La Chanson de Roland

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Montparnasse
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Re: La Chanson de Roland

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CHARLEMAGNE APPROCHE




CLV

Le comte Roland fut un très-noble guerrier,
Et Gautier de l’Hum un très-bon chevalier.
Pour l’Archevêque, c’est un brave éprouvé.
L’un ne veut rien laisser à faire à l’autre :
C’est au plus fort de la mêlée qu’ils frappent les païens.
Il y a là mille Sarrasins à pied,
Et quarante milliers à cheval.
En vérité, ils n’osent approcher des trois Français.
De loin, ils jettent sur eux lances et épieux,
Javelots, dards, flèches et piques.
Les premiers coups ont tué Gautier.
Quant à Turpin de Reims, son écu est percé,
Son heaume brisé, sa tête blessée,
Son haubert rompu et démaillé ;
Il a quatre lances dans le corps ;
Son destrier meurt sous lui.
Ah ! c’est grande douleur quand l’Archevêque tombe.


CLVI

Quand Turpin de Reims se sent abattu,
Quand il se voit quatre lances dans le corps,
Il se relève en un instant, le brave ; il se redresse,
Cherche Roland du regard, court vers lui
Et ne lui dit qu’un mot : « Je ne suis pas vaincu.
« On ne prend pas vivant un bon vassal. »
Alors il tire Almace, son épée d’acier bruni,
Et, dans la pleine mêlée, frappe mille coups et plus.
C’est Charlemagne qui en rendit plus tard le témoignage : Turpin ne fit grâce à aucun,
Et l’Empereur trouva quatre cents cadavres autour de lui,
Les uns blessés, les autres percés dans le milieu du corps,
Les autres privés de leurs têtes.
Voilà ce que dit la Geste, et aussi celui qui était sur le champ de bataille,
Le baron saint Gilles, pour qui Dieu fait des miracles.
Il en écrivit le récit au moutier de Laon.
Qui ne sait ces choses n’y connaît rien.


CLVII

Il se bat noblement, le comte Roland !
Il a tout le corps en sueur et en feu ;
Mais surtout quel mal, quelle douleur dans la tête !
D’avoir sonné son cor sa tempe est tout ouverte ;
Toutefois il voudrait bien savoir si Charles viendra.
De nouveau il prend son cor et en tire un son, bien faible, hélas !
L’Empereur, là-bas, s’arrêta et l’entendit :
« Seigneurs, dit-il, tout va mal pour nous,
« Et mon neveu Roland va nous manquer aujourd’hui.
« Aux sons de son cor, je vois bien qu’il n’a plus longtemps à vivre ;
« Si vous désirez arriver à temps, pressez vos chevaux.
« Tout ce qu’il y a de trompettes dans l’armée, qu’on les sonne ! »
Alors on sonna soixante mille trompettes, et si haut
Que les monts en retentissent et que les vallées y répondent.
Les païens les entendent, ils n’ont garde de rire.
« C’est Charles qui arrive, disent-ils l’un à l’autre, c’est Charles ! »


CLVIII

« L’Empereur, s’écrient les païens, l’Empereur revient sur ses pas,
« Et ce sont bien les trompettes françaises que nous entendons.
« Si Charles arrive, quel désastre pour nous !
« Si Roland survit, c’est toute notre guerre qui recommence,
« Et nous y perdrons l’Espagne, notre terre. »
Alors quatre cents d’entre eux se rassemblent, bien couverts de leurs heaumes :
Ce sont les meilleurs qu’il y ait dans toute l’armée païenne.
Et voici qu’ils livrent à Roland un affreux, un horrible assaut.
Ah ! le comte a vraiment assez de besogne.


CLIX

Quand le comte Roland les voit venir,
Il se fait tout fier, se sent plus fort : il est prêt.
Tant qu’il aura de la vie, il ne reculera point.
Il monte son cheval Veillantif :
De ses éperons d’or fin il le pique,
Et, au plus fort de la mêlée, court attaquer les païens.
L’archevêque Turpin y va avec lui.
Et les Sarrasins : « Fuyez, amis, fuyez, disent-ils l’un à l’autre ;
« Car nous avons entendu les trompettes de France.
« Il revient, le roi puissant ! Charles arrive ! »


CLX

Jamais le comte Roland n’aima les lâches,
Ni les orgueilleux, ni les méchants,
Ni les chevaliers qui ne sont pas bons vassaux.
Il s’adresse alors à l’archevêque Turpin :
« Sire, lui dit-il, vous êtes à pied, et moi à cheval.
« Par amour pour vous, je veux faire halte.
« Nous partagerons ensemble le bien et le mal,
« Et, pour aucun homme du monde, je ne vous abandonnerai.
« Tous les deux nous rendrons aux païens leur assaut :
« Les meilleurs coups sont ceux de Durendal !
« — Honte à qui ne frappe pas de son mieux, dit l’Archevêque.
« Charles arrive, et nous vengera. »


CLXI

« Nous sommes nés pour notre malheur, disent les païens.
« Et ce jour s’est levé pour nous bien funeste !
« Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs.
« Et voilà que Charles, le baron, revient avec sa grande armée :
« Nous entendons d’ici les claires trompettes de ceux de France
« Et le grand bruit que fait le cri de Montjoie.
« Rien n’égale la fierté du comte Roland,
« Et il n’est pas d’homme vivant qui le puisse vaincre.
« Tirons de loin, et laissons-le sur le champ. »
Ainsi firent-ils. Ils lui lancent de loin dards et javelots,
Épieux, lances et flèches empennées ;
Ils ont mis en pièces et troué l’écu de Roland ;
Ils lui ont déchiré et démaillé son haubert ;
Mais point ne l’ont touché dans son corps.
Pour Veillantif, il a reçu trente blessures,
Et sous le comte est tombé mort.
Les païens, cependant, s’enfuient et laissent Roland seul,
Seul et à pied...



LA DERNIÈRE BÉNÉDICTION DE L’ARCHEVÊQUE




CLXII

Païens s’enfuient, courroucés et pleins d’ire ;
Ils se dirigent en hâte du côté de l’Espagne.
Le comte Roland ne les a pas poursuivis,
Car il a perdu son cheval Veillantif.
Bon gré, mal gré, il est resté à pied.
Le voilà qui va aider l’archevêque Turpin ;
Il lui a délacé son heaume d’or sur la tête :
Il lui a retiré son blanc haubert léger ;
Puis il lui met le bliaut tout en pièces,
Et se sert des morceaux pour bander ses larges plaies.
Il le serre alors étroitement contre son sein
Et le couche doucement, doucement, sur l’herbe verte.
Ensuite, d’une voix très-douce, Roland lui fait cette prière :
« Ah ! gentilhomme, donnez-m’en votre congé :
« Nos compagnons, ceux que nous aimions tant,
« Sont tous morts ; mais nous ne devons point les délaisser ainsi.
« Écoutez : je vais aller chercher tous leurs corps ;
« Puis je les déposerai l’un près de l’autre à la rangette devant vous.
« — Allez, dit l’Archevêque, et revenez bientôt.
« Grâce à Dieu, le champ nous reste, à vous et à moi ! »


CLXIII

Roland s’en va. Seul, tout seul, il parcourt le champ de bataille ;
Il fouille la montagne, il fouille la vallée ;
Il y trouve les corps de Gerer et de Gerin, son compagnon ;
Il y trouve Bérenger et Othon ;
Il y trouve Anséis et Samson ;
Il y trouve Gérard le vieux de Roussillon.
L’un après l’autre, le baron les a pris ;
Avec eux il est revenu vers l’Archevêque,
Et les a déposés en rang aux genoux de Turpin.
L’Archevêque ne peut se tenir d’en pleurer ;
Il élève sa main, il leur donne sa bénédiction :
« Seigneurs, leur dit-il, mal vous en prit.
« Que Dieu le glorieux ait toutes vos âmes !
« Qu’en Paradis il les mette en saintes fleurs !
« Ma propre mort me rend trop angoisseux :
« Plus ne verrai le grand empereur. »

