Marcel Proust - A la recherche du temps perdu

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Marcel Proust - A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

Je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs qui
avaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre, une
vieille dame étrangère. C’était ce que le langage des hôtels
appelait deux courrières et celui de Françoise, laquelle
s’imaginait qu’un courrier ou une courrière sont là pour faire
des courses, deux « coursières ». Les hôtels, eux, en sont restés,
plus noblement, au temps où l’on chantait : « C’est un courrier
de cabinet. »

Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans
des chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très
vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux
jeunes personnes, Melle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret.
Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au
bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leur
maison de famille où tournait un moulin et qui avait été
dévastée plusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en
avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement
rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante,
étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de
bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et
des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout.
Elles venaient souvent, le matin, me voir quand j’étais encore
couché. Je n’ai jamais connu de personnes aussi
volontairement ignorantes, qui n’avaient absolument rien
appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelque chose
de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton,
on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité que
je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour
me louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et les
critiques, également fausses, mais très sincères, que ces propos
semblent comporter à mon égard, tandis que je trempais des
croissants dans mon lait, Céleste me disait : « Oh ! petit diable
noir aux cheveux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à
quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez
tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas
qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse,
il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à
voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé
vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu’est-ce que
vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu’il
jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon, voilà
qu’il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette
car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vu
quelqu’un de si bête et de si maladroit que vous. » On entendait
alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Gineste qui,
furieuse, faisait des réprimandes à sa sœur : « Allons, Céleste,
veux-tu te taire ? Es-tu pas folle de parler à Monsieur comme
cela ? » Céleste n’en faisait que sourire ; et comme je détestais
qu’on m’attachât une serviette : « Mais non, Marie, regarde-le,
bing, voilà qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un
vrai serpent, je te dis. » Elle prodiguait, du reste, les
comparaisons zoologiques, car, selon elle, on ne savait pas
q u a n d je dormais, je voltigeais toute la nuit comme un
papillon, et le jour j’étais aussi rapide que ces écureuils, « tu
sais, Marie, comme on voit chez nous, si agiles que même avec
les yeux on ne peut pas les suivre. — Mais, Céleste, tu sais
qu’il n’aime pas avoir une serviette quand il mange. — Ce
n’est pas qu’il n’aime pas ça, c’est pour bien dire qu’on ne peut
pas lui changer sa volonté. C’est un seigneur et il veut montrer
qu’il est un seigneur. On changera les draps dix fois s’il le faut,
mais il n’aura pas cédé. Ceux d’hier avaient fait leur course,
mais aujourd’hui ils viennent seulement d’être mis, et déjà il
faudra les changer. Ah ! j’avais raison de dire qu’il n’était pas
fait pour naître parmi les pauvres. Regarde, ses cheveux se
hérissent, ils se boursouflent par la colère comme les plumes
des oiseaux. Pauvre ploumissou ! » Ici ce n’était pas seulement
Marie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas
seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité
de ma modestie et, me coupant la parole : « Ah ! sac à ficelles,
ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les rusés, rosse des
rosses ! Ah ! Molière ! » (C’était le seul nom d’écrivain qu’elle
connût, mais elle me l’appliquait, entendant par là quelqu’un
qui serait capable à la fois de composer des pièces et de les
jouer.) « Céleste ! » criait impérieusement Marie qui, ignorant
le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injure nouvelle.
Céleste se remettait à sourire : « Tu n’as donc pas vu dans son
tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il avait voulu nous
faire croire qu’on l’habillait toujours très simplement. Et là,
avec sa petite canne, il n’est que fourrures et dentelles, comme
jamais prince n’a eues. Mais ce n’est rien à côté de son
immense majesté et de sa bonté encore plus profonde. —
Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles dans ses
tiroirs maintenant. » Pour apaiser les craintes de Marie je lui
demandais ce qu’elle pensait de ce que M. Nissim Bernard
faisait. « Ah ! Monsieur, c’est des choses que je n’aurais pas pu
croire que ça existait : il a fallu venir ici » et, damant pour une
fois le pion à Céleste par une parole plus profonde : « Ah !
voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y
avoir dans une vie. » Pour changer le sujet, je lui parlais de
celle de mon père, qui travaillait nuit et jour. « Ah ! Monsieur,
ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute,
pas un plaisir ; tout, entièrement tout est un sacrifice pour les
autres, ce sont des vies données. — Regarde, Céleste, rien que
pour poser sa main sur la couverture et prendre son croissant,
quelle distinction ! il peut faire les choses les plus
insignifiantes, on dirait que toute la noblesse de France,
jusqu’aux Pyrénées, se déplace dans chacun de ses
mouvements. »
Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais ;
Céleste voyait là une ruse nouvelle : « Ah ! front qui as l’air si
pur et qui caches tant de choses, joues amies et fraîches comme
l’intérieur d’une amande, petites mains de satin tout pelucheux,
ongles comme des griffes », etc. « Tiens, Marie, regarde-le
boire son lait avec un recueillement qui me donne envie de
faire ma prière. Quel air sérieux ! On devrait bien tirer son
portrait en ce moment. Il a tout des enfants. Est-ce de boire du
lait comme eux qui vous a conservé leur teint clair ? Ah !
jeunesse ! ah ! jolie peau ! Vous ne vieillirez jamais. Vous avez
de la chance, vous n’aurez jamais à lever la main sur personne
car vous avez des yeux qui savent imposer leur volonté. Et puis
le voilà en colère maintenant. Il se tient debout, tout droit
comme une évidence. »

