un désir de courtoisie envers lui les satisfactions de ma curiosité, et me dit qu’il continuerait à chevaucher en avant, tout doucement, de sorte que je pusse le rattraper dans la journée, ou, à tout hasard, le jour suivant. Comme il me disait adieu, il me vint à l’esprit que j’éprouverais peut-être quelque difficulté à pénétrer dans le lieu en question, et je lui fis part de mes craintes à ce sujet. Il me répondit qu’en effet, à moins que je ne connusse personnellement M. Maillard, le directeur, ou que je ne possédasse quelque lettre d’introduction, il pourrait bien s’élever quelque difficulté, parce que les règlements de ces maisons particulières de fous étaient beaucoup plus sévères que ceux des hospices publics. Quant à lui, ajouta-t-il, il avait fait, quelques années auparavant, la connaissance de Maillard, et il pouvait me rendre du moins le service de m’accompagner jusqu’à la porte et de me présenter ; mais sa répugnance, relativement à la folie, ne lui permettait pas d’entrer dans la maison.

Je le remerciai, et, nous détournant de la grande route, nous entrâmes dans un chemin de traverse gazonné, qui, au bout d’une demi-heure, se perdait presque dans un bois épais, recouvrant la base d’une montagne. Nous avions fait environ deux milles à travers ce bois humide et sombre quand enfin la maison de santé nous apparut. C’était un fantastique château, très-abîmé, et qui, à en juger par son air de vétusté et de délabrement, devait être à peine habitable. Son aspect me pénétra d’une véritable terreur, et, arrêtant mon cheval, je sentis presque l’envie de tourner bride. Cependant, j’eus bientôt honte de ma faiblesse, et je continuai.

Comme nous nous dirigions vers la grande porte, je m’aperçus qu’elle était entre-bâillée, et je vis une figure d’homme qui regardait à travers. Un instant après, cet homme s’avançait, accostait mon compagnon en l’appelant par son nom, lui serrait cordialement la main et le priait de mettre pied à terre. C’était M. Maillard lui-même, un véritable gentleman de la vieille école : belle mine, noble prestance, manières exquises, et un certain air de gravité, de dignité et d’autorité fait pour produire une vive impression.

Mon ami me présenta et expliqua mon désir de visiter l’établissement ; M. Maillard lui ayant promis qu’il aurait pour moi toutes les attentions possibles, il prit congé de nous, et, depuis lors je ne l’ai plus revu.

Quand il fut parti, le directeur m’introduisit dans un petit parloir excessivement soigné, contenant, entre autres indices d’un goût raffiné, force livres, des dessins, des vases de fleurs et des instruments de musique. Un bon feu flambait joyeusement dans la cheminée. Au piano, chantant un air de Bellini, était assise une jeune et très-belle femme, qui, à mon arrivée, s’interrompit et me reçut avec une gracieuse courtoisie. Elle parlait à voix basse, et il y avait dans toutes ses manières quelque chose de mortifié. Je crus voir aussi des traces de chagrin dans tout son visage, dont la pâleur excessive n’était pas, selon moi du moins, sans quelque agrément. Elle était en grand deuil d’ailleurs, et elle éveilla dans mon cœur un sentiment combiné de respect, d’intérêt et d’admiration.
J’avais entendu dire à Paris que l’établissement de M. Maillard était organisé d’après ce qu’on nomme vulgairement le système de la douceur ; qu’on y évitait l’emploi de tous les châtiments ; qu’on n’avait même recours à la réclusion que fort rarement ; que les malades, surveillés secrètement, jouissaient, en apparence, d’une grande liberté et qu’ils pouvaient, pour la plupart, circuler à travers la maison et les jardins, dans la tenue ordinaire des personnes qui sont dans leur bon sens.

Tous ces détails restant présents à mon esprit, je prenais bien garde à tout ce que je pouvais dire devant la jeune dame ; car rien ne m’assurait qu’elle eût toute sa raison ; et, en effet, il y avait dans ses yeux un certain éclat inquiet qui m’induisait presque à croire qu’elle ne l’avait pas. Je restreignis donc mes observations à des sujets généraux, ou à ceux que je jugeais incapables de déplaire à une folle ou même de l’exciter. Elle répondit à tout ce que je dis d’une manière parfaitement sensée ; et même ses observations personnelles étaient marquées du plus solide bon sens. Mais une longue étude de la physiologie de la folie m’avait appris à ne pas me fier même à de pareilles preuves de santé morale, et je continuai, pendant toute l’entrevue, à pratiquer la prudence dont j’avais usé au commencement.

En ce moment, un fort élégant domestique en livrée apporta un plateau chargé de fruits, de vins et d’autres rafraîchissements, dont je pris volontiers ma part ; la dame, peu de temps après, quitta le parloir. Quand elle fut partie, je tournai les yeux vers mon hôte d’une manière interrogative.

« Non, — dit-il, — oh ! non… c’est une personne de ma famille…, ma nièce, une femme accomplie d’ailleurs.

— Je vous demande mille pardons de mon soupçon, — répliquai-je, — mais vous saurez bien vous-même m’excuser. L’excellente administration de votre maison est bien connue à Paris, et je pensais qu’il serait possible, après tout… vous comprenez…

— Oui ! oui ! n’en parlez plus, — ou plutôt c’est moi qui devrais vous remercier pour la très-louable prudence que vous avez montrée. Nous trouvons rarement autant de prévoyance chez les jeunes gens, et plus d’une fois nous avons vu se produire de déplorables accidents par l’étourderie de nos visiteurs. Lors de l’application de mon premier système, et quand mes malades avaient le privilège de se promener partout à leur volonté, ils étaient quelquefois jetés dans des crises dangereuses par des personnes irréfléchies, invitées à examiner notre établissement. J’ai donc été contraint d’imposer un rigoureux système d’exclusion, et désormais nul n’a pu obtenir accès chez nous, sur la discrétion de qui je ne pusse pas compter.

— Lors de l’application de votre premier système ? — dis-je, répétant ses propres paroles. — Dois-je entendre par là que le système de douceur dont on m’a tant parlé a cessé d’être appliqué chez vous ?

— Il y a maintenant quelques semaines, — répliqua-t-il, — que nous avons décidé de l’abandonner à tout jamais.

— En vérité ! vous m’étonnez.

— Nous avons jugé absolument nécessaire, — dit-il avec un soupir, — de revenir aux vieux errements. Le système de douceur était un effrayant danger de tous les instants, et ses avantages ont été estimés à un trop haut prix. Je crois, monsieur, que, si jamais épreuve loyale a été faite, c’est dans cette maison même. Nous avons fait tout ce que pouvait raisonnablement suggérer l’humanité. Je suis fâché que vous ne nous ayez pas rendu visite à une époque antérieure. Vous auriez pu juger la question par vous-même. Mais je suppose que vous êtes bien au courant du traitement par la douceur dans tous ses détails.

— Pas absolument. Ce que j’en connais, je le tiens de troisième ou de quatrième main.

