Les Mille et Une Nuits (Contes arabes)

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Montparnasse
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Les Mille et Une Nuits (Contes arabes)

Message par Montparnasse »

Traduction par M. Galland et M. Caussin de Perceval

Premier Conte

(...)

Il n’y avoit pas long-temps qu’ils s’entretenoient, lorsqu’ils
entendirent assez près d’eux un bruit horrible du côté de la
mer, et un cri effroyable qui les remplit de crainte. Alors la
mer s’ouvrit, et il s’en éleva comme une grosse colonne noire
qui sembloit s’aller perdre dans les nues. Cet objet redoubla
leur frayeur ; ils se levèrent promptement, et montèrent au haut
de l’arbre qui leur parut le plus propre à les cacher. Ils y furent
à peine montés, que regardant vers l’endroit d’où le bruit
partoit et où la mer s’étoit entr’ouverte, ils remarquèrent que la
colonne noire s’avançoit vers le rivage en fendant l’eau ; ils ne
purent dans le moment démêler ce que ce pouvoit être, mais ils
en furent bientôt éclaircis.
C’étoit un de ces génies qui sont malins, malfaisans, et
ennemis mortels des hommes. Il étoit noir et hideux, avoit la
forme d’un géant d’une hauteur prodigieuse, et portoit sur sa
tête une grande caisse de verre, fermée à quatre serrures d’acier
fin. Il entra dans la prairie avec cette charge, qu’il vint poser
justement au pied de l’arbre où étoient les deux princes, qui,
connoissant l’extrême péril où ils se trouvoient, se crurent
perdus.
Cependant le génie s’assit auprès de la caisse ; et l’ayant
ouverte avec quatre clefs qui étoient attachées à sa ceinture, il
en sortit aussitôt une dame très-richement habillée, d’une taille
majestueuse et d’une beauté parfaite. Le monstre la fit asseoir
à ses côtés ; et la regardant amoureusement : « Dame, dit-il, la
plus accomplie de toutes les dames qui sont admirées pour leur
beauté, charmante personne, vous que j’ai enlevée le jour de
vos noces, et que j’ai toujours aimée depuis si constamment,
vous voudrez bien que je dorme quelques momens près de
vous ; le sommeil, dont je me sens accablé, m’a fait venir en
cet endroit pour prendre un peu de repos. » En disant cela, il
laissa tomber sa grosse tête sur les genoux de la dame ; ensuite
ayant alongé ses pieds qui s’étendoient jusqu’à la mer, il ne
tarda pas à s’endormir, et il ronfla bientôt de manière qu’il fit
retentir le rivage.
La dame alors leva la vue par hasard, et apercevant les
princes au haut de l’arbre, elle leur fit signe de la main de
descendre sans faire de bruit. Leur frayeur fut extrême quand
ils se virent découverts. Ils supplièrent la dame, par d’autres
signes, de les dispenser de lui obéir ; mais elle, après avoir ôté
doucement de dessus ses genoux la tête du génie, et l’avoir
posée légérement à terre, se leva, et leur dit d’un ton de voix
bas, mais animé : « Descendez, il faut absolument que vous
veniez à moi. » Ils voulurent vainement lui faire comprendre
encore par leurs gestes qu’ils craignoient le génie :
« Descendez donc, leur répliqua-t-elle sur le même ton ; si
vous ne vous hâtez de m’obéir, je vais l’éveiller, et je lui
demanderai moi-même votre mort. »
Ces paroles intimidèrent tellement les princes, qu’ils
commencèrent à descendre avec toutes les précautions
possibles pour ne pas éveiller le génie. Lorsqu’ils furent en bas,
la dame les prit par la main ; et s’étant un peu éloignée avec
eux sous les arbres, elle leur fit librement une proposition très-
vive ; ils la rejetèrent d’abord ; mais elle les obligea, par de
nouvelles menaces, à l’accepter. Après qu’elle eut obtenu
d’eux ce qu’elle souhaitoit, ayant remarqué qu’ils avoient
chacun une bague au doigt, elle les leur demanda. Sitôt qu’elle
les eut entre les mains, elle alla prendre une boîte du paquet où
étoit sa toilette ; elle en tira un fil garni d’autres bagues de
toutes sortes de façons, et le leur montrant : « Savez-vous bien,
dit-elle, ce que signifient ces joyaux ? » « Non, répondirent-
ils ; mais il ne tiendra qu’à vous de nous l’apprendre. » « Ce
sont, reprit-elle, les bagues de tous les hommes à qui j’ai fait
part de mes faveurs. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien
comptées, que je garde pour me souvenir d’eux. Je vous ai
demandé les vôtres pour la même raison, et afin d’avoir la
centaine accomplie. Voilà donc, continua-t-elle, cent amans
q u e j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance et les
précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau
m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir cachée au
fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous
voyez par-là que quand une femme a formé un projet, il n’y a
point de mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution.
Les hommes feroient mieux de ne pas contraindre les femmes ;
ce seroit le moyen de les rendre sages. » La dame leur ayant
parlé de la sorte, passa leurs bagues dans le même fil où étoient
enfilées les autres. Elle s’assit ensuite comme auparavant,
souleva la tête du génie, qui ne se réveilla point, la remit sur
ses genoux, et fit signe aux princes de se retirer.