(M. Proust, Sodome et Gomorrhe, 1921-1922)
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Re: A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

Souvent, quand, dans la salle du Casino,
deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un
phénomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente
allant de l’une à l’autre. Disons en passant que c’est à l’aide de
telles matérialisations, fussent-elles impondérables, par ces
signes astraux enflammant toute une partie de l’atmosphère,
que Gomorrhe, dispersée, tend, dans chaque ville, dans chaque
village, à rejoindre ses membres séparés, à reformer la cité
biblique tandis que, partout, les mêmes efforts sont poursuivis,
fût-ce en vue d’une reconstruction intermittente, par les
nostalgiques, par les hypocrites, quelquefois par les courageux
exilés de Sodome.

(M. Proust, Sodome et Gomorrhe, 1921-1922)
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Re: A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

M. de Cambremer ne ressemblait guère à la vieille marquise. Il
était, comme elle le disait avec tendresse, « tout à fait du côté
de son papa ». Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou
même de lettres de lui, vives et convenablement tournées, son
physique étonnait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son
nez avait choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa
bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres,
qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait
une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint
normand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux
de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de
ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où
le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à
compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces
paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent
empêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi,
décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on
au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M. de
Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de
Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort,
trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant
neuf, il était tout disposé à compenser l’insuffisance spirituelle
du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois
l’organe où se révèle l’intelligence, le nez (quelle que soit
d’ailleurs l’intime solidarité et la répercussion insoupçonné
des traits les uns sur les autres), le nez est généralement
l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise.

((M. Proust, Sodome et Gomorrhe, 1921-1922)
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Re: Marcel Proust - A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien
plus vif que la duchesse, parce que, comme tout obstacle
apporté à une possession (telle pour moi la maladie qui me
rendait les voyages si difficiles et si désirables), la pauvreté,
plus généreuse que l’opulence, donne aux femmes, bien plus
que la toilette qu’elles ne peuvent pas acheter, le désir de cette
toilette qui en est la connaissance véritable, détaillée,
approfondie. Elle, parce qu’elle n’avait pu s’offrir ces choses,
moi, parce qu’en les faisant faire je cherchais à lui faire plaisir,
nous étions comme des étudiants connaissant tout d’avance des
tableaux qu’ils sont avides d’aller voir à Dresde ou à Vienne.
Tandis que les femmes riches, au milieu de la multitude de
leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme ces visiteurs à
qui la promenade dans un musée, n’étant précédée d’aucun
désir, donne seulement une sensation d’étourdissement, de
fatigue et d’ennui.

(La Prisonnière, 1923)
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Re: Marcel Proust - A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

Il y avait des jours où le bruit d’une cloche qui sonnait l’heure portait sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, que c’était comme une traduction pour aveugles, ou, si l’on veut, comme une traduction musicale du charme de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu’à ce moment-là, les yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et qu’un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l’autre.