— Je définirai donc le système en termes généraux : un système où le malade était ménagé ; un système de laisser faire. Nous ne contredisions aucune des fantaisies qui entrait dans la cervelle du malade. Au contraire, non-seulement nous nous y prêtions, mais encore nous l’encouragions ; et c’est ainsi que nous avons pu opérer un grand nombre de cures radicales. Il n’y a pas de raisonnement qui touche autant la raison affaiblie d’un fou que la réduction à l’absurde. Nous avons eu des hommes, par exemple, qui se croyaient poulets. Le traitement consistait, en ce cas, à reconnaître, à accepter le cas comme un fait positif, — à accuser le malade de stupidité en ce qu’il ne reconnaissait pas suffisamment son cas comme fait positif, — et dès lors à lui refuser, pendant une semaine, toute autre nourriture que celle qui appartient proprement à un poulet. Grâce à cette méthode, il suffisait d’un peu de grain et de gravier pour opérer des miracles.

— Mais cette espèce d’acquiescement de votre part à la monomanie, était-ce tout ?

— Non pas. Nous avions grande foi aussi dans les amusements de nature simple, tels que la musique, la danse, les exercices gymnastiques en général, les cartes, certaines classes de livres, etc., etc. Nous faisions semblant de traiter chaque individu pour une affection physique ordinaire, et le mot folie n’était jamais prononcé. Un point de grande importance était de donner à chaque fou la charge de surveiller les actions de tous les autres. Mettre sa confiance dans l’intelligence ou la discrétion d’un fou, c’est le gagner corps et âme. Par ce moyen, nous pouvions nous passer de toute une classe fort dispendieuse de surveillants.

— Et vous n’aviez de punitions d’aucune sorte ?

— D’aucune.

— Et vous n’enfermiez jamais vos malades ?

— Très-rarement. De temps à autre, la maladie de quelque individu s’élevant jusqu’à une crise, ou tournant soudainement à la fureur, nous le transportions dans une cellule secrète, de peur que le désordre de son esprit n’infectât les autres, et nous le gardions ainsi jusqu’au moment où nous pouvions le renvoyer à ses parents ou à ses amis ; — car nous n’avions rien à faire avec le fou furieux. D’ordinaire, il est transféré dans les hospices publics.

— Et maintenant, vous avez changé tout cela ; et vous croyez avoir fait pour le mieux ?

— Décidément, oui. Le système avait ses inconvénients et même ses dangers. Actuellement, il est, Dieu merci ! condamné dans toutes les maisons de santé de France.

— Je suis très-surpris, — dis-je, — de tout ce que vous m’apprenez ; car je considérais comme certain qu’il n’existe pas d’autre méthode de traitement de la folie, actuellement en vigueur, dans toute l’étendue du pays.

— Vous êtes encore jeune, mon ami, — répliqua mon hôte, — mais le temps viendra où vous apprendrez à juger par vous-même tout ce qui se passe dans le monde, sans vous fier au bavardage d’autrui. Ne croyez rien de ce que vous entendez dire, et ne croyez que la moitié de ce que vous voyez. Or, relativement à nos maisons de santé, il est clair que quelque ignare s’est joué de vous. Après le dîner, cependant, quand vous serez suffisamment remis de la fatigue de votre voyage, je serai heureux de vous promener à travers la maison et de vous faire apprécier un système qui, dans mon opinion et dans celle de toutes les personnes qui ont pu en voir les résultats, est incomparablement le plus efficace de tous ceux imaginés jusqu’à présent.

— C’est votre propre système ? — demandai-je, — un système de votre invention ?

— Je suis fier, — répliqua-t-il, — d’avouer que c’est bien le mien, au moins dans une certaine mesure. »
Je conversai ainsi avec M. Maillard une heure ou deux, pendant lesquelles il me montra les jardins et les cultures de l’établissement.

« Je ne puis pas, — dit-il, — vous laisser voir mes malades immédiatement. Pour un esprit sensitif, il y a toujours quelque chose de plus ou moins répugnant dans ces sortes d’exhibitions ; et je ne veux pas vous priver de votre appétit pour le dîner. Car nous dînerons ensemble. Je puis vous offrir du veau à la Sainte-Menehould, des choux-fleurs à la sauce veloutée, après cela un verre de clos-vougeot ; vos nerfs alors seront suffisamment raffermis. »

À six heures, on annonça le dîner, et mon hôte m’introduisit dans une vaste salle à manger, où était rassemblée une nombreuse compagnie, vingt-cinq ou trente personnes en tout. C’étaient, en apparence, des gens de bonne société, certainement de haute éducation, quoique leurs toilettes, à ce qu’il me sembla, fussent d’une richesse extravagante et participassent un peu trop du raffinement fastueux de la vieille cour[1]. J’observai aussi que les deux tiers au moins des convives étaient des dames, et que quelques-unes d’entre elles n’étaient nullement habillées selon la mode qu’un Parisien considère comme le bon goût du jour. Plusieurs femmes, par exemple, qui n’avaient pas moins de soixante et dix ans, étaient parées d’une profusion de bijouterie, bagues, bracelets et boucles d’oreilles, et montraient leurs seins et leurs bras outrageusement nus. Je notai également que très-peu de ces costumes étaient bien faits, ou du moins que la plupart étaient mal adaptés aux personnes qui les portaient. En regardant autour de moi, je découvris l’intéressante jeune fille à qui M. Maillard m’avait présenté dans le petit parloir ; mais ma surprise fut grande de la voir accoutrée d’une vaste robe à paniers, avec des souliers à hauts talons et un bonnet crasseux de point de Bruxelles, beaucoup trop grand pour elle, si bien qu’il donnait à sa figure une apparence ridicule de petitesse. La première fois que je l’avais vue, elle était vêtue d’un grand deuil qui lui allait à merveille. Bref, il y avait un air de singularité dans la toilette de toute la société, qui me remit en tête mon idée primitive du système de douceur, et me donna à penser que M. Maillard avait voulu m’illusionner jusqu’à la fin du dîner, de peur que je n’éprouvasse des sensations désagréables pendant le repas, me sachant à table avec des lunatiques ; mais je me souvins qu’on m’avait parlé, à Paris, des provinciaux du Midi comme de gens particulièrement excentriques et entichés d’une foule de vieilles idées ; et, d’ailleurs, en causant avec quelques-uns des convives, je sentis bientôt mes appréhensions se dissiper complètement.

La salle à manger, elle-même, quoique ne manquant pas tout à fait de confortable, et de bonnes dimensions, n’avait pas toutes les élégances désirables. Ainsi, le parquet était sans tapis ; il est vrai qu’en France on s’en passe souvent. Les fenêtres étaient privées de rideaux ; les volets, quand ils étaient fermés, étaient solidement assujettis par des barres de fer, fixées en diagonale, à la manière ordinaire des fermetures des boutiques. J’observai que la salle formait, à elle seule, une des ailes du château, et que les fenêtres occupaient ainsi trois des côtés du parallélogramme, la porte se trouvant placée sur le quatrième. Il n’y avait pas moins de dix fenêtres en tout.