(...)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Les Mille et Une Nuits (Contes arabes)

Message par Dona »

Il n'en reste plus que 1000... :mrgreen:

En tout cas, merci our cette bibliothèque si bien garnie par tes soins ! C'est un plaisir de relire ça:)
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Re: Les Mille et Une Nuits (Contes arabes)

Message par Montparnasse »

Je ne les mettrai pas tous (mes héritiers s'en chargeront en 2072) :) Mais ceux que je préfère, certainement.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Les Mille et Une Nuits (Contes arabes)

Message par Montparnasse »

Nuit L

« La princesse Dame de beauté alla dans son appartement,
d’où elle apporta un couteau qui avoit des mots hébreux gravés
sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef
des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du
palais ; et là, nous laissant sous une galerie qui régnoit autour,
elle s’avança au milieu de la cour, ou elle décrivit un grand
cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et
autres, qu’on appelle caractères de Cléopâtre.
» Lorsqu’elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière
qu’elle le souhaitoit, elle se plaça et s’arrêta au milieu, où elle
fit des abjurations, et récita des versets de l’Alcoran.
Insensiblement l’air s’obscurcit, de sorte qu’il sembloit qu’il
fût nuit, et que la machine du monde alloit se dissoudre. Nous
nous sentîmes saisis d’une frayeur extrême ; et cette frayeur
augmenta encore, quand nous vîmes tout-à-coup paroître le
génie, fils de la fille d’Éblis, sous la forme d’un lion d’une
grandeur épouvantable.
» Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit :
« Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous
cette horrible forme, et tu crois m’épouvanter ? » « Et toi,
reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous
avons fait et confirmé par un serment solennel, de ne nous
nuire, ni faire aucun tort l’un à l’autre ? » « Ah maudit,
répliqua la princesse, c’est à toi que j’ai ce reproche à faire. »
« Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la
peine que tu m’as donnée de venir. » En disant cela, il ouvrit
une gueule effroyable, et s’avança sur elle pour la dévorer.
Mais elle, qui étoit sur ses gardes, fit un saut en arrière, eut le
temps de s’arracher un cheveu ; et en prononçant deux ou trois
paroles, elle le changea en un glaive tranchant, dont elle coupa
le lion en deux par le milieu du corps. Les deux parties du lion
disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros
scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra
un rude combat au scorpion, qui, n’ayant pas l’avantage, prit la
forme d’un aigle, et s’envola. Mais le serpent prit alors celle
d’un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les
perdîmes de vue l’un et l’autre.
» Quelque temps après qu’ils eurent disparu, la terre
s’entr’ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc,
dont le poil étoit tout hérissé, et qui miauloit d’une manière
effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun
relâche. Le chat, trop pressé, se changea en un ver, et se trouva
près d’une grenade tombée par hasard d’un grenadier qui étoit
planté sur le bord d’un canal d’eau assez profond, mais peu
large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s’y cacha. La
grenade alors s’enfla, et devint grosse comme une citrouille, et
s’éleva sur le toit de la galerie, d’où, après avoir fait quelques
tours en roulant, elle tomba dans la cour, et se rompit en
plusieurs morceaux.
» Le loup, qui pendant ce temps-là s’étoit transformé en coq,
se jeta sur les grains de la grenade, et se mit à les avaler l’un
après l’autre. Lorsqu’il n’en vit plus, il vint à nous les ailes
étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous
demander s’il n’y avoit plus de grains. Il en restoit un sur le
bord du canal, dont il s’aperçut en se retournant. Il y courut
vîte ; mais dans le moment qu’il alloit porter le bec dessus, le
grain roula dans le canal, et se changea en petit poisson...