Image


CLXIV

Roland s’en retourne fouiller la plaine :
Il y a trouvé le corps de son compagnon Olivier,
Le tient étroitement serré contre son cœur,
Et, comme il peut, revient vers l’Archevêque.
Sur un écu, près des autres Pairs, il couche son ami.
Et l’Archevêque les a tous bénis et absous.
La douleur alors et les larmes de redoubler :
« Bel Olivier, mon compagnon, dit Roland,
« Vous fûtes fils au vaillant duc Renier
« Qui tenait la marche de Gênes-sur-Mer.
« Pour briser une lance, pour mettre en pièces un écu,
« Pour rompre et démailler un haubert,
« Pour conseiller loyalement les bons,
« Pour venir à bout des traîtres et des lâches,
« Jamais, en nulle terre, il n’y eut meilleur chevalier ! »


CLXV

Le comte Roland, quand il voit morts tous ses pairs
Et Olivier, celui qu’il aimait tant,
Il en a de la tendreur dans l’âme ; il se met à pleurer ;
Tout son visage en est décoloré.
Sa douleur est si forte qu’il ne peut se soutenir ;
Bon gré, mal gré, il tombe en pâmoison ;
Et l’Archevêque : « Quel malheur, dit-il, pour un tel baron ! »


CLXVI

L’Archevêque, quand il vit Roland se pâmer,
En ressentit une telle douleur, qu’il n’en eut jamais de si grande.
Il étend la main, et saisit l’olifant du baron.
En Roncevaux il y a une eau courante ;
Il y veut aller pour en donner à Roland.
Tout chancelant, à petits pas, il y va ;
Mais il est si faible qu’il ne peut avancer ;
Il n’a pas la force, il a trop perdu de son sang.
Avant d’avoir marché l’espace d’un arpent,
Le cœur lui manque, il tombe en avant :
Le voilà dans les angoisses de la mort.


CLXVII

Alors Roland revient de sa pâmoison,
Il se redresse ; mais, hélas ! quelle douleur pour lui !
Il regarde en aval, il regarde en amont :
Au delà de ses compagnons, sur l’herbe verte,
Il voit étendu le noble baron,
L’Archevêque, le représentant de Dieu.
Turpin s’écrie : « Mea culpa ! » lève les yeux en haut,
Joint ses deux mains et les tend vers le ciel,
Prie Dieu de lui donner son Paradis...
Il est mort, Turpin, le soldat de Charles,
Celui qui par grands coups de lance et par beaux sermons
N’a jamais cessé de guerroyer les païens.
Que Dieu lui donne sa sainte bénédiction !


CLXVIII

Le comte Roland voit l’Archevêque à terre ;
Les entrailles lui sortent du corps,
Et sa cervelle lui bout sur la face, au-dessous de son front.
Sur sa poitrine, entre les deux épaules,
Roland lui a croisé ses blanches mains, les belles,
Et, selon la mode de son pays, lui fait son oraison :
« Ah ! gentilhomme, chevalier de noble lignée,
« Je vous remets aux mains du Glorieux qui est dans le ciel :
« Il n’y aura jamais homme qui le serve plus volontiers.
« Non, depuis le temps des Apôtres, on ne vit jamais tel prophète
« Pour maintenir chrétienté, pour convertir les hommes...
« Puisse votre âme être exempte de toute douleur,
« Et que du Paradis les portes lui soient ouvertes ! »



MORT DE ROLAND




CLXIX

Roland lui-même sent que la mort lui est proche ;
Sa cervelle s’en va par les oreilles...
Le voilà qui prie pour ses pairs d’abord, afin que Dieu les appelle,
Puis il se recommande à l’ange Gabriel.
Il prend l’olifant d’une main (pour n’en pas avoir de reproche),
Et de l’autre saisit Durendal, son épée.
Il s’avance plus loin qu’une portée d’arbalète,
Il s’avance sur la terre d’Espagne, entre en un champ de blé,
Monte sur un tertre... Sous deux beaux arbres
Il y a là quatre perrons de marbre.
Roland tombe à l’envers sur l’herbe verte,
Et se pâme ; car la mort lui est proche.


CLXX

Les puys sont hauts, hauts sont les arbres.
Il y a là quatre perrons, tout luisants de marbre.
Sur l’herbe verte le comte Roland se pâme.
Cependant un Sarrasin l’épie,
Qui contrefait le mort et gît parmi les autres ;
Il a couvert de sang son corps et son visage.
Soudain il se redresse, il accourt ;
Il est fort, il est beau et de grande bravoure.
Plein d’orgueil et de mortelle rage,
Il saisit Roland, corps et armes,
Et s’écrie : « Vaincu, il est vaincu, le neveu de Charles !
« Voilà son épée que je porterai en Arabie. »
Comme il la tirait, Roland sentit quelque chose...


CLXXI

Roland s’aperçoit qu’on lui enlève son épée ;
Il ouvre les yeux, ne dit qu’un mot :
« Tu n’es pas des nôtres, que je sache ! »
De son olifant, qu’il ne voudrait point lâcher,
Il frappe un rude coup sur le heaume tout gemmé d’or,
Brise l’acier, la tête et les os du païen,
Lui fait jaillir les deux yeux hors du chef,
Et le retourne mort à ses pieds :
« Lâche, dit-il, qui t’a rendu si osé,
« À tort ou à droit, de mettre la main sur Roland ?
« Qui le saura t’en estimera fou.
« Le pavillon de mon olifant en est fendu ;
« L’or et les pierreries en sont tombés. »


CLXXII

Roland sent bien qu’il a perdu la vue :
Il se lève, il s’évertue tant qu’il peut ;
Las ! son visage n’a plus de couleurs.
Devant lui est une roche brune ;
Par grande douleur et colère, il y assène dix forts coups ;
L’acier de Durendal grince : point ne se rompt, ni ne s’ébrèche :
« Ah ! sainte Marie, venez à mon aide, dit le comte.
« Ô ma bonne Durendal, quel malheur !
« Me voici en triste état, et je ne puis plus vous défendre ;
« Avec vous j’ai tant gagné de batailles !
« J’ai tant conquis de vastes royaumes
« Que tient aujourd’hui Charles à la barbe chenue !
« Ne vous ait pas qui fuie devant un autre !
« Car vous avez été longtemps au poing d’un brave,
« Tel qu’il n’y en aura jamais en France, la terre libre. »


CLXXIII

Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine ;
L’acier grince : il ne rompt pas, il ne s’ébrèche point.
Quand le comte s’aperçoit qu’il ne peut briser son épée,
En dedans de lui-même il commence à la plaindre :
« Ô ma Durendal, comme tu es claire et blanche !
« Comme tu luis et flamboies au soleil !
« Je m’en souviens : Charles était aux vallons de Maurienne,
« Quand Dieu, du haut du ciel, lui manda par un ange
« De te donner à un vaillant capitaine.
« C’est alors que le grand, le noble roi la ceignit à mon côté...
« Avec elle je lui conquis l’Anjou et la Bretagne ;
« Je lui conquis le Poitou et le Maine ;
« Je lui conquis la libre Normandie ;
« Je lui conquis Provence et Aquitaine,
« La Lombardie et toute la Romagne ;
« Je lui conquis la Bavière et les Flandres,
« Et la Bulgarie et la Pologne,
« Constantinople qui lui rendit hommage,
« Et la Saxe qui se soumit à son bon plaisir ;
« Je lui conquis Écosse, Galles, Irlande
« Et l’Angleterre, son domaine privé.
« En ai-je assez conquis de pays et de terres,
« Que tient Charles à la barbe chenue !
« Et maintenant j’ai grande douleur à cause de cette épée.
« Plutôt mourir que de la laisser aux païens !
« Que Dieu n’inflige point cette honte à la France ! »