La table était splendidement servie. Elle était couverte de vaisselle plate et surchargée de toutes sortes de friandises. C’était une profusion absolument barbare. Il y avait en vérité assez de mets pour régaler les Anakim. Jamais, de mon vivant, je n’avais contemplé un si monstrueux étalage, un si extravagant gaspillage de toutes les bonnes choses de la vie ; — peu de goût, il est vrai, dans l’arrangement du service ; — et mes yeux, accoutumés à des lumières douces, se trouvaient cruellement offensés par le prodigieux éclat d’une multitude de bougies, dans des candélabres d’argent, qu’on avait posés sur la table et disséminés dans toute la salle, partout où on avait pu en trouver la place. Le service était fait par plusieurs domestiques très-actifs, et sur une grande table, tout au fond de la salle, étaient assises sept ou huit personnes avec des violons, des flûtes, des trombones et un tambour. Ces gaillards, à de certains intervalles, pendant le repas, me fatiguèrent beaucoup par une infinie variété de bruits, qui avaient la prétention d’être de la musique, et qui, à ce qu’il paraissait, causaient un vif plaisir à tous les assistants, — moi excepté, bien entendu.

En somme, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il y avait passablement de bizarrerie dans tout ce que je voyais ; mais, après tout, le monde est fait de toutes sortes de gens, qui ont des manières de penser fort diverses et une foule d’usages tout à fait conventionnels. Et puis, j’avais trop voyagé pour n’être pas un parfait adepte du nil admirari ; aussi je pris très-tranquillement place à la droite de mon amphitryon, et, doué d’un excellent appétit, je fis honneur à toute cette bonne chère.

(...)


Notes

Amphitryon : Hôte chez qui l’on est invité à manger.
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Montparnasse
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

La conversation, cependant, était animée et générale. Les dames, selon leur habitude, parlaient beaucoup. Je vis bientôt que la société était composée, presque entièrement, de gens bien élevés, et mon hôte était, à lui seul, un trésor de joyeuses anecdotes. Il semblait assez volontiers disposé à parler de sa position de directeur d’une maison de santé ; et, à ma grande surprise, la folie elle-même devint le thème de causerie favori de tous les convives.
« Nous avions ici autrefois un gaillard, — dit un gros petit monsieur, assis à ma droite, — qui se croyait théière ; et, soit dit en passant, n’est-ce pas chose remarquable que cette lubie particulière entre si souvent dans la cervelle des fous ? Il n’y a peut-être pas en France un hospice d’aliénés qui ne puisse fournir une théière humaine. Notre monsieur était une théière de fabrique anglaise, et il avait soin de se polir lui-même tous les matins avec une peau de daim et du blanc d’Espagne.

— Et puis, — dit un grand homme, juste en face, — nous avons eu, il n’y a pas bien longtemps, un individu qui s’était fourré dans la tête qu’il était un âne, — ce qui, métaphoriquement parlant, direz-vous, était parfaitement vrai. C’était un malade très-fatigant, et nous avions beaucoup de peine à l’empêcher de dépasser toutes les bornes. Pendant un assez long temps, il ne voulut manger que des chardons ; mais nous l’avons bientôt guéri de cette idée en insistant pour qu’il ne mangeât pas autre chose. Il était sans cesse occupé à ruer avec ses talons… comme ça, tenez… comme ça…

— Monsieur de Kock ! je vous serais bien obligée, si vous pouviez vous contenir ! — interrompit alors une vieille dame, assise à côté de l’orateur. — Gardez, s’il vous plaît, vos coups de pieds pour vous. Vous avez abîmé ma robe de brocart ! Est-il indispensable, je vous prie, d’illustrer une observation d’une manière aussi matérielle ? Notre ami, que voici, vous comprendra tout aussi bien sans cette démonstration physique. Sur ma parole, vous êtes presque un aussi grand âne que ce pauvre insensé croyait l’être lui-même. Votre jeu est tout à fait nature, aussi vrai que je vis !

— Mille pardons, mam’zelle ! — répondit M. de Kock, ainsi interpellé, — mille pardons ! je n’avais pas l’intention de vous offenser. Mam’zelle Laplace, M. de Kock sollicite l’honneur de prendre le vin avec vous. »

Alors, M. de Kock s’inclina, baisa cérémonieusement sa propre main, et prit le vin avec mam’zelle Laplace.

« Permettez-moi, mon ami, — dit M. Maillard en s’adressant à moi, — permettez-moi de vous envoyer un morceau de ce veau à la Sainte-Menehould ; vous le trouverez particulièrement délicat. »
Trois vigoureux domestiques avaient réussi à déposer sans accident sur la table un énorme plat, ou plutôt un bateau, contenant ce que j’imaginais être le monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum. Un examen plus attentif me confirma toutefois que c’était seulement un petit veau rôti, tout entier, appuyé sur ses genoux, avec une pomme entre les dents, selon la mode usitée en Angleterre pour servir un lièvre.

« Non, je vous remercie, — répliquai-je ; — pour dire la vérité, je n’ai pas un faible bien déterminé pour le veau à la Sainte… comment dites-vous ? car je ne trouve pas généralement qu’il me réussisse. Je vous prierai de faire changer cette assiette et de me permettre d’essayer un peu du lapin. »

Il y avait sur la table quelques plats latéraux, contenant ce qui me semblait être du lapin ordinaire, à la française, un délicieux morceau, que je puis vous recommander.

« Pierre ! — cria mon hôte, — changez l’assiette de monsieur, et donnez-lui un morceau de ce lapin au chat.

— De ce… quoi ? — dis-je.
— De ce lapin au chat.

— Eh bien, je vous remercie. Toutes réflexions faites, non. Je vais me servir moi-même un peu de jambon. »

En vérité, pensais-je, on ne sait pas ce qu’on mange à la table de ces gens de province. Je ne veux pas goûter de leur lapin au chat, pas plus, et pour la même raison, que je ne voudrais de leur chat au lapin.

« Et puis, — dit un personnage à figure cadavéreuse, placé au bas de la table, reprenant le fil de la conversation où il avait été brisé, — entre autres bizarreries, nous avons eu, à une certaine époque, un malade qui s’obstinait à se croire un fromage de Cordoue, et qui se promenait partout, un couteau à la main, invitant ses amis à couper, seulement pour y goûter, un petit morceau de sa cuisse.

— C’était sans doute un grand fou, — interrompit une autre personne ; — mais il n’est pas à comparer à un individu que nous avons tous connu, à l’exception de ce gentleman étranger. Je veux parler de l’homme qui se prenait pour une bouteille de champagne, et qui partait, toujours avec un pan… pan… ! et un pschi… i… i… i… ! de cette manière… »

Ici, l’orateur, très-grossièrement, à mon sens, fourra son pouce droit sous la joue gauche, l’en retira brusquement avec un bruit ressemblant à la pétarade d’un bouchon qui saute, et puis, par un adroit mouvement de la langue sur les dents, produisit un sifflement aigu, qui dura quelques minutes, pour imiter la mousse du champagne. Cette conduite, je le vis bien, ne fut pas précisément du goût de M. Maillard ; cependant, il ne dit rien, et la conversation fut reprise par un petit homme très-maigre, avec une grosse perruque.