Nuit LI

» Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet
qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l’un et l’autre deux
heures entières sous l’eau, et nous ne savions ce qu’ils étoient
devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous
firent frémir. Peu de temps après, nous vîmes le génie et la
princesse tout en feu. Ils se lancèrent l’un contre l’autre des
flammes par la bouche jusqu’à ce qu’ils vinrent à se prendre
corps à corps. Alors les deux feux s’augmentèrent, et jetèrent
une fumée épaisse et enflammée qui s’éleva fort haut. Nous
craignîmes avec raison, qu’elle n’embrasât tout le palais ; mais
nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant ;
car le génie s’étant débarrassé de la princesse, vint jusqu’à la
galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feux.
C’étoit fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours,
ne l’eût obligé, par ses cris, à s’éloigner et à se garder d’elle.
Néanmoins, quelque diligence qu’elle fît, elle ne put empêcher
que le sultan n’eût la barbe brûlée et le visage gâté ; que le chef
des eunuques ne fût étouffé et consumé sur le champ, et qu’une
étincelle n’entrât dans mon œil droit, et ne me rendît borgne.
Le sultan et moi nous nous attendions à périr ; mais bientôt
nous ouïmes crier : « Victoire, Victoire ; » et nous vîmes tout-
à-coup paroître la princesse sous sa forme naturelle et le génie
réduit en un monceau de cendres.
» La princesse s’approcha de nous, et pour ne pas perdre de
temps, elle demanda une tasse pleine d’eau, qui lui fut apportée
par le jeune esclave, à qui le feu n’avoit fait aucun mal. Elle la
prit, et après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta
l’eau sur moi, en disant : « Si tu es singe par enchantement,
change de figure, et prends celle d’homme, que tu avois
auparavant. » À peine eut-elle achevé ces mots, que je redevins
homme tel que j’étois avant ma métamorphose, à un œil près.
» Je me préparois à remercier la princesse ; mais elle ne
m’en donna pas le temps. Elle s’adressa au sultan son père, et
lui dit : « Sire, j’ai remporté la victoire sur le génie, comme
votre majesté le peut voir ; mais c’est une victoire qui me
coûte cher. Il me reste peu de momens à vivre, et vous n’aurez
pas la satisfaction de faire le mariage que vous méditiez. Le
feu m’a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu’il me
consume peu-à-peu. Cela ne seroit point arrivé, si je m’étois
aperçu du dernier grain de la grenade, et que je l’eusse avalé
comme les autres, lorsque j’étois changée en coq. Le génie s’y
étoit réfugié comme en son dernier retranchement ; et de là
dépendoit le succès du combat, qui auroit été heureux et sans
danger pour moi. Cette faute m’a obligée de recourir au feu, et
de combattre avec ces puissantes armes, comme je l’ai fait
entre le ciel et la terre, et en votre présence. Malgré le pouvoir
de son art redoutable et son expérience, j’ai fait connoître au
génie que j’en savois plus que lui ; je l‘ai vaincu, et réduit en
cendres. Mais je ne puis échapper à la mort qui s’approche...
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Les Mille et Une Nuits (Contes arabes)

Message par Aureplume »

La danseuse de sharqui raconte ses contes.
Dans "Les Mille et Une Nuits", l'enfant est émerveillé, l'adulte est attendri.
On peut nous tenir en haleine.