CLXXIV

Pour la troisième fois, Roland frappe sur une pierre bise :
Plus en abat que je ne saurais dire.
L’acier grince ; il ne rompt pas :
L’épée remonte en amont vers le ciel.
Quand le comte s’aperçoit qu’il ne la peut briser,
Tout doucement il la plaint en lui-même :
« Ma Durendal, comme tu es belle et sainte !
« Dans ta garde dorée il y a assez de reliques :
« Une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile.
« Des cheveux de monseigneur saint Denis,
« Du vêtement de la Vierge Marie.
« Non, non, ce n’est pas droit que païens te possèdent !
« Ta place est seulement entre des mains chrétiennes.
« Plaise à Dieu que tu ne tombes pas entre celles d’un lâche !
« Combien de terres j’aurai par toi conquises,
« Que tient Charles à la barbe fleurie,
« Et qui sont aujourd’hui la richesse de l’Empereur ! »


CLXXV

Roland sent que la mort l’entreprend
Et qu’elle lui descend de la tête sur le cœur.
Il court se jeter sous un pin ;
Sur l’herbe verte il se couche face contre terre ;
Il met sous lui son olifant et son épée,
Et se tourne la tête du côté des païens.
Et pourquoi le fait-il ? Ah ! c’est qu’il veut
Faire dire à Charlemagne et à toute l’armée des Francs,
Le noble comte, qu’il est mort en conquérant.
Il bat sa coulpe, il répète son Mea culpa.
Pour ses péchés, au ciel il tend son gant...


CLXXVI

Roland sent bien que son temps est fini.
Il est là au sommet d’un pic qui regarde l’Espagne ;
D’une main il frappe sa poitrine :
« Mea culpa, mon Dieu, et pardon au nom de ta puissance,
« Pour mes péchés, pour les petits et pour les grands,
« Pour tous ceux que j’ai faits depuis l’heure de ma naissance
« Jusqu’à ce jour où je suis parvenu. »
Il tend à Dieu le gant de sa main droite,
Et voici que les Anges du ciel s’abattent près de lui.


CLXXVII

Il est là gisant sous un pin, le comte Roland ;
Il a voulu se tourner du côté de l’Espagne.
Il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses :
De tous les royaumes qu’il a conquis,
Et de douce France, et des gens de sa famille,
Et de Charlemagne, son seigneur qui l’a nourri ;
Il ne peut s’empêcher d’en pleurer et de soupirer.
Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli,
Et, de nouveau, réclame le pardon de Dieu :
« Ô notre vrai Père, dit-il, qui jamais ne mentis,
« Qui ressuscitas saint Lazare d’entre les morts
« Et défendis Daniel contre les lions,
« Sauve, sauve mon âme et défends-la contre tous périls,
« À cause des péchés que j’ai faits en ma vie. »
Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite :
Saint Gabriel l’a reçu.
Alors sa tête s’est inclinée sur son bras,
Et il est allé, mains jointes, à sa fin.
Dieu lui envoie un de ses anges chérubins
Et saint Michel du Péril.
Saint Gabriel est venu avec eux :
L’âme du comte est emportée au Paradis...

Image

(...)


Notes

Empenné : Garni de plumes, d'une empenne. Flèche empennée : dont l'empenne est d'un émail particulier.
Ire : Colère.
Bliaut : Blouse portée par les hommes et les femmes au Moyen Âge.
Tendreur : Tendresse.
Arpent : Ancienne mesure agraire qui valait cent perches, de 20 à 50 ares.
Oraison : Prière. En particulier pour la mort de quelqu'un.
Sardoine : Variété de calcédoine de couleur brunâtre, pierre fine estimée.
Bis(e) : Qui est d’un gris beige foncé ou clair.
Amont : En haut.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: La Chanson de Roland

Message par Liza »

Je connais tout sauf Sardoine et Mangon.
Pas des mots que j’écrirais demain...
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: La Chanson de Roland

Message par Montparnasse »

TROISIÈME PARTIE

LES REPRÉSAILLES



LE CHÂTIMENT DES SARRASINS



CLXXVIII

Roland est mort : Dieu a l’âme aux cieux…
— L’Empereur, cependant, arrive à Roncevaux.
Pas une seule voie, pas même un seul sentier,
Pas un espace vide, pas un aune, pas un pied de terrain
Où il n’y ait un corps de Français ou de païen :
« Où êtes-vous, s’écrie Charles ; mon beau neveu, où êtes-vous ?
« Où est l’Archevêque ? où le comte Olivier ?
« Où Gerin et son compagnon Gerer ?
« Où sont le comte Bérenger et Othon ?
« Ive et Ivoire que j’aimais si chèrement ?
Qu'est devenu le Gascon Engelers ? [absent de la traduction]
« Et le duc Samson et le baron Anséis ?
« Où est Gérard de Roussillon, le vieux ?
« Où sont les douze Pairs que j’avais laissés derrière moi ? »
Mais, hélas ! à quoi bon ? personne, personne ne répond.
« Ô Dieu, dit le Roi, j’ai bien lieu d’être en grand émoi
« De n’avoir point été là pour commencer la bataille. »
Et Charles de s’arracher la barbe, comme un homme en grande colère ;
Et tous ses barons chevaliers d’avoir des larmes plein les yeux.
Vingt mille hommes tombent à terre pâmés :
Le duc Naimes en a très-grande pitié.


CLXXIX

Il n’y a pas un seul chevalier, pas un seul baron,
Qui de pitié ne pleure à chaudes larmes.
Ils pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux,
Leurs amis et leurs seigneurs liges.
Un grand nombre tombent à terre pâmés.
Mais le duc Naimes s’est conduit en preux,
Et, le premier, a dit à l’Empereur :
« Voyez-vous là-bas, à deux lieues de nous,
« Voyez-vous la poussière qui s’élève des grands chemins ?
« C’est la foule immense de l’armée païenne.
« Chevauchez, Sire, et vengez votre douleur.
« — Grand Dieu ! s’écrie Charles, ils sont déjà si loin !
« Le droit et l’honneur, voilà, Seigneur, ce que je vous demande ;
« Ils m’ont enlevé la fleur de douce France. »
Alors le Roi donne des ordres à Gebuin et à Othon,
À Thibault de Reims et au comte Milon :
« Vous allez, dit-il, garder ce champ, ces vallées et ces montagnes.
« Vous y laisserez les morts étendus comme ils sont ;
« Mais veillez à ce que les lions et les bêtes sauvages n’y touchent pas,
« Non plus que les garçons et les écuyers.
« Je vous défends de laisser qui que ce soit y porter la main,
« Jusqu’à ce que nous soyons ici de retour, par la grâce de Dieu. »
Et les quatre barons lui répondent doucement, par amour :
« Ainsi ferons-nous, cher sire, droit empereur. »
Ils retiennent avec eux mille de leurs chevaliers.


CLXXX

L’Empereur fait sonner ses clairons ;
Puis il s’avance à cheval, le baron, avec sa grande armée ;
Enfin ils trouvent les traces des païens,
Et, d’une ardeur commune, commencent la poursuite.
Mais le Roi s’aperçoit alors que le soir descend.
Alors il met pied à terre sur l’herbe verte, dans un pré,
S’y prosterne, et supplie le Seigneur Dieu
De vouloir bien pour lui arrêter le soleil,
Dire à la nuit d’attendre, au jour de demeurer...
Voici l’Ange qui a coutume de parler avec l’Empereur,
Et qui, rapide, lui donne cet ordre :
« Chevauche, Charles, chevauche ; la clarté ne te fera point défaut.
« Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait,
« Et tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. »
À ces mots, l’Empereur remonte à cheval.