« Il y avait aussi, — dit-il, — un imbécile qui se croyait une grenouille, animal auquel, pour le dire en passant, il ressemblait considérablement. Je voudrais que vous l’eussiez vu, monsieur, — c’était à moi qu’il s’adressait, — ça vous aurait fait du bien au cœur de voir les airs naturels qu’il prenait. Monsieur, si cet homme n’était pas une grenouille, je puis dire que c’est un grand malheur qu’il ne le fût pas. Son coassement était à peu près cela : O… o… o… gh… ! O… o… o… gh ! — C’était vraiment la plus belle note du monde, — un si bémol ! et, quand il plaçait ses coudes sur la table de cette façon, après avoir pris un ou deux verres de vin, et qu’il distendait sa bouche ainsi, et qu’il roulait ses yeux comme ça, et puis qu’il les faisait clignoter avec une excessive rapidité, — comme ça, voyez-vous, — eh bien, monsieur, je puis vous affirmer de la manière la plus positive que vous seriez tombé en extase devant le génie de cet homme.

— Je n’en doute pas, — répondis-je.

— Il y avait aussi, — dit un autre, — il y avait aussi Petit-Gaillard, qui se croyait une pincée de tabac, et qui était désolé de ne pouvoir se prendre lui-même entre son index et son pouce.

— Nous avons eu aussi Jules Deshoulières, qui était vraiment un singulier génie, et qui devint fou de l’idée qu’il était une citrouille. Il persécutait sans cesse le cuisinier pour se faire mettre en pâtés, chose à laquelle le cuisinier se refusait avec indignation. Pour ma part, je n’affirmerai pas qu’une tourte à la Deshoulières ne fût un mets des plus délicats, en vérité !
— Vous m’étonnez ! — dis-je, — et je regardais M. Maillard d’un air interrogatif.

— Ha ! ha ! — fit celui-ci, — hé ! hé ! hi ! hi ! oh ! oh ! hu ! hu ! — Excellent, en vérité ! Il ne faut pas vous étonner, mon ami ; notre ami est un original, un farceur ; il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’il dit.

— Oh ! mais, — dit une autre personne de la société, — nous avons connu aussi Buffon-Legrand, un autre personnage très-extraordinaire dans son genre. Il eut le cerveau dérangé, et se figura qu’il était possesseur de deux têtes. Il affirmait que l’une d’elles était celle de Cicéron ; quant à l’autre, il se la figurait composite, étant celle de Démosthènes depuis le haut du front jusqu’à la bouche, et celle de lord Brougham depuis la bouche jusqu’au bas du menton. Il ne serait pas impossible qu’il se trompât ; mais il vous aurait convaincu qu’il avait raison ; car c’était un homme d’une grande éloquence. Il avait une véritable passion pour l’art oratoire, et ne pouvait se retenir de la montrer. Par exemple, il avait l’habitude de sauter ainsi sur la table, et puis… »
En ce moment, un ami de l’orateur, assis à son côté, lui mit la main sur l’épaule et lui chuchota quelques mots à l’oreille ; là-dessus, l’autre cessa soudainement de parler et se laissa retomber sur sa chaise.

« Et puis, — dit l’ami, celui qui avait parlé bas, — il y a eu Boulard aussi, le toton. Je l’appelle le toton parce qu’il fut pris, en réalité, de la manie, singulière peut-être, mais non absolument déraisonnable, de se croire métamorphosé en toton. Vous auriez crevé de rire à le voir tourner. Il pirouettait à l’heure sur un seul talon, de cette façon, voyez… »

Alors, l’ami qu’il avait interrompu, un instant auparavant, par un avis dit à l’oreille, lui rendit, à son tour, exactement le même office.

« Mais alors, — cria une vieille dame d’une voix éclatante, — votre M. Boulard était un fou, et un fou très-bête, pour le moins. Car, permettez-moi de vous le demander, qui a jamais entendu parler d’un toton humain ? La chose est absurde. Madame Joyeuse était une personne plus sensée, comme vous savez. Elle avait aussi sa lubie, mais une inspirée par le sens commun, et qui procurait du plaisir à tous ceux qui avaient l’honneur de la connaître. Elle avait découvert, après mûre réflexion, qu’elle avait été, par accident, changée en jeune coq ; mais, en tant que coq, elle se conduisait normalement. Elle battait des ailes, comme ça, comme ça, avec un effort prodigieux ; et, quant à son chant, il était délicieux ! Co… o… o… o… queri… co… o… o… o… ! Co… o… o… que… ri… co… co… co… o… o… o… o… ! »

— Madame Joyeuse, je vous prie de vouloir bien vous contenir ! — interrompit notre hôte avec colère. — Si vous ne voulez pas vous conduire décemment comme une dame doit le faire, vous pouvez quitter la table immédiatement. À votre choix ! »

La dame (que je fus très-étonné d’entendre nommer madame Joyeuse, après la description de madame Joyeuse qu’elle-même venait de faire) rougit jusqu’aux sourcils, et sembla profondément humiliée de la réprimande. Elle baissa la tête et ne répondit pas une syllabe. Mais une autre dame plus jeune reprit le sujet de conversation en train. C’était ma belle jeune fille du parloir.
« Oh ! — s’écria-t-elle, — madame Joyeuse était une folle ! mais il y avait, en somme, beaucoup de sens dans l’opinion d’Eugénie Salsafette. C’était une très-belle jeune dame, d’un air contrit et modeste, qui jugeait la mode ordinaire de s’habiller très-indécente, et qui voulait toujours se vêtir en se mettant hors de ses habits au lieu de se mettre dedans. C’est une chose bien facile à faire, après tout. Vous n’avez qu’à faire comme ça… et puis comme ça… et puis ensuite…, et enfin… »

— Mon Dieu ! mam’zelle Salsafette ! — s’écrièrent une douzaine de voix ensemble, — que faites-vous ? — Arrêtez ! — c’est suffisant. — Nous voyons bien comment cela peut se faire ! — Assez ! assez ! »

Et quelques personnes s’élançaient déjà de leur chaise pour empêcher mam’zelle Salsafette de se mettre sur le pied d’égalité avec la Vénus de Médicis, quand le résultat désirable fut soudainement et efficacement amené par une suite de grands cris ou de hurlements, provenant de quelque partie du corps principal du château. Mes nerfs furent, pour dire vrai, très-affectés par ces hurlements ; mais, quant aux autres convives, ils me firent pitié. Jamais de ma vie je n’ai vu une compagnie de gens sensés aussi complètement effrayée. Ils devinrent tous pâles comme autant de cadavres ; ils se ratatinaient sur leur chaise, frissonnaient et baragouinaient de terreur, et semblaient attendre d’une oreille anxieuse la répétition du même bruit. Il se répéta, en effet, plus haut et comme se rapprochant, — et puis une troisième fois, très-fort, très-fort, — enfin une quatrième, mais avec une vigueur évidemment décroissante. À cet apaisement apparent de la tempête, toute la compagnie reprit immédiatement ses esprits, et l’animation et les anecdotes recommencèrent de plus belle. Je me hasardai alors à demander quelle était la cause de ce trouble.