Mais pour moi, ça aura toujours une autre saveur, si vous me dites que c'est la princesse S. qui parle, j'entends sa voix et son visage ;).
"Peindre en pleine forêt, c'est le rêve de n'importe quel fumeur de pétards !" T.
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Re: Les Mille et Une Nuits (Contes arabes)

Message par Montparnasse »

Au début, je trouvais ça répétitif, mais c'est de plus en plus riche et bien ouvragé. Il faut dépasser les 20 premières nuits. :super:
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: Les Mille et Une Nuits (Contes arabes)

Message par Montparnasse »

CLXXXème NUIT.

HISTOIRE DU SIXIÈME FRÈRE DU BARBIER.

» IL ne me reste plus à vous raconter que l’histoire de mon
sixième frère, appelé Schacabac aux lèvres fendues. Il avoit eu
d’abord l’industrie de bien faire valoir les cent dragmes
d’argent qu’il avoit eues en partage, de même que ses autres
frères, de sorte qu’il s’étoit vu fort à son aise ; mais un revers
de fortune le réduisit à la nécessité de demander sa vie. Il s’en
acquittoit avec adresse, et il s’étudioit sur-tout à se procurer
feutrée des grandes maisons par l’entremise des officiers et des
domestiques, pour avoir un libre accès auprès des maîtres, et
s’attirer leur compassion.
« Un jour qu’il passoit devant un hôtel magnifique, dont la
porte élevée laissoit voir une cour très-spacieuse où il y avoit
une foule de domestiques, il s’approcha de l’un d’entr’eux, et
lui demanda à qui appartenoit cet hôtel. « Bon homme, lui
répondit le domestique, d’où venez-vous pour me faire cette
demande ? Tout ce que vous voyez ne vous fait-il pas connoître
que c’est l’hôtel d’un Barmecide ? Mon frère, à qui la
générosité et la libéralité des Barmecides étoient connues,
s’adressa aux portiers, car il y en avoit plus d’un, et les pria de
lui donner l’aumône. « Entrez, lui dirent-ils, personne ne vous
en empêche, et adressez-vous vous-même au maître de la
maison, il vous renverra content. »
Mon frère ne s’attendoit pas à tant d’honnêteté ; il en
remercia les portiers, et entra, avec leur permission, dans
l’hôtel, qui étoit si vaste, qu’il mit beaucoup de temps à gagner
l’appartement du Barmecide. Il pénétra enfin jusqu’à un grand
bâtiment en quarré, d’une très-belle architecture, et entra par
un vestibule qui lui fit découvrir un jardin des plus propres,
avec des allées de cailloux de différentes couleurs qui
réjouissoient la vue. Les appartemens d’en bas qui régnoient à
l’entour, étoient presque tous à jour. Ils se fermoient avec de
grands rideaux pour garantir du soleil, et on les ouvroit pour
prendre le frais quand la chaleur étoit passée.
» Un lieu si agréable auroit causé de l’admiration à mon
frère, s’il eut eu l’esprit plus content qu’il ne l’avoit. Il avança,
et entra dans une salle richement meublée et ornée de peintures
à feuillages d’or et d’azur, où il aperçut un homme vénérable
avec une longue barbe blanche, assis sur un sofa à la place
d’honneur, ce qui lui fit juger que c’étoit le maitre de la
maison. En effet, c’étoit le seigneur Barmecide lui-même, qui