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CLXXXI

Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle :
Car le soleil s’est arrêté, immobile, dans le ciel.
Les païens s’enfuient ; mais les Français les poursuivent,
Et, les atteignant enfin au Val-Ténèbres,
À grands coups les poussent sur Saragosse ;
Ils les frappent terriblement, ils les tuent,
Ils leur coupent leurs chemins et leurs voies...
Devant eux est le cours de l’Èbre ;
Le fleuve est profond et le courant terrible.
Pas de bateau, pas de dromond, pas de chaland.
Alors les Sarrasins invoquent Tervagant, un de leurs dieux ;
Puis se jettent dans l’Èbre, mais n’y trouvent pas le salut.
Parmi les chevaliers qui sont les plus pesants,
Beaucoup tombent au fond ;
Les autres flottent à vau-l’eau ;
Les plus heureux y boivent rudement.
Tous finissent par être noyés très-cruellement.
« Vous avez vu Roland, s’écrient les Français ; mais cela ne vous a point porté bonheur. »


CLXXXII

Quand Charles voit que tous les païens sont morts,
Les uns tués, les autres noyés ;
Quand il voit que ses chevaliers ont fait un grand butin,
Le noble roi est descendu à pied :
Il s’étend à terre et remercie Dieu...
Quand il se releva, le soleil était couché :
« C’est l’heure, dit-il, de songer au campement ;
« Car il est trop tard pour revenir à Roncevaux.
« Nos chevaux sont las et épuisés ;
« Enlevez-leur les selles et les freins,
« Et laissez-les se rafraîchir dans les prés.
« — Sire, répondent les Français, vous dites bien. »


CLXXXIII

L’Empereur prend là son campement ;
Les Français descendent de cheval dans ce désert ;
Ils enlèvent les selles de leurs chevaux
Et leur ôtent les freins d’or ;
Puis ils les lancent dans les prés où il y a de l’herbe fraîche ;
Ils ne peuvent pour eux faire autre chose.
Ceux qui sont las s’endorment sur la terre :
Cette nuit-là on ne fit pas le guet.


CLXXXIV

L’Empereur s’est couché dans un pré ;
Il a mis sa grande lance à son chevet, le baron ;
Car il ne veut pas se désarmer cette nuit.
Il a vêtu son blanc haubert, bordé d’orfroi ;
Il a lacé son heaume gemmé d’or ;
Il a ceint Joyeuse, cette épée qui n’eut jamais sa pareille,
Et qui chaque jour change trente fois de clarté...
Nous pourrions vous parler de la lance
Dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix :
Eh bien ! Charles, grâce à Dieu, en possède le fer
Et l’a fait enchâsser dans le pommeau doré de son épée.
À cause de cet honneur, à cause de sa bonté,
On lui a donné le nom de Joyeuse ;
Et ce n’est pas aux barons français de l’oublier,
Puisqu’ils ont tiré de ce nom leur cri de Montjoie ;
Et c’est pourquoi aucune nation ne leur peut tenir tête.


CLXXXV

La nuit est claire, la lune est brillante,
Charles est couché ; mais il a grande douleur en pensant à Roland,
Et le souvenir d’Olivier lui pèse cruellement,
Avec celui des douze Pairs et de tous les Français
Qu’il a laissés rouges de sang et morts à Roncevaux.
Il ne peut se retenir d’en pleurer, d’en sangloter.
Il prie Dieu de se faire le libérateur de ces âmes...
Mais le Roi est fatigué, car ses peines sont bien grandes ;
Il n’en peut plus, et, lui aussi, finit par s’endormir.
Par tous les prés on ne voit que Français endormis.
Pas un cheval n’est de force à se tenir debout,
Et celui qui veut de l’herbe la prend sans se lever.
Ah ! connaître la douleur, c’est beaucoup savoir.


CLXXXVI

Comme un homme travaillé par la douleur, Charles s’est endormi.
Alors Dieu lui envoie saint Gabriel,
Auquel il confie la garde de l’Empereur.
L’Ange passe toute la nuit au chevet du Roi,
Et, dans un songe, lui annonce
Une grande bataille qui sera livrée aux Français...
Puis il lui a montré le sens très-grave de cette vision.
Charles donc, jetant un regard là-haut, dans le ciel,
Y vit les tonnerres, les gelées, les vents,
Les orages, les effroyables tempêtes,
Les feux et les flammes toutes prêtes :
Et soudain tout cela tombe sur son armée.
Voici qu’elles prennent feu, les lances de pommier ou de frêne ;
Voici qu’ils s’embrasent, les écus aux boucles d’or pur ;
Quant au bois des épieux tranchants, il est en pièces.
Les hauberts et les heaumes d’acier grincent et gémissent.
Quelle douleur pour les chevaliers de Charles !
Des ours, des léopards se jettent sur eux pour les dévorer,
Avec des guivres, des serpents, des dragons, des monstres semblables aux Diables,
Et plus de trente mille griffons.
Tous, tous se précipitent sur les Français :
« À l’aide, Charles, à l’aide ! » s’écrient-ils.
Le Roi en a grande douleur et pitié ;
Il y voudrait aller ; mais voici l’obstacle :
Du fond d’une forêt un grand lion s’élance sur lui.
La bête est orgueilleuse, féroce, épouvantable,
Et c’est au corps du Roi qu’elle s’attaque.
Tous les deux pour lutter se prennent à bras le corps.
Quel est le vainqueur, quel est le vaincu ? On ne le sait.
L’Empereur ne se réveille pas...


CLXXXVII

Après ce songe, Charles en a un autre
Il rêve qu’il est en France, à Aix, sur un perron,
Tenant un ours dans une double chaîne.
Soudain, de la forêt d’Ardenne, il voit venir trente autres ours,
Qui parlent chacun comme un homme :
« Rendez-nous-le, Sire, disent-ils ;
« Il n’est pas juste que vous le reteniez plus longtemps.
« C’est notre parent, et nous devons le secourir. »
Mais alors, du fond du palais, accourt un beau lévrier
Qui, parmi ces bêtes sauvages, attaque la plus grande,
Sur l’herbe verte, près de ses compagnons.
Ah ! c’est une merveilleuse lutte à laquelle assiste le Roi ;
Mais quel est le vainqueur, quel est le vaincu ? Charles n’en sait rien...
Voilà ce que l’Ange de Dieu a montré au baron ;
Et Charles reste endormi jusqu’au lendemain, au clair jour...


CLXXXVIII

Le roi Marsile cependant arrive en fuyant à Saragosse.
Il descend de cheval et s’arrête à l’ombre, sous un olivier ;
Il rend à ses serviteurs son épée, son heaume et son haubert,
Puis, très-piteusement, se couche sur l’herbe verte.
Il a perdu sa main droite,
Le sang en sort, et Marsile tombe en angoisse et en pâmoison.
Voici devant lui sa femme Bramimonde,
Qui pleure, crie et très-douloureusement se lamente.
Plus de vingt mille hommes sont avec elle ;
Tous maudissent Charles et maudissent la douce France.
Apollon, leur dieu, est là dans une grotte : ils se jettent sur lui,
Lui font mille reproches, mille outrages :
« Eh ! méchant dieu, pourquoi nous fais-tu telle honte ?
« Et notre roi, pourquoi l’as-tu laissé confondre ?
« Tu paies bien mal ceux qui te servent ! »
Alors ils enlèvent à Apollon son sceptre et sa couronne ;
Ils l’attachent par les mains à une colonne,
Le retournent à terre sous leurs pieds,
Lui donnent de grands coups de bâton et le mettent en morceaux.
Tervagan y perd aussi son escarboucle.
Quant à Mahomet, on le jette dans un fossé,
Où les porcs et les chiens le foulent et le mordent...