« Une pure bagatelle, — dit M. Maillard. — Nous sommes blasés là-dessus, et nous nous en inquiétons vraiment fort peu. Les fous, à des intervalles réguliers, se mettent à hurler de concert, l’un excitant l’autre, comme il arrive quelquefois, la nuit, dans une troupe de chiens. Il arrive aussi de temps en temps que ce concert de hurlements est suivi d’un effort simultané de tous pour s’évader ; dans ce cas, il y a, naturellement, lieu à quelques appréhensions.

(...)


Notes

Toton : Dé traversé par une cheville pour qu'on puisse le faire tourner sur lui-même.
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Liza »

Jeu comportant un dé avec six faces ou plus où sont inscrits des nombres (de 1 à 6, il en existe jusqu'à 12 faces).
Les faces des totons sont taillés et marquées de chiffres de 1 jusqu'à 12. Les joueurs font tourner le dé chacun à leur tour, ils additionnent le total des chiffres obtenus écrits sur la face dans un nombre de coups donné.
Je ne sais même pas si cela existe encore. Je connais le mot dans le contexte :

Faire le toton. Faire la toupie. Ces tourbillons gestuels qui reviennent toujours dans le même chemin, comme l'enfant qui fait le toton.

Tourner comme un toton. Être manœuvré, manipulé.

Faire le toton Jeu où l'enfant s'étourdit en tournant le plus vite possible sur lui-même.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

— Et combien en avez-vous maintenant d’emprisonnés ?

— Pour le moment, nous n’en avons pas plus de dix en tout.

— Principalement des femmes, je suppose ?

— Oh ! non. — Tous des hommes, et de vigoureux gaillards, je puis vous l’affirmer.

— En vérité ! j’avais toujours entendu dire que la majorité des fous appartenait au sexe aimable.

— En général, oui ; mais pas toujours. Il y a quelque temps, nous avions ici environ vingt-sept malades, et, sur ce nombre, il n’y avait pas moins de dix-huit femmes ; mais, depuis peu, les choses ont beaucoup changé, comme vous voyez.

— Oui…, ont beaucoup changé, comme vous voyez, — interrompit le monsieur qui avait brisé les tibias de mam’zelle Laplace.

— Oui…, ont beaucoup changé, comme vous voyez, — carillonna en chœur toute la société.

— Retenez vos langues, tous ! entendez-vous ! — cria mon amphitryon, dans un accès de colère. Là-dessus, toute l’assemblée observa, pendant une minute à peu près, un silence de mort. Il y eut une dame qui obéit à la lettre à M. Maillard, c’est-à-dire que, tirant sa langue, une langue d’ailleurs excessivement longue, elle la prit avec ses deux mains, et la tint avec beaucoup de résignation jusqu’à la fin du festin.

« Et cette dame, — dis-je à M. Maillard en me penchant vers lui, et lui parlant à voix basse, — cette excellente dame qui parlait tout à l’heure, et qui nous lançait son coquerico, elle est, je présume, inoffensive, — tout à fait inoffensive, hein ?

— Inoffensive ! — s’écria-t-il avec une surprise non feinte ; — comment ? que voulez-vous dire ?

— Elle n’est que légèrement atteinte ? — dis-je en me touchant le front. — Je suppose qu’elle n’est pas particulièrement, — dangereusement affectée, hein ?

— Mon Dieu ! qu’imaginez-vous là ? Cette dame, ma vieille et particulière amie, madame Joyeuse a l’esprit aussi sain que moi-même. Elle a ses petites excentricités, sans doute ; mais, vous savez, toutes les vieilles femmes, toutes les très-vieilles femmes sont plus ou moins excentriques !

— Sans doute, — dis-je, — sans doute ! — Et le reste de ces dames et de ces messieurs… ?

— Tous sont mes amis et mes gardiens, — interrompit M. Maillard en se redressant avec hauteur, — mes excellents amis et mes aides.

— Quoi ! eux tous ? — demandai-je, — et les femmes aussi, sans exception ?

— Assurément, — dit-il. — Nous ne pourrions rien faire sans les femmes ; ce sont les meilleurs infirmiers du monde pour les fous ; elles ont une manière à elles, vous savez ? leurs yeux produisent des effets merveilleux ; quelque chose comme la fascination du serpent, vous savez ?

— Certainement, — dis-je, — certainement ! — Elles se conduisent d’une façon un peu bizarre, n’est-ce pas ? Elles ont quelque chose d’original, hein ? ne trouvez-vous pas ?

— Bizarre ! original !… Quoi ! vraiment ! vous pensez ainsi ? À vrai dire, nous ne sommes pas bégueules dans le Midi ; nous faisons assez volontiers tout ce qui nous plaît ; nous jouissons de la vie, — et toutes ces habitudes-là, vous comprenez…

— Parfaitement, — dis-je, — parfaitement.

— Et puis, ce clos-vougeot est peut-être un peu capiteux, vous comprenez ? — un peu chaud, n’est-ce pas ?

— Certainement, — dis-je, — certainement. Par parenthèse, monsieur, ne vous ai-je pas entendu dire que le système adopté par vous, à la place du fameux système de douceur, était d’une rigoureuse sévérité ?

— Nullement. La réclusion est nécessairement rigoureuse ; mais le traitement, — le traitement médical, veux-je dire, — est plutôt agréable pour les malades.

— Et le nouveau système est de votre invention ?

— Pas absolument. Quelques parties du système doivent être attribuées au professeur Goudron, dont vous avez nécessairement entendu parler ; et il y a dans mon plan des modifications que je suis heureux de reconnaître comme appartenant de droit au célèbre Plume, que vous avez eu l’honneur, si je ne me trompe, de connaître intimement.

— Je suis bien honteux d’avouer, — répliquai-je, que jusqu’ici, je n’avais jamais entendu prononcer les noms de ces messieurs.

— Bonté divine ! — s’écria mon hôte, retirant brusquement sa chaise et levant les mains au ciel. Il est probable que je vous ai mal compris ! vous n’avez pas voulu dire, n’est-ce pas ? que vous n’avez jamais ouï parler de l’érudit docteur Goudron, ni du fameux professeur Plume ?

— Je suis forcé de reconnaître mon ignorance, — répondis-je ; — mais la vérité doit être respectée avant toute chose. Toutefois, je me sens on ne peut plus humilié de ne pas connaître les ouvrages de ces deux hommes, sans aucun doute extraordinaires. Je vais m’occuper de chercher leurs écrits, et je les lirai avec un soin studieux. Monsieur Maillard, vous m’avez réellement, — je dois le confesser, — vous m’avez réellement fait rougir de moi-même ! »

Et c’était la pure vérité.

« N’en parlons plus, mon jeune et excellent ami, — dit-il avec bonté, en me serrant la main ; — prenons cordialement ensemble un verre de ce sauterne. »

Nous bûmes. La société suivit notre exemple sans discontinuer. Ils bavardaient, ils plaisantaient, ils riaient, ils commettaient mille absurdités. Les violons grinçaient, le tambour multipliait ses rantamplans, les trombones beuglaient comme autant de taureaux de Phalaris, — et toute la scène, s’exaspérant de plus en plus à mesure que les vins augmentaient leur empire, devint, à la longue, une sorte de Pandémonium in petto. Cependant, M. Maillard et moi, avec quelques bouteilles de sauterne et de clos-vougeot entre nous deux, nous continuions notre dialogue à tue-tête. Une parole prononcée sur le diapason ordinaire n’avait pas plus de chance d’être entendue que la voix d’un poisson au fond du Niagara.