lui dit d’une manière obligeante qu’il étoit le bien-venu, et lui
demanda ce qu’il souhaitoit. « Seigneur, lui répondit mon frère
d’un air à lui faire pitié, je suis un pauvre homme qui ai besoin
de l’assistance des personnes puissantes et généreuses comme
vous. » Il ne pouvoit mieux s’adresser qu’à ce seigneur, qui
étoit recommandable par mille belles qualités.
» Le Barmecide parut étonné de la réponse de mon frère ; et
portant ses deux mains à son estomac, comme pour déchirer
son habit en signe de douleur : « Est-il possible, s’écria-t-il,
que je sois à Bagdad, et qu’un homme tel que vous, soit dans la
nécessité que vous dites ? Voilà ce que je ne puis souffrir. » À
ces démonstrations, mon frère prévenu qu’il alloit lui donner
une marque singulière de sa libéralité, lui donna mille
bénédictions, et lui souhaita toute sorte de biens. « Il ne sera
pas dit, reprit le Barmecide, que je vous abandonne, et je ne
prétends pas non plus que vous m’abandonniez. » « Seigneur,
répliqua mon frère, je vous jure que je n’ai rien mangé
d’aujourd’hui. » « Est-il bien vrai, repartit le Barmecide, que
vous soyez à jeun, à l’heure qu’il est ? Hélas, le pauvre
homme ! Il meurt de faim ! Holà, garçon, ajouta-t-il en élevant
la voix, qu’on apporte vite le bassin et l’eau ; que nous nous
lavions les mains. » Quoiqu’aucun garçon ne parût, et que mon
frère ne vit ni bassin ni eau, le Barmecide néanmoins ne laissa
pas de se frotter les mains comme si quelqu’un eût versé de
l’eau dessus ; et en faisant cela, il disoit à mon frère :
« Approchez donc, lavez-vous avec moi. » Schacabac jugea
bien par-là que le seigneur Barmecide aimoit à rire ; et comme
i l entendoit lui-même la raillerie, et qu’il n’ignoroit pas la
complaisance que les pauvres doivent avoir pour les riches,
s’ils en veulent tirer bon parti, il s’approcha et fit comme lui.
« Allons, dit alors le Barmecide, qu’on apporte à manger, et
qu’on ne fasse point attendre. » En achevant ces paroles,
quoiqu’on n’eût rien apporté, il commença de faire comme s’il
eût pris quelque chose dans un plat, de porter à sa bouche et de
maâher à vuide, en disant à mon frère : « Mangez, mon hôte, je
vous en prie, agissez aussi librement que si vous étiez chez
vous ; mangez donc : pour un homme affamé, il me semble que
vous faites la petite bouche. » « Pardonnez-moi, Seigneur, lui
répondit Schacabac en imitant parfaitement ses gestes, vous
voyez que je ne perds pas de temps, et que je fais assez bien
mon devoir. » « Que dites-vous de ce pain, reprit le Barmecide,
n e le trouvez-vous pas excellent ? » « Ah, Seigneur, repartit
mon frère qui ne voyoit pas plus de pain que de viande, jamais
je n’en ai mangé de si blanc ni de si délicat. » « Mangez-en
donc tout votre saoul, répliqua le seigneur Barmecide ; je vous
assure que j’ai acheté cinq cents pièces d’or la boulangère qui
me fait de si bon pain...
Scheherazade vouloit continuer ; mais le jour qui paroissoit,
l’obligea de s’arrêter à ces dernières paroles. La nuit suivante,
elle poursuivit de cette manière :