CLXXXIX

Marsile revient de sa pâmoison
Et se fait porter dans sa chambre,
Sur les murs de laquelle on a écrit et peint plusieurs tableaux en couleurs.
La reine Bramimonde y est tout en larmes ;
Elle s’arrache les cheveux : « Ah ! malheureuse ! » répète-t-elle.
Puis, élevant la voix, elle dit encore :
« Ô Saragosse, te voilà donc privée
« Du noble roi qui t’avait en son pouvoir !
« Nos dieux sont des félons
« De nous avoir ainsi manqué dans le combat.
« Il nous reste l’Émir. Quelle lâcheté
« S’il n’engage pas la lutte avec cette race hardie, avec ces Français
« Qui ont assez de vaillance pour ne point songer à leur vie !
« Chez leur empereur à la barbe fleurie
« Quel courage, quelle témérité !
« Ce n’est pas lui qui reculerait jamais d’un seul pas dans la bataille.
« C’est grande douleur, en vérité, qu’il n’y ait personne pour le tuer. »

(...)


Notes

Aune : Ancienne mesure de longueur (1,18 m puis 1,20 m) supprimée en 1840. (ici au masculin)
Lige : Qui a rendu à son seigneur un hommage l'engageant à une fidélité absolue.
Dromond : Navire de transport de troupes, navire de guerre à rames.
À vau-l'eau : Au fil de l’eau.
Frein : Mors, partie de la bride qu’on met dans la bouche du cheval pour le gouverner.
Orfroi : Parement, broderie d'or (voire d'argent) des vêtements liturgiques.
Guivre : Animal fantastique ayant un corps de serpent, des ailes de chauve-souris et des pattes de pourceau.
Griffon : Animal fabuleux, monstre à corps de lion, à tête et à ailes d'aigle.
Confondre : Mettre en désordre, déconcerter, humilier.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: La Chanson de Roland

Message par Montparnasse »

CXC

L’empereur Charles, par sa grande puissance,
Était demeuré sept années entières en Espagne ;
Il y avait pris châteaux et cités…
Le roi Marsile en avait eu grand souci,
Et, dès la première année, avait fait sceller ses lettres.
Il y réclamait du secours de Baligant, qui était à Babylone en Égypte.
C’était l’Émir, le vieil Émir,
Survivant à Virgile et à Homère.
Marsile avait demandé à ce vrai baron d’aller le secourir à Saragosse.
« Si Baligant n’y consentait, Marsile quitterait ses dieux,
Renoncerait à toutes les idoles qu’il adore,
Recevrait la sainte loi du Christ,
Et ferait sa paix avec Charlemagne. »
Or Baligant est loin, et il avait longtemps tardé.
Il avait convoqué le peuple de ses quarante royaumes,
Avait fait apprêter ses grands dromonds,
Barques, esquifs, galères et vaisseaux de toute sorte.
À Alexandrie, qui est un port de mer,
Il avait enfin rassemblé toute sa flotte…
C’était en mai, au premier jour d’été.
Il a lancé sur mer toute son armée…


CXCI

Elle est grande, l’armée de la gent païenne !
Et voilà cette flotte qui cingle rapidement, navigue et se gouverne…
Au haut des mâts, au haut des hautes vergues,
Il y a lanternes et escarboucles
Qui, de là-haut, projettent telle lumière
Que, pendant la nuit, la mer paraît plus belle encore.
Au moment où ils arrivent en vue de la terre d’Espagne,
Tout le pays en est illuminé ;
La nouvelle en va jusqu’à Marsile.


CXCII

L’armée païenne ne veut pas faire halte un moment.
Elle sort de la mer, entre dans les eaux douces,
Laisse derrière elle Marbrise et Marbrouse,
Et remonte le cours de l’Èbre avec tous ses navires.
Que de lanternes, que d’escarboucles sur cette flotte !
C’est pendant toute la nuit une clarté immense...
Le jour même elle arrive à Saragosse.


CXCIII

Clair est le jour, brillant est le soleil.
L’Émir sort de son vaisseau ;
Espaneliz marche à sa droite ;
Dix-sept rois le suivent.
Quant aux comtes et aux ducs, on n’en sait pas le nombre.
À l’ombre d’un laurier, au milieu d’un champ,
On jette sur l’herbe un tapis de soie blanche ;
On y place un fauteuil d’ivoire,
Et le païen Baligant s’y assoit,
Tandis que tous les autres restent debout.
Leur chef parle le premier :
« Oyez, leur dit-il, francs chevaliers vaillants.
« Le roi Charles, empereur des Français,
« N’aura la permission de manger que si je le veux bien.
« Il m’a fait dans toute l’Espagne une trop longue guerre :
« C’est dans sa douce France que je veux aller l’attaquer ;
« Point ne m’arrêterai de toute ma vie,
« Avant de le voir à mes pieds, ou mort. »
Et Baligant donne sur son genou un coup de son gant droit.


CXCIV

L’Émir l’a dit, l’Émir s’entête
À ne pas s’arrêter pour tout l’or qui est sous le ciel,
Avant d’être à Aix, où Charles tient sa cour.
Ses hommes l’approuvent et lui donnent même conseil.
Alors il appelle deux de ses chevaliers,
L’un Clarifan, l’autre Clarien :
« Votre père, le roi Maltraïen,
« Faisait volontiers mes messages.
« Vous, allez à Saragosse, je le veux.
« Annoncez de ma part au roi Marsile
« Que je le viens secourir contre les Français.
« Si je les rencontre, quelle bataille !
« Donnez-lui ce gant brodé d’or,
« Mettez-le-lui au poing droit,
« Et portez-lui aussi ce bâton d’or massif.
« Puis, quand il sera venu me rendre hommage,
« J’irai en France faire la guerre à Charles.
« Si l’Empereur ne s’étend à mes pieds pour me demander grâce,
« S’il ne veut pas renier la foi chrétienne,
« Je lui arracherai la couronne de la tête.
« — Bien dit, » s’écrient les païens.


CXCV

« Et maintenant à cheval, barons, à cheval, dit Baligant ;
« L’un de vous portera le gant, l’autre le bâton. »
Et ceux-ci de répondre : « Ainsi ferons-nous, cher seigneur. »
Ils chevauchent si bien qu’ils arrivent à Saragosse ;
Ils traversent dix portes et quatre ponts,
Et toutes les rues où se tiennent les bourgeois.
Comme ils approchent du haut de la ville,
Ils entendent un grand bruit du côté du palais.
C’est une foule de païens
Qui pleurent, qui crient, qui se livrent à une grande douleur,
Qui se plaignent de leurs dieux, Tervagan, Mahomet,
Et de cet Apollon dont ils n’ont rien reçu.
« Malheureux ! disent-ils, que deviendrons-nous ?
« La honte et le malheur sont tombés sur nous ;
« Nous avons perdu le roi Marsile,
« Dont le comte Roland a coupé le poing droit.
« Jurfaleu le blond n’est plus ;
« Toute l’Espagne va tomber en leurs mains. »
Sur ce, les deux messagers descendent au perron.