« Monsieur, — lui criai-je dans l’oreille, — vous me parliez avant le dîner du danger impliqué dans l’ancien système de douceur. Quel est-il ?

— Oui, — répondit-il, — il y avait quelquefois un très-grand danger. Il n’est pas possible de se rendre compte des caprices des fous ; et dans mon opinion, aussi bien que dans celle du docteur Goudron et celle du professeur Plume, il n’est jamais prudent de les laisser se promener librement et sans surveillants. Un fou peut être adouci, comme on dit, pour un temps, mais à la fin il est toujours capable de turbulence. De plus, sa ruse est proverbiale et vraiment très-grande. S’il a un projet en vue, il sait le cacher avec une merveilleuse hypocrisie ; et l’adresse avec laquelle il contrefait la sanité offre à l’étude du philosophe un des plus singuliers problèmes psychiques. Quand un fou paraît tout à fait raisonnable, il est grandement temps, croyez-moi, de lui mettre la camisole.

— Mais le danger, mon cher monsieur, le danger dont vous parliez ? D’après votre propre expérience, depuis que cette maison est sous votre contrôle, avez-vous eu une raison matérielle, positive, de considérer la liberté comme périlleuse, dans un cas de folie ?

— Ici ? — D’après ma propre expérience ? — Certes, je peux répondre : oui ! Par exemple, il n’y a pas très-longtemps de cela, une singulière circonstance s’est présentée dans cette maison même. Le système de douceur, vous le savez, était alors en usage, et les malades étaient en liberté. Ils se comportaient remarquablement bien, à ce point que toute personne de sens aurait pu tirer d’une si belle sagesse la preuve qu’il se brassait parmi ces gaillards quelque plan démoniaque. Et, en effet, un beau matin, les gardiens se trouvèrent pieds et poings liés, et jetés dans les cabanons, où ils furent surveillés comme fous par les fous eux-mêmes, qui avaient usurpé les fonctions de gardiens.

— Oh ! que me dites-vous là ? Je n’ai jamais, de ma vie, entendu parler d’une telle absurdité !

— C’est un fait. Tout cela arriva, grâce à un sot animal, un fou, qui s’était, je ne sais comment, fourré dans la tête qu’il était inventeur du meilleur système de gouvernement dont on eût jamais ouï parler, — gouvernement de fous, bien entendu. Il désirait, je suppose, faire une épreuve de son invention, — et ainsi il persuada aux autres malades de se joindre à lui dans une conspiration pour renverser le pouvoir régnant.

— Et il a réellement réussi ?

— Parfaitement. Les gardiens et les gardés eurent à troquer leurs places respectives, avec cette différence importante toutefois, que les fous avaient été libres, mais que les gardiens furent immédiatement séquestrés dans des cabanons et traités, je suis fâché de l’avouer, d’une manière très-cavalière.

— Mais je présume qu’une contre-révolution a dû s’effectuer promptement. Cette situation ne pouvait pas durer longtemps. Les campagnards du voisinage, les visiteurs venant voir l’établissement auront donné sans doute l’alarme.

— Ici, vous êtes dans l’erreur. Le chef des rebelles était trop rusé pour que cela pût arriver. Il n’admit désormais aucun visiteur, — à l’exception, une seule fois, d’un jeune gentleman, d’une physionomie très-niaise et qui ne pouvait lui inspirer aucune défiance. Il lui permit de visiter la maison, comme pour y introduire un peu de variété et pour s’amuser de lui. Aussitôt qu’il l’eut suffisamment fait poser, il le laissa sortir, et le renvoya à ses affaires.

— Et combien de temps a duré le règne des fous ?

— Oh ! fort longtemps, en vérité ; — un mois certainement ; — combien en plus, je ne saurais le préciser. Cependant les fous se donnaient du bon temps ; — vous en pourriez jurer. Ils jetèrent là leurs vieux habits râpés et en usèrent à leur aise avec la garde-robe de famille et les bijoux. Les caves du château étaient bien fournies de vin, et ces diables de fous sont des connaisseurs qui savent bien boire. Ils ont largement vécu, je puis vous l’affirmer !

— Et le traitement ? Quelle était l’espèce particulière de traitement que le chef des rebelles avait mis en application ?

— Ah ! quant à cela, un fou n’est pas nécessairement un sot, comme je vous l’ai déjà fait observer, et c’est mon humble opinion que son traitement était un bien meilleur traitement que celui auquel il était substitué. C’était un traitement vraiment capital, — simple, — propre, — sans aucun embarras, — réellement délicieux, — c’était… »

Ici, les observations de mon hôte furent brusquement coupées par une nouvelle suite de cris, de même nature que ceux qui nous avaient déjà déconcertés. Cette fois, cependant, ils semblaient provenir de gens qui se rapprochaient rapidement.

« Bonté divine ! — m’écriai-je ; — les fous se sont échappés, sans aucun doute.

— Je crains bien que vous n’ayez raison, » répondit M. Maillard, devenant alors excessivement pâle.

À peine finissait-il sa phrase, que de grandes clameurs et des imprécations se firent entendre sous les fenêtres ; et immédiatement après, il devint évident que quelques individus du dehors s’ingéniaient à entrer de force dans la salle. On battait la porte avec quelque chose qui devait être une espèce de bélier ou un énorme marteau, et les volets étaient secoués et poussés avec une prodigieuse violence.

Une scène de la plus horrible confusion s’ensuivit. M. Maillard, à mon grand étonnement, se jeta sous le buffet. J’aurais attendu de sa part plus de résolution. Les membres de l’orchestre, qui, depuis un quart d’heure, semblaient trop ivres pour accomplir leurs fonctions, sautèrent sur leurs pieds et sur leurs instruments, et, escaladant leur table, attaquèrent d’un commun accord un Yankee Doodle[2], qu’ils exécutèrent, sinon avec justesse, du moins avec une énergie surhumaine, pendant tout le temps que dura le désordre.