CLXXXIeme NUIT.

» LE Barmecide, dit le barbier, après avoir parlé de l’esclave
sa boulangère, et vanté son pain, que mon frère ne mangeoit
qu’en idée, s’écria : « Garçon, apporte-nous un autre plat, Mon
brave hôte, dit-il à mon frère, (encore qu’aucun garçon n’eût
paru), goûtez de ce nouveau mets, et me dites si jamais vous
avez mangé du, mouton cuit avec du blé mondé, qui fût mieux
accommodé que celui-là ? » « Il est admirable, lui répondit
mon frère ; aussi je m’en donne comme il faut. » « Que vous
me faites plaisir, reprit le seigneur Barmecide ! Je vous
conjure, par la satisfaction que j’ai de vous voir si bien manger
de ne rien laisser de ce mets, puisque vous le trouvez si fort à
votre goût. » Peu de temps après, il demanda une oie à la sauce
douce, accommodée avec du vinaigre, du miel, des raisins secs,
des pois chiches, et des figues sèches ; ce qui fut apporté
comme le plat de viande de mouton. « L’oie est bien grasse, dit
le Barmecide, mangez-en seulement une cuisse et une aile. Il
faut ménager votre appétit, car il nous revient encore beaucoup
d’autres choses.» Effectivement, il demanda plusieurs autres
plats de différentes sortes, dont mon frère, en mourant de faim,
continua de faire semblant de manger. Mais ce qu’il vanta plus
que tout le reste, fut un agneau nourri de pistaches qu’il
ordonna qu’on servît, et qui fut servi de même que les plats
précédens. « Oh, pour ce mets, dit le seigneur Barmecide, c’est
un mets dont on ne mange point ailleurs que chez moi ! Je veux
que vous vous en rassasiez. » En disant cela, il fit comme s’il
eût eu un morceau à la main, et rapprochant de la bouche de
mon frère : « Tenez, lui dit-il, avalez cela : vous allez juger si
j’ai tort de vous vanter ce plat ? » Mon frère alongea la tête,
ouvrit la bouche, feignit de prendre le morceau, de le mâcher et
de l’avaler avec un extrême plaisir. « Je savois bien, reprit le
Barmecide, que vous le trouveriez bon. » « Rien au monde
n’est plus exquis, repartit mon frère : franchement, c’est une
chose délicieuse que votre table. » « Qu’on apporte à présent le
ragoût, s’écria le Barmecide ! Je crois que vous n’en serez pas
moins content que de l’agneau. Hé bien, qu’en pensez-vous ? »
« Il est merveilleux, répondit Schacabac : on y sent tout à-la-
fois l’ambre, le clou de girofle, la muscade, le gingembre, le
poivre, et les herbes les plus odorantes ; et toutes ces odeurs
sont si bien ménagées, que l’une n’empêche pas qu’on ne sente
l’autre ! Quelle volupté ! » « Faites honneur à ce ragoût,
répliqua le Barmecide ; mangez-en donc, je vous en prie. Holà,
garçon, ajouta-t-il en haussant la voix, qu’on nous donne un
nouveau ragoût. « « Non pas, s’il vous plaît, interrompit mon
frère : en vérité, Seigneur, il n’est pas possible que je mange
davantage ; je n’en puis plus. »
« Qu’on desserve donc, dit alors le Barmecide, et qu’on
apporte les fruits. » Il attendit un moment, comme pour donner
le temps aux officiers de desservir ; après quoi reprenant la
parole : « Goûtez de ces amandes, poursuivit-il : elles sont
bonnes et fraîchement cueillies. » Ils firent l’un et l’autre de
même que s’ils eussent ôté la peau des amandes et qu’ils les
eussent mangées. Après cela, le Barmecide invitant mon frère à
prendre d’autres choses : « Voilà, lui dit-il, de toutes sortes de
fruits, des gâteaux, des confitures sèches, des compotes.
Choisissez ce qui vous plaira. « Puis avançant la main, comme
s’il lui eût présenté quelque chose : « Tenez, continua-t-il,
voici une tablette excellente pour aider à faire la digestion. »
Schacabac fit semblant de prendre et de manger. « Seigneur,
dit-il, le musc n’y manque pas ! » « Ces sortes de tablettes se
font chez moi, répondit le Barmecide ; et en cela, comme en
tout ce qui se fait dans ma maison, rien n’est épargné. « Il
exci t a encore mon frère à manger : « Pour un homme,
poursuivit-il, qui étiez encore à jeun lorsque vous êtes entré ici,
il me paroît que vous n’avez guère mangé. » « Seigneur, lui
repartit mon frère, qui avoit mal aux mâchoires à force de
mâcher à vuide, je vous assure que je suis tellement rempli,
que je ne saurois manger un seul morceau de plus. »