CXCVI

Les messagers laissent leurs chevaux à l’ombre d’un olivier,
Et deux Sarrasins les prennent par les rênes.
Puis, tous les deux, se tenant par leurs manteaux,
Sont montés au plus haut du palais.
Comme ils entrent dans la chambre voûtée,
Ils font par bon amour un salut au roi Marsile :
« Que Mahomet qui nous tient en son pouvoir,
« Que Tervagan et notre seigneur Apollon
« Sauvent le Roi et gardent la Reine !
« — Quelle folie dites-vous là ? s’écrie Bramimonde ;
« Nos dieux ne sont que des lâches,
« Et n’ont fait à Roncevaux que mauvaise besogne.
« Ils y ont laissé mourir tous nos chevaliers
« Et ont abandonné, en pleine bataille, mon propre seigneur ;
« Marsile a perdu son poing droit qui manque à son bras,
« Et c’est Roland, le puissant comte, qui le lui a tranché.
« Charles va avoir toute l’Espagne entre les mains.
« Ah ! misérable, ah ! chétive ! que vais-je devenir ?
« Malheureuse ! n’y a-t-il point quelqu’un qui veuille bien me tuer ?


CXCVII

« — Dame, dit alors Clarien, faites trève aux paroles :
« Nous sommes les messagers du païen Baligant,
« Qui sera, dit-il, le libérateur de Marsile.
« Voici le gant et le bâton qu’il lui envoie.
« Là-bas, sur l’Èbre, nous avons quatre mille chalands,
« Esquifs, barques et rapides galères.
« Qui pourrait compter nos dromonds ?
« L’Émir est riche, il est puissant,
« Il poursuivra, il attaquera Charlemagne jusque dans sa France,
« Et le veut voir à ses pieds demandant grâce, ou mort.
« — Les choses n’iront pas si bien, répond la Reine.
« Vous pourrez plus près d’ici rencontrer les Français.
« Charles est depuis sept ans dans cette terre.
« C’est un vaillant, un vrai baron ;
« Il mourrait plutôt que de fuir.
« Tous les rois de la terre sont pour lui des enfants,
« Et Charlemagne ne craint aucun homme vivant.


CXCVIII

« — Laissez tout cela, dit le roi Marsile,
« C’est à moi, dit-il aux messagers, c’est à moi, seigneurs qu’il faut parler.
« Vous voyez que je suis en mortelle détresse ;
« Point n’ai de fils, ni de fille, ni d’héritier.
« Hier soir j’en avais un : on me l’a tué.
« Dites donc à votre seigneur de me venir voir ;
« Il a des droits sur la terre d’Espagne ;
« S’il la veut toute avoir, je la lui cède :
« Qu’il se charge seulement de la défendre contre les Français.
« Je pourrai lui donner quelques bons conseils contre Charles,
« Et il l’aura peut-être vaincu avant un mois.
« En attendant, portez-lui les clefs de Saragosse,
« Et dites-lui, s’il me croit, de ne point nous abandonner en s’éloignant d’ici.
« — Vous dites vrai, » répondent les deux messagers.


CXCIX

« L’empereur Charles, dit Marsile,
« M’a tué tous mes hommes, a ravagé toute ma terre,
« Violé et mis en pièces toutes mes cités ;
« Maintenant il campe sur le bord de l’Èbre,
« Et nous ne sommes, je crois, séparés de lui que par sept lieues.
« Dites à l’Émir qu’il amène son armée,
« Dites-lui de ma part de lui livrer bataille. »
Marsile leur met alors aux mains les clefs de Saragosse.
Les deux messagers le saluent,
Prennent congé, s’en retournent.


CC

Ils sont montés à cheval, les deux messagers,
Et sont rapidement sortis de la cité.
Tout effrayés, ils vont trouver l’Émir
Et lui présentent les clefs de Saragosse.
« Eh bien, dit Baligant, qu’avez-vous trouvé là-bas ?
« Où est Marsile, que j’avais mandé ?
« — Il est blessé à mort, dit Clarien.
« L’empereur Charles est passé hier aux défilés ;
« Car il voulait retourner en douce France.
« Par grand honneur, il se fit suivre d’une arrière-garde
« Où demeura son neveu Roland,
« Avec Olivier, avec les douze Pairs,
« Avec vingt mille chevaliers de France.
« Le roi Marsile, en vrai baron, leur a livré une grande bataille.
« Roland et lui y ont bravement lutté ensemble ;
« Mais d’un terrible coup de sa Durendal
« Roland lui a tranché le poing droit,
« Puis lui a tué son fils, qu’il aimait si chèrement,
« Avec tous les barons qu’il avait amenés.
« Marsile s’est enfui, ne pouvant tenir pied,
« Et l’Empereur l’a vigoureusement poursuivi.
« Secourez le roi de Saragosse, voila ce qu’il vous mande,
« Et il vous abandonne tout le royaume d’Espagne. »
Baligant alors devient pensif,
Et peu s’en faut qu’il ne devienne fou, tant sa douleur est grande.


CCI

« Seigneur Émir, lui dit Clarien,
« Il y a eu hier une bataille à Roncevaux ;
« Roland y est mort, mort aussi le comte Olivier ;
« Morts les douze Pairs que Charles aimait tant ;
« Morts vingt mille Français.
« Mais le roi Marsile y a perdu le poing droit,
« Et l’Empereur l’a vigoureusement poursuivi.
« Dans toute cette terre, enfin, il n’est plus un seul chevalier
« Qui ne soit mort ou dans les eaux de l’Èbre.
« Les Français campent sur la rive,
« Et les voici tout près de nous en ce pays.
« Mais, si vous le voulez, la retraite sera rude pour eux. »
La fierté entre alors dans le regard de Baligant,
Et dans son cœur la joie.
Il se lève de son fauteuil, il se redresse,
Puis : « Barons, s’écrie-t-il, pas de retard !
« Sortez de vos vaisseaux, montez à cheval, en avant !
« Si le vieux Charlemagne ne nous échappe en fuyant,
« Dès aujourd’hui le roi Marsile sera vengé.
« Pour la main qu’il a perdue, je lui donnerai le chef de l’Empereur : une tête pour un poing. »


CCII

Les païens d’Arabie sont sortis de leurs vaisseaux,
Puis sont montés sur leurs chevaux et leurs mulets,
Et les voilà qui marchent en avant. Ont-ils rien de mieux à faire ?
Quand l’Émir les a tous mis en mouvement,
Il appelle un sien ami, Gemalfin :
« Je te confie le commandement de toute mon armée. »
Puis Baligant est monté sur son cheval brun,
Avec lui n’emmène que quatre ducs,
Et, sans s’arrêter, chevauche jusqu’à Saragosse.
Il descend sur un perron de marbre,
Et quatre comtes lui ont tenu l’étrier.
L’Émir alors monte par les degrés jusqu’au haut du palais,
Et Bramimonde s’élance au-devant de lui :
« Ah ! malheureuse, misérable que je suis ! s’écrie-t-elle ;
« J’ai perdu mon seigneur, et combien honteusement ! »
Elle tombe aux pieds de Baligant, qui la relève,
Et tous deux, en grande douleur, entrent dans la chambre d’en haut...


CCIII

Marsile, dès qu’il aperçoit Baligant,
Appelle deux Sarrasins espagnols :
« Prenez-moi à bras, et redressez-moi. »
De sa main gauche, alors, il prend un de ses gants,
Et : « Seigneur émir, dit-il,
« Je vous remets ici toute ma terre ;
« Je vous donne Saragosse et tout le fief qui en dépend.
« Ah ! je me suis perdu, et j’ai perdu tout mon peuple !
« — Ma douleur en est grande, répond l’Émir ;
« Mais je ne saurais parler plus longtemps avec vous ;
« Car Charles, je le sais, ne m’attendra point.
« Cependant je reçois le gant que vous m’offrez. »
Et, tout en larmes à cause de son grand deuil, il sort de la chambre.