Cependant le monsieur qu’on avait empêché, à grand’peine, de sauter sur la table, y sauta cette fois au milieu des bouteilles et des verres. Aussitôt qu’il y fut commodément installé, il commença un discours qui, sans aucun doute, eût paru de premier ordre, si seulement on avait pu l’entendre. Au même instant, l’homme dont toutes les prédilections étaient pour le toton se mit à pirouetter tout autour de la chambre, avec une immense énergie, les bras ouverts et faisant angle droit avec son corps, si bien qu’il avait l’air d’un toton véritable, renversant, culbutant tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Et puis, entendant d’incroyables pétarades et des sifflements inouïs de champagne, je découvris que cela provenait de l’individu qui pendant le dîner avait si bien joué le rôle de bouteille. En même temps, l’homme-grenouille coassait de toutes ses forces, comme si le salut de son âme dépendait de chaque note qu’il proférait. Au milieu de tout cela s’élevait, dominant tous les bruits, le braiment non interrompu d’un âne. Quant à ma vieille amie, madame Joyeuse, elle semblait dans une si horrible perplexité, que j’aurais pu pleurer sur la pauvre dame. Elle se tenait debout dans un coin, près de la cheminée, et elle se contentait de chanter, à toutes volées, son coquericooooo !… »

Enfin arriva la crise suprême, la catastrophe du drame. Comme les cris, les hurlements et les coquericos étaient les seules formes de résistance, les seuls obstacles opposés aux efforts des assiégeants, les deux fenêtres furent très-rapidement et presque simultanément enfoncées. Mais je n’oublierai jamais mes sensations d’ébahissement et d’horreur, quand je vis sautant par les fenêtres et se ruant pêle-mêle parmi nous, et jouant des pieds, des mains, des griffes, une véritable armée hurlante de monstres, que je pris d’abord pour des chimpanzés, des orangs-outangs ou de gros babouins noirs du cap de Bonne-Espérance.

Je reçus une terrible rossée, après laquelle je me pelotonnai sous un canapé, où je me tins coi. Après être resté là quinze minutes environ, pendant lesquelles j’écoutai de toutes mes oreilles ce qui se passait dans la salle, j’obtins enfin, avec le dénoûment, une explication satisfaisante de cette tragédie. M. Maillard, à ce qu’il me parut, en me contant l’histoire du fou qui avait excité ses camarades à la rébellion, n’avait fait que relater ses propres exploits. Ce monsieur avait été, en effet, deux ou trois ans auparavant, directeur de l’établissement ; puis sa tête s’était dérangée, et il était passé au nombre des malades. Ce fait n’était pas connu du compagnon de voyage qui m’avait présenté à lui. Les gardiens, au nombre de dix, avaient été soudainement terrassés, puis bien goudronnés, puis soigneusement emplumés, puis enfin séquestrés dans les caves. Ils étaient restés emprisonnés ainsi plus d’un mois, et, pendant toute cette période, M. Maillard leur avait accordé généreusement non-seulement le goudron et les plumes (ce qui constituait son système), mais aussi un peu de pain et de l’eau en abondance. Journellement une pompe leur envoyait leur ration de douches. À la fin, l’un d’eux, s’étant échappé par un égout, rendit la liberté à tous les autres.

Le système de douceur, avec d’importantes modifications, a été repris au château ; mais je ne puis m’empêcher de reconnaître, avec M. Maillard, que son traitement, à lui, était, dans son espèce, un traitement capital. Comme il le faisait justement observer, c’était un traitement simple, — propre et ne causant aucun embarras, — pas le moindre.

Je n’ai que quelques mots à ajouter. Bien que j’aie cherché dans toutes les bibliothèques de l’Europe les œuvres du docteur Goudron et du professeur Plume, je n’ai pas encore pu, jusqu’à ce jour, malgré tous mes efforts, m’en procurer un exemplaire.

__ FIN __
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)

Message par Montparnasse »

LE DOMAINE D’ARNHEIM



Le jardin était taillé comme une belle dame,
Étendue et sommeillant voluptueusement,
Et fermant ses paupières aux cieux ouverts.
Les champs d’azur du ciel étaient rassemblés correctement
Dans un vaste cercle orné des fleurs de la lumière.
Les iris et les rondes étincelles de rosée,
Qui pendaient à leurs feuilles azurées, apparaissaient
Comme des étoiles clignotantes qui pétillent dans le bleu du soir.

Giles Fletcher




Depuis son berceau jusqu’à son tombeau, mon ami Ellison fut toujours poussé par une brise de prospérité. Et je ne me sers pas ici du mot prospérité dans son sens purement mondain. Je l’emploie comme synonyme de bonheur. La personne dont je parle semblait avoir été créée pour symboliser les doctrines de Turgot, de Price, de Priestley et de Condorcet, — pour fournir un exemple individuel de ce que l’on a appelé la chimère des perfectionnistes. Dans la brève existence d’Ellison, il me semble que je vois une réfutation du dogme qui prétend que dans la nature même de l’homme gît un principe mystérieux, ennemi du bonheur. Un examen minutieux de sa carrière m’a fait comprendre que la misère de l’espèce humaine naît, en général, de la violation de quelques simples lois d’humanité ; — que nous avons en notre possession, en tant qu’espèce, des éléments de contentement non encore mis en œuvre, — et que même maintenant, dans les présentes ténèbres et l’état délirant de la pensée humaine sur la grande question des conditions sociales, il ne serait pas impossible que l’homme, en tant qu’individu, pût être heureux dans de certaines circonstances insolites et remarquablement fortuites.

Mon jeune ami était, lui aussi, fortement pénétré des mêmes opinions ; et il n’est pas inutile d’observer que le bonheur non interrompu, qui a caractérisé toute sa vie, a été, en grande partie, le résultat d’un système préconçu. Il est positivement évident que, avec moins de cette philosophie instinctive qui, en maint cas, tient si bien lieu d’expérience, M. Ellison se serait vu précipité, par le très-extraordinaire succès de sa vie, dans le tourbillon commun de malheur qui s’ouvre devant tous les hommes merveilleusement dotés par le sort. Mais mon but n’est pas du tout d’écrire un essai sur le bonheur. Les idées de mon ami peuvent être résumées en quelques mots. Il n’admettait que quatre principes, ou, plus strictement, quatre conditions élémentaires de félicité. Celle qu’il considérait comme la principale était (chose étrange à dire !) la simple condition, purement physique, du libre exercice en plein air. « La santé, — disait-il, — qu’on peut obtenir par d’autres moyens est à peine digne de ce nom. » Il citait les voluptés du chasseur de renards, et désignait les cultivateurs de la terre comme les seules gens qui, en tant qu’espèce, pussent être sérieusement considérés comme plus heureux que les autres. La seconde condition était l’amour de la femme. La troisième, la plus difficile à réaliser, était le mépris de toute ambition. La quatrième était l’objet d’une poursuite incessante ; et il affirmait que, les autres choses étant égales, l’étendue du bonheur auquel on peut atteindre était en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet.

Ellison fut un homme remarquable par la profusion continue avec laquelle la fortune l’accabla de ses dons. En grâce et en beauté personnelles, il surpassait tous les hommes. Son intelligence était de celles pour qui l’acquisition des connaissances est moins un travail qu’une intuition et une nécessité. Sa famille était une des plus illustres de l’État. Sa femme était la plus délicieuse et la plus dévouée des femmes. Ses biens avaient toujours été considérables ; mais, à l’échéance de sa majorité, il se trouva que la destinée avait, en sa faveur, fait un de ces tours bizarres qui stupéfient le milieu social dans lequel ils éclatent, et qui ne manquent guère d’altérer radicalement la constitution morale de ceux qui en sont les objets privilégiés.