« Mon hôte, reprit le Barmecide, après avoir si bien mangé,
il faut que nous buvions. Vous boirez bien du vin ? »
« Seigneur, lui dit mon frère, je ne boirai pas de vin, s’il vous
plaît, puique cela m’est défendu. » « Vous êtes trop scrupuleux,
répliqua le Barmecide : faites comme moi. » « J’en boirai donc
par complaisance, repartit Schacabac. À ce que je vois , vous
voulez que rien ne manque à votre festin. Mais comme je ne
suis point accoutumé à boire du vin, je crains de commettre
quelque faute contre la bienséance, et même contre le respect
qui vous est dû ; c’est pourquoi je vous prie encore de me
dispenser de boire du vin ; je me contenterai de boire de
l’eau. » « Non, non, dit le Barmecide, vous boirez du vin. » En
même temps il commanda qu’on en apportât ; mais le vin ne
fut pas plus réel que la viande et les fruits. Il fit semblant de se
verser à boire et de boire le premier ; puis faisant semblant de
verser à boire pour mon frère et de lui présenter le verre :
« Buvez à ma santé, lui dit-il : sachons un peu si vous trouverez
ce vin bon ? » Mon frère feignit de prendre le verre, de le
regarder de près comme pour voir si la couleur du vin étoit
belle, et de se le porter au nez pour juger si l’odeur en étoit
agréable ; puis il fit une profonde inclination de tête au
Barmecide, pour lui marquer qu’il prenoit la liberté de boire à
sa santé, et enfin il fit semblant de boire avec toutes les
démonstrations d’un homme qui boit avec plaisir. « Seigneur,
dit-il, je trouve ce vin excellent ; mais il n’est pas assez fort, ce
me semble. » « Si vous en souhaitez qui ait plus de force,
répondit le Barmecide, vous n’avez qu’à parler : il y en a dans
ma cave de plusieurs sortes. Voyez si vous serez content de
celui-ci. » À ces mots, il fit semblant de se verser d’un autre
vin à lui-même, et puis à mon frère. Il fit cela tant de fois, que
Schacabac, feignant que le vin l’avoit échauffé, contrefit
l’homme ivre, leva la main et frappa le Barmecide à la tête si
rudement, qu’il le renversa par terre. Il voulut même le frapper
encore ; mais le Barmecide présentant la main pour éviter le
coup, lui cria : « Êtes-vous fou ? » Alors mon frère se retenant,
lui dit : « Seigneur, vous avez eu la bonté dé recevoir chez vous
votre esclave, et de lui donner un grand festin : vous deviez
vous contenter de m’avoir fait manger ; il ne falloit pas me
faire boire de vin, car je vous a vois bien dit que je pourrois
vous manquer de respect. J’en suis très-fâché, et je vous en
demande mille pardons. »
» À peine eut-il achevé ces paroles, que le Barmecide, au
lieu de se mettre en colère, se prit à rire de toute sa force. « Il y
a long-temps , lui dit-il, que je cherche un homme de votre
caractère...
« Mais, Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, je ne
prends pas garde qu’il est jour. » Schahriar se leva aussitôt ; et
la nuit suivante, la sultane continua de parler dans ces termes :


CLXXXIIème NUIT.

SIRE, le barbier poursuivant l’histoire de son sixième frère :
» Le Barmecide, ajouta-t-il, fit mille caresses à Schacabac.
« Non-seulement, lui dit-il, je vous pardonne le coup que vous
m’avez donné, je veux même désormais que nous soyons amis,
et que vous n’ayez pas d’autre maison que la mienne. Vous
avez eu la complaisance de vous accommoder à mon humeur
et la patience de soutenir la plaisanterie jusqu’au bout ; mais
nous allons manger réellement. » En achevant ces paroles, il
frappa des mains, et commanda à plusieurs domestiques, qui
parurent, d’apporter la table et de servir. Il fut obéi
promptement, et mon frère fut régalé des mêmes mets dont il
n’avoit goûté qu’en idée. Lorsqu’on eut desservi, on apporta du
vin ; et en même temps, un nombre d’esclaves belles et
richement habillées entrèrent et chantèrent au son des
instrumens quelques airs agréables. Enfin, Schacabac eut tout
sujet d’être content des bontés et des honnêtetés du Barmecide,
qui le goûta, en usa avec lui familièrement, et lui fît donner un
habit de sa garde-robe.

(...)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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