CCIV

Baligant descend les degrés du palais,
Monte à cheval, éperonne vers son armée,
Et si bien chevauche, qu’il arrive sur le front de ses troupes.
Alors il va de l’un à l’autre, en s’écriant :
« En avant, païens, en avant : les Français vont nous échapper... »


CCV

Dès la première blancheur de l’aube, au petit matin,
S’est éveillé l’empereur Charlemagne.
Saint Gabriel, à qui Dieu l’a confié,
Lève la main et fait sur lui le signe sacré.
Alors le Roi se lève, laisse là ses armes,
Et tous ses chevaliers se désarment aussi.
Puis montent à cheval, et rapidement chevauchent
Par ces larges routes, par ces longs chemins.
Et où vont-ils ainsi ? Ils vont voir le grand désastre :
Ils vont à Roncevaux, là où fut la bataille.


CCVI

Charles est revenu à Roncevaux.
À cause des morts qu’il y trouve, commence à pleurer :
« Seigneurs, dit-il aux Français, allez le petit pas ;
« Car il me faut aller seul en avant,
« Pour mon neveu Roland que je voudrais trouver.
« Un jour j’étais à Aix, à une fête annuelle ;
« Mes vaillants chevaliers se vantaient
« De leurs batailles, de leurs rudes et forts combats ;
« Et Roland disait, je l’entendis,
« Que, s’il mourait jamais en pays étranger,
« On trouverait son corps en avant de ceux de ses pairs et de ses hommes ;
« Qu’il aurait le visage tourné du côté du pays ennemi,
« Et qu’enfin, le brave ! il mourrait en conquérant. »
Un peu plus loin que la portée d’un bâton qu’on jetterait,
Charles est allé devant ses compagnons et a gravi une colline.


CCVII

Comme l’Empereur va cherchant son neveu,
Il trouve le pré rempli d’herbes et de fleurs,
Qui sont toutes vermeilles du sang de nos barons.
Et Charles en est tout ému ; il ne peut s’empêcher de pleurer.
Enfin le Roi arrive sous les deux arbres ;
Sur les trois perrons il reconnaît les coups de Roland.
Il voit son neveu qui gît sur l’herbe verte :
Ce n’est point merveille si Charles en est navré de douleur.
Il descend de cheval, il court sans s’arrêter ;
Entre ses deux bras il prend le corps de Roland,
Et, de douleur, tombe sur lui sans connaissance.


CCVIII

L’Empereur revient de sa pâmoison.
Le duc Naimes, le comte Acelin,
Geoffroi d’Anjou et Henri, frère de Geoffroi,
Prennent le Roi, le dressent contre un pin.
Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu,
Et si doucement se prend à le regretter :
« Ami Roland, que Dieu te prenne en pitié !
« Jamais nul homme ne vit ici-bas pareil chevalier
« Pour ordonner, pour achever si grandes batailles.
« Ah ! mon honneur tourne à déclin. »
Et l’Empereur se pâme ; il ne peut s’en empêcher...


CCIX

Le roi Charles revient de sa pâmoison ;
Quatre de ses barons le tiennent par les mains.
Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu :
Roland a perdu toutes ses couleurs, mais il a encore l’air gaillard ;
Ses yeux sont retournés et tout remplis de ténèbres :
Et voici que Charles se met à le plaindre, en toute reconnaissance, en tout amour :
« Ami Roland, que Dieu mette ton âme en saintes fleurs
« Au Paradis, parmi ses glorieux !
« Pourquoi faut-il que tu sois venu en Espagne ?
« Jamais plus je ne serai un seul jour sans souffrir à cause de toi.
« Et ma puissance, et ma joie, comme elles vont tomber maintenant !
« Qui sera le soutien de mon royaume ? Personne.
« Où sont mes amis sous le ciel ? Je n’en ai plus un seul.
« Mes parents ? Il n’en est pas un de sa valeur. »
Charles s’arrache à deux mains les cheveux,
Et cent mille Français en ont si grande douleur,
Qu’il n’en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes.


Image

(...)



Notes

Chaland : Bateau à fond plat servant au transport des marchandises.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: La Chanson de Roland

Message par Montparnasse »

CCX

« Ami Roland, je vais retourner en France ;
« Et quand je serai dans ma ville de Laon,
« Des étrangers viendront de plusieurs royaumes
« Me demander : « Où est le Capitaine ? »
« Et je leur répondrai : « Il est mort en Espagne. »
« En grande douleur je tiendrai désormais mon royaume ;
« Il ne sera point de jour que je n’en gémisse et n’en pleure !


CCXI

« Ami Roland, vaillant homme, belle jeunesse,
« Quand je serai à ma chapelle d’Aix,
« Des hommes viendront, qui me demanderont de tes nouvelles ;
« Celles que je leur donnerai seront des plus pénibles et cruelles :
« Il est mort, mon cher neveu, celui qui m’a conquis tant de terres. »
« Et voilà que les Saxons vont se révolter contre moi,
« Les Hongrois, les Bulgares, et tant d’autres peuples,
« Les Romains avec ceux de la Pouille et de la Sicile,
« Ceux d’Afrique et de Califerne.
« Mes souffrances et mes douleurs augmenteront de jour en jour.
« Et qui pourrait conduire mon armée avec une telle puissance,
« Quand il est mort, celui qui toujours était à notre tête ?
« Ah ! douce France, te voilà orpheline !
« J’ai si grand deuil, que j’aimerais ne pas être. »
Et alors il se prend à tirer sa barbe blanche,
De ses deux mains arrache les cheveux de sa tête :
Cent mille Francs tombent à terre, pâmés.


CCXII

« Ami Roland, que Dieu te prenne en pitié,
« Et que ton âme ait place au Paradis !
« Celui qui t’a tué a ruiné la France :
« J’ai si grand deuil que plus ne voudrais vivre.
« Ma maison, toute ma maison est morte à cause de moi.
« Fasse Dieu, le fils de sainte Marie,
« Avant que je vienne à l’entrée des défilés de Cizre,
« Que mon âme soit aujourd’hui séparée de mon corps ;
« Qu’elle aille rejoindre leurs âmes,
« Tandis qu’on enfouira ma chair près de leur chair. »
L’Empereur pleure de ses yeux ; il arrache sa barbe :
« Grande est la douleur de Charles, » s’écrie le duc Naimes...


CCXIII

« Sire empereur, a dit Geoffroi d’Anjou,
« Ne vous laissez point aller à tant de douleur.
« Mais ordonnez plutôt qu’on cherche tous les nôtres sur le champ de bataille,
« Oui, tous ceux qui ont été tués par les païens d’Espagne,
« Et que dans un charnier on les transporte.
« — Sonnez donc de votre cor, » répond le Roi.


CCXIV

Geoffroi d’Anjou a sonné de son cor,
Et, sur l’ordre de Charles, les Français descendent de cheval.
Tous leurs amis, qu’ils ont là trouvés morts,
Dans un charnier sont transportés sur l’heure.
Il y avait dans l’armée une foule d’évêques et d’abbés,
De moines, de chanoines et de prêtres tonsurés.
Ils donnent aux morts l’absoute et la bénédiction au nom de Dieu.
On fait ensuite brûler de l’antimoine et de la myrrhe,
Et tous, avec amour, ont encensé les corps.
On les enterre ensuite à grand honneur,
Puis (que pourraient-ils faire de plus ?) les Français les ont laissés.


CCXV

L’Empereur fait mettre l’un à côté de l’autre les corps de Roland,
D’Olivier et de l’archevêque Turpin.
Il les fait ouvrir devant lui ;
On dépose leurs cœurs dans une pièce de soie,
Puis on les met dans des cercueils de marbre blanc.
Ensuite on prend les corps des trois barons,
Et on les enferme en des cuirs de cerf ;
Et, après les avoir bien lavés avec du piment et du vin,
Le Roi donne l’ordre à Thibaut et à Gebouin,
Au comte Milon et à Othon le marquis,
De conduire ces trois corps sur trois voitures
Où ils sont recouverts par un drap de soie de Galaza.