(La Prisonnière, 1923)
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Re: Marcel Proust - A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais
vinrent-elles moins d’avoir aimé inutilement ce que déjà
j’oubliais que de commencer à me plaire avec de nouveaux
vivants, de purs gens du monde, de simples amis des
Guermantes, si peu intéressants par eux-mêmes. Je me
consolais peut-être plus aisément de constater que celle que
j’avais aimée n’était plus, au bout d’un certain temps, qu’un
pâle souvenir que de retrouver en moi cette vaine activité qui
nous fait perdre le temps à tapisser notre vie d’une végétation
humaine vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi
quand elle sera morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous
avons connu et à laquelle pourtant cherche à plaire notre
sénilité bavarde, mélancolique et coquette. L’être nouveau qui
supporterait aisément de vivre sans Albertine avait fait son
apparition en moi, puisque j’avais pu parler d’elle chez M me de
Guermantes en paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces
nouveaux « moi » qui devraient porter un autre nom que le
précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ce
que j’aimais, m’avait toujours épouvanté, jadis à propos de
Gilberte quand son père me disait que si j’allais vivre en
Océanie je ne voudrais plus revenir, tout récemment quand
j’avais lu avec un tel serrement de cœur le passage du roman de
Bergotte où il est question de ce personnage qui, séparé, par la
vie, d’une femme qu’il avait adorée jeune homme, vieillard la
rencontre sans plaisir, sans envie de la revoir. Or, au contraire,
il m’apportait avec l’oubli une suppression presque complète
de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet être si
redouté, si bienfaisant et qui n’était autre qu’un de ces « moi »
de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que,
sans plus écouter nos prières qu’un médecin clairvoyant et
d’autant plus autoritaire, elle substitue malgré nous, par une
intervention opportune, au « moi » vraiment trop blessé. Ce
rechange, au reste, elle l’accomplit de temps en temps, comme
l’usure et la réfection des tissus, mais nous n’y prenons garde
que si l’ancien « moi » contenait une grande douleur, un corps
étranger et blessant, que nous nous étonnons de ne plus
retrouver, dans notre émerveillement d’être devenu un autre
pour qui la souffrance de son prédécesseur n’est plus que la
souffrance d’autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement
parce qu’on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d’avoir
passé par tant de souffrances, car nous ne nous rappelons que
confusément les avoir souffertes. Il est possible que, de même,
nos cauchemars, la nuit, soient effroyables. Mais au réveil nous
sommes une autre personne qui ne se soucie guère que celle à
qui elle succède ait eu à fuir en dormant devant des assassins.
Sans doute, ce « moi » avait gardé quelque contact avec
l’ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parle
pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable,
et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui
l’a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses
sanglots. J’en poussais encore quand je redevenais pour un
moment l’ancien ami d’Albertine. Mais c’est dans un
personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n’est
pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux
s’affaiblit, c’est parce que nous mourons nous-mêmes.
Albertine n’avait rien à reprocher à son ami. Celui qui en
usurpait le nom n’en était que l’héritier. On ne peut être fidèle
qu’à ce dont on se souvient, on ne se souvient que de ce qu’on a
connu. Mon « moi » nouveau, tandis qu’il grandissait à l’ombre
de l’ancien, l’avait souvent entendu parler d’Albertine ; à
travers lui, à travers les récits qu’il en recueillait, il croyait la
connaître, elle lui était sympathique, il l’aimait, mais ce n’était
qu’une tendresse de seconde main.

(Albertine disparue, 1925)
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Re: Marcel Proust - A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des
colorations d’une contrée nous parle avec un enthousiasme
débordant de cette Normandie qu’ils ont habitée, une
Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragrance
de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria,
dans leur bordure porcelainée d’hortensias roses, de ses
pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la
retombée sur une porte de paysans, où l’incrustation de deux
poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale,
fait penser à la libre retombée d’une branche fleurie dans le
bronze d’une applique de Gouthière, une Normandie qui serait
absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que
protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les
Verdurin me confessent ne pas s’être fait faute de lever toutes.
À la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes
les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une
mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait — mais non,
rien de la mer que vous connaissez, proteste ma voisine
frénétiquement, en réponse à mon dire que Flaubert nous avait
menés, mon frère et moi, à Trouville, rien, absolument rien, il
faudra venir avec moi, sans cela vous ne saurez jamais — ils
rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que
faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l’odeur des
jardineries qui donnaient au mari d’abominables crises
d’asthme — oui, insista-t-elle, c’est cela, de vraies crises
d’asthme. »