Il paraît que cent ans, à peu près, avant la majorité de M. Ellison, était mort, dans une province éloignée, un certain M. Seabright Ellison. Ce gentleman avait amassé une fortune princière, et, n’ayant pas de parents immédiats, il avait conçu la fantaisie de laisser sa fortune s’accumuler durant un siècle après sa mort. Ayant indiqué lui-même, minutieusement et avec la plus grande sagacité, les différents modes de placement, il légua la masse totale à la personne la plus rapprochée par le sang, portant le nom d’Ellison, qui serait vivante à l’expiration de la centième année. Plusieurs tentatives avaient été faites pour obtenir l’annulation de ce singulier legs ; mais, entachées d’un caractère rétroactif, elles avaient avorté ; cependant l’attention d’un gouvernement soupçonneux avait été éveillée, et finalement un décret avait été rendu, qui défendait à l’avenir toutes accumulations semblables de capitaux. Toutefois ce décret ne put pas empêcher le jeune Ellison d’entrer en possession au vingt et unième anniversaire de sa naissance, et comme héritier de son ancêtre Seabright, d’une fortune de quatre cent cinquante millions de dollars[1].

Quand le chiffre prodigieux de l’héritage fut connu, on fit naturellement une foule de réflexions sur la manière d’en disposer. L’énormité de la somme et son applicabilité immédiate éblouissaient tous ceux qui rêvaient à la question. S’il se fût agi du possesseur d’une somme quelconque appréciable, on aurait pu se le figurer accomplissant l’un ou l’autre entre mille projets. Doué d’une fortune surpassant celles de tous les autres citoyens, on aurait pu aisément le supposer se jetant à l’excès dans l’extravagance de la fashion du moment, — ou bien se livrant aux intrigues politiques, — ou aspirant à la puissance ministérielle, — ou achetant un rang plus élevé dans la noblesse, — ou ramassant de vastes collections artistiques, — ou jouant le rôle magnifique de Mécène des lettres, des sciences et des arts, — ou dotant de grandes institutions de charité et y attachant son nom. Mais, relativement à l’inconcevable richesse dont l’héritier se trouvait maintenant investi, ces objets et tous les objets ordinaires de dépense semblaient n’offrir qu’un champ trop limité. On vérifia que, même à trois pour cent, le revenu annuel de l’héritage ne montait pas à moins de treize millions cinq cent mille dollars ; ce qui faisait un million cent vingt-cinq mille dollars par mois ; ou trente-six mille neuf cent quatre-vingt-six dollars par jour ; ou mille cinq cent quarante et un dollars par heure ; ou vingt-six dollars par chaque minute. Ainsi le sentier battu des suppositions se trouvait absolument coupé. Les hommes ne savaient plus qu’imaginer. Quelques-uns allaient jusqu’à supposer que M. Ellison se dépouillerait lui-même au moins d’une moitié de sa fortune, comme représentant une opulence absolument superflue, et qu’il enrichirait toute la multitude de ses parents par le partage de cette surabondance. En effet, Ellison abandonna à ses plus proches la fortune plus qu’ordinaire dont il jouissait déjà avant ce monstrueux héritage.

Cependant je ne fus pas surpris de voir qu’il avait depuis longtemps des idées arrêtées sur le sujet qui causait parmi ses amis une si grande discussion, et la nature de sa décision ne m’inspira pas non plus un grand étonnement. Relativement aux charités individuelles, il avait satisfait sa conscience. Quant à la possibilité d’un perfectionnement quelconque, proprement dit, effectué par l’homme lui-même dans la condition générale de l’humanité, il n’y accordait qu’une foi médiocre, je le confesse avec chagrin. En somme, pour son bonheur ou pour son malheur, il se repliait généralement sur lui-même.

C’était un poëte dans le sens le plus noble et le plus large. Il comprenait, d’ailleurs, le vrai caractère, le but auguste, la nécessité suprême et la dignité du sentiment poétique. Son instinct lui disait que la plus parfaite sinon la seule satisfaction, propre à ce sentiment, consistait dans la création de formes nouvelles de beauté. Quelques particularités, soit dans son éducation première, soit dans la nature de son intelligence, avaient donné à ses spéculations éthiques une nuance de ce qu’on appelle matérialisme ; et ce fut peut-être ce tour d’esprit qui le conduisit à croire que le champ le plus avantageux, sinon le seul légitime, pour l’exercice de la faculté poétique consiste dans la création de nouveaux modes de beauté purement physique. C’est ce qui fut cause qu’il ne devint ni musicien ni poëte, — si nous employons ce dernier mot dans son acception journalière. Peut-être aussi avait-il négligé de devenir l’un ou l’autre, simplement en conséquence de son idée favorite, à savoir que c’est dans le mépris de l’ambition que doit se trouver l’un des principes essentiels du bonheur sur la terre. Est-il vraiment impossible de concevoir que, si un génie d’un ordre élevé doit être nécessairement ambitieux, il y a une espèce de génie plus élevé encore qui est au-dessus de ce qu’on appelle ambition ? Et ainsi ne pouvons-nous pas supposer qu’il a existé bien des génies beaucoup plus grands que Milton, qui sont restés volontairement « muets et inglorieux ? » Je crois que le monde n’a jamais vu et que, sauf le cas où une série d’accidents aiguillonnerait le génie du rang le plus noble et le contraindrait aux efforts répugnants de l’application pratique, le monde ne verra jamais la perfection triomphante d’exécution dont la nature humaine est positivement capable dans les domaines les plus riches de l’art.

Ellison ne devint donc ni musicien ni poëte ; quoique jamais aucun autre homme n’ait existé, plus profondément enamouré de musique et de poésie. Dans d’autres circonstances que celles qui l’enveloppaient, il n’eût pas été impossible qu’il fût devenu peintre. La sculpture, quoique rigoureusement poétique par sa nature, est un art dont le domaine et les effets sont trop limités pour avoir jamais occupé longtemps son attention. Je viens d’énumérer tous les départements dans lesquels, selon l’assentiment des connaisseurs, l’esprit poétique peut se donner carrière. Mais Ellison affirmait que le domaine le plus riche, le plus vrai et le plus naturel de l’art, sinon absolument le plus vaste, avait été inexplicablement négligé. Aucune définition n’avait été faite du jardinier-paysagiste, comme du poëte ; et cependant il semblait à mon ami que la création du jardin-paysage offrait à une Muse particulière la plus magnifique des opportunités. Là, en vérité, s’ouvrait le plus beau champ pour le déploiement d’une imagination appliquée à l’infinie combinaison des formes nouvelles de beauté ; les éléments à combiner étant d’un rang supérieur et les plus admirables que la terre puisse offrir. Dans la multiplicité de formes et de couleurs des fleurs et des arbres, il reconnaissait les efforts les plus directs et les plus énergiques de la Nature vers la beauté physique. Et c’est dans la direction ou concentration de cet effort, ou plutôt dans son accommodation aux yeux destinés à en contempler le résultat sur cette terre, qu’il se sentait appelé à employer les meilleurs moyens, à travailler le plus fructueusement, — pour l’accomplissement, non-seulement de sa propre destinée comme poëte, mais aussi des augustes desseins en vue desquels la Divinité a implanté dans l’homme le sentiment poétique.

(...)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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