CCXVI

L’empereur Charlemagne se dispose à partir,
Quand tout à coup apparaît à ses yeux l’avant-garde des païens.
Deux messagers se détachent du front de cette armée,
Et, au nom de l’Émir, annoncent la bataille à Charles :
« Roi orgueilleux, tu ne peux plus nous échapper.
« Baligant est là, sur tes traces ;
« L’armée qu’il amène d’Arabie est immense :
« On va bien voir aujourd’hui si tu es vraiment un vaillant. »


CCXVII

Le roi Charles s’arrache la barbe
Au souvenir de sa douleur et du grand désastre ;
Puis sur toute son armée il jette un regard fier,
Et, d’une voix très-haute et très-forte, s’écrie :
« À cheval, barons français, à cheval et aux armes ! »


CCXVIII

L’Empereur est le premier à s’armer ;
Vite il endosse son haubert,
Lace son heaume et ceint Joyeuse, son épée,
Dont la clarté lutte avec celle du soleil.
Puis à son cou il suspend un écu de Gironne.
Saisit sa lance qui fut faite à Blandonne,
Et monte sur son bon cheval Tencendur,
Qu’il a conquis aux gués sous Marsonne,
Lorsqu’il fit tomber roide mort Malpalin de Narbonne.
Charles lui lâche les rênes, et l’éperonne vivement :
Devant cent mille hommes il fait un temps de galop,
Réclamant Dieu et l’Apôtre de Rome.


CCXIX

Dans toute la vallée les Français sont descendus de cheval,
Et plus de cent mille hommes s’arment ensemble.
Comme leur équipement leur sied bien !
Leurs chevaux sont rapides, leurs armes belles ;
Leurs gonfanons pendent jusque sur leurs heaumes.
S’ils trouvent l’armée païenne, certes ils lui livreront bataille.
Les voilà qui montent en selle, avec quelle habileté !
Quand Charles voit si belles contenances,
Il appelle Jozeran de Provence,
Le duc Naimes et Anthelme de Mayence :
« En de tels soldats qui n’aurait confiance ?
« Désespérer serait folie.
« À moins que les païens ne se retirent devant nous,
« Je leur ferai payer cher la mort de Roland.
« — Que Dieu le veuille ! » répond le duc Naimes.


CCXX

Charles appelle Rabel et Guinemant :
« Je veux, seigneurs, leur dit le Roi,
« Que vous preniez la place d’Olivier et de Roland ;
« L’un de vous portera l’épée, et l’autre l’olifant.
« En tête de toute l’armée, au premier rang, marchez,
« Et prenez avec vous quinze mille Français,
« Tous jeunes et de nos plus vaillants.
« Après ceux-là, il y en aura quinze mille autres
« Que commanderont Gebouin et Laurent,
« Naimes le duc et le comte Jozeran. »
Sur-le-champ on dispose ces deux corps d’armée.
S’ils rencontrent l’ennemi, quelle bataille !


CCXXI

Telles sont les premières colonnes de l’armée française.
Après ces deux-là, on forme la troisième.
Les barons de Bavière la composent,
Qui sont environ vingt mille chevaliers.
Certes, ce ne seront point ceux-là qui laisseront la bataille ;
Car sous le ciel il n’est point de peuple que Charles aime tant,
Sauf ceux de France, qui sont les conquérants des royaumes.
Ce sera le comte Ogier le Danois, le brave combattant,
Qui commandera les gens de Bavière. Belle compagnie, en vérité !


CCXXII

L’empereur Charles a déjà trois corps d’armée ;
Naimes compose le quatrième
Avec des barons qui sont d’un grand courage :
Ce sont des Allemands d’Allemagne,
Qui, au dire de tous les autres, ne sont pas moins de vingt mille.
Leurs chevaux sont bons, et leurs armes aussi.
Plutôt que de quitter le champ, ils mourront.
Leur chef est Hermann, le duc de Thrace :
Plutôt que de faire une lâcheté, il mourra.


CCXXIII

Le duc Naimes et le comte Jozeran
Ont fait la cinquième colonne avec les Normands ;
Ils sont vingt mille, au dire de toute l’armée.
Leurs armes sont belles, leurs chevaux bons et rapides.
Les Normands mourront, mais ne se rendront pas.
Il n’y a pas sur terre une race qui les vaille au champ de bataille.
C’est le vieux Richard qui marchera à leur tête,
Et il donnera de bons coups de son épieu tranchant.


CCXXIV

Le sixième corps d’armée est composé de Bretons ;
Ils sont bien trente mille chevaliers.
Ils ont, à cheval, tout l’air de vrais barons.
Leurs lances sont droites, avec leurs gonfanons au bout.
Leur seigneur s’appelle Eudes ;
Mais il leur donne pour chefs le comte Nivelon,
Thibaut de Reims et le marquis Othon :
« Conduisez mon peuple à la bataille ; je vous le confie. »


CCXXV

Voici donc six colonnes faites par l’Empereur :
Le duc Naimes forme la septième
Avec les Poitevins et les barons d’Auvergne ;
Ils peuvent bien être quarante mille.
Dieu ! les bons chevaux et les belles armes !
Ils sont là, seuls, dans un vallon, sous un tertre,
Et Charles leur donne sa bénédiction de la main droite :
Leurs capitaines sont Jozeran et Gauselme.


CCXXVI

Quant au huitième corps d’armée, Naimes le compose
Avec les Flamands et les barons de Frise :
Plus de quarante mille chevaliers.
Ceux-là, certes, n’abandonneront pas la bataille.
« Ils feront mon service, » dit le Roi.
Ce sera Raimbaud, avec Haimon de Galice,
Qui, par bonne chevalerie, les guidera au combat.


CCXXVII

Naimes, aidé du comte Jozeran,
Forme la neuvième colonne avec de vaillants hommes :
Ce sont ceux de Bourgogne et de Lorraine.
Ils sont bien cinquante mille chevaliers,
Avec leurs heaumes lacés et leurs hauberts.
Leurs lances sont fortes, et le bois en est court.
À moins que les Arabes ne reculent devant cette rencontre,
Si seulement ils engagent le combat, Lorrains et Bourguignons leur donneront de fiers coups.
Leur chef est Thierry, le duc d’Argonne.


CCXXVIII

Les barons de France forment la dixième colonne.
Ils sont cent mille, de nos meilleurs capitaines ;
Ils ont le corps gaillard et fière la contenance,
La tête fleurie et la barbe toute blanche.
Ils ont revêtu leurs doubles broignes et leurs hauberts,
Ils ont ceint leurs épées de France ou d’Espagne ;
Sur leurs écus sont mille signes divers qui les font reconnaître.
Ils montent à cheval : « La bataille ! la bataille ! » s’écrient-ils :
Puis : « Montjoie ! » Charlemagne est avec eux.
Geoffroi d’Anjou porte l’oriflamme,
Qui jusque-là avait nom Romaine, parce qu’elle était l’enseigne de Saint-Pierre ;
Mais alors même elle prit le nom de Montjoie.


CCXXIX

L’Empereur descend de son cheval
Et se prosterne sur l’herbe verte ;
Puis, tournant ses yeux vers le soleil levant,
Il adresse, du fond de son coeur, une prière à Dieu :
« Ô vrai Père, sois aujourd’hui ma défense.
« C’est toi qui as sauvé Jonas
« De la baleine qui l’avait englouti ;
« C’est toi qui as épargné le roi de Ninive ;
« C’est toi qui as délivré Daniel d’un horrible supplice,
« Quand on l’eut jeté dans la fosse aux lions ;
« C’est