« Là-dessus, l’été suivant, ils revenaient, logeant toute une
colonie d’artistes dans une admirable habitation moyenâgeuse
que leur faisait un cloître ancien loué par eux, pour rien. Et, ma
foi, en entendant cette femme qui, en passant par tant de
milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un
peu de la verdeur de la parole d’une femme du peuple, une
parole qui vous montre les choses avec la couleur que votre
imagination y voit, l’eau me vient à la bouche de la vie qu’elle
me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa
cellule, et où, dans le salon, si vaste qu’il possédait deux
cheminées, tout le monde venait avant le déjeuner pour des
causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me
refaisant penser à celles qu’évoque ce chef-d’œuvre de Diderot,
les lettres à Mademoiselle Volland. Puis, après le déjeuner,
tout le monde sortait, même les jours de grains dans le coup de
soleil, le rayonnement d’une ondée lignant de son filtrage
lumineux les nodosités d’un magnifique départ de hêtres
centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal
affectionné par le xviiie siècle, et d’arbustes ayant pour
boutons fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des
gouttes de pluie. On s’arrêtait pour écouter le délicat barbotis,
énamouré de fraîcheur, d’un bouvreuil se baignant dans la
mignonne baignoire minuscule de nymphembourg qu’est la
corolle d’une rose blanche. Et comme je parle à Mme Verdurin
des paysages et des fleurs de là-bas délicatement pastellisés par
Elstir : « Mais c’est moi qui lui ai fait connaître tout cela, jette-
t-elle avec un redressement colère de la tête, tout vous
entendez bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le lui
ai jeté à la face quand il nous a quittés, n’est-ce pas, Auguste ?
tous les motifs qu’il a peints. Les objets, il les a toujours
connus, cela il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les
fleurs, il n’en avait jamais vu, il ne savait pas distinguer un
althéa d’une passe-rose. C’est moi qui lui ai appris à
reconnaître, vous n’allez pas me croire, à reconnaître le
jasmin. » Et il faut avouer qu’il y a quelque chose de curieux à
penser que le peintre des fleurs que les amateurs d’art nous
citent aujourd’hui comme le premier, comme supérieur même
à Fantin-Latour, n’aurait peut-être jamais, sans la femme qui
est là, su peindre un jasmin. « Oui, ma parole, le jasmin ; toutes
les roses qu’il a faites, c’est chez moi ou bien c’est moi qui les
lui apportais. On ne l’appelait chez nous que Monsieur Tiche.
Demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le
traitait ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui
apprenais à disposer ses fleurs ; au commencement il ne
pouvait pas en venir à bout. Il n’a jamais su faire un bouquet. Il
n’avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui
dise : « Non, ne peignez pas cela, cela n’en vaut pas la peine,
peignez ceci. »

(Le Temps retrouvé, 1927)
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Re: Marcel Proust - A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

À l’heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant
dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour
six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour
les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines
illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les
pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage
parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que
celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore
parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un
hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir
pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués
retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c’est la guerre
ici. »

(Le Temps retrouvé, 1927)
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Re: Marcel Proust - A la recherche du temps perdu

Message par Montparnasse »

Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du
Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de
turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne
légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de
pêcheurs alignés les uns auprès des autres, et qui étaient de
petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui
emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes
entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur
laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à
eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en
ce moment la France. Du reste, à force de regarder le ciel
paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de
changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait
mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait, le
vertige prenait : ce n’était plus une mer étendue, mais une
gradation verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro
qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient en
être extrêmement éloignées, comme ces deux tours de certaines
villes de Suisse qu’on croirait dans le lointain voisines avec la
pente des cimes.

(Le Temps retrouvé, 1927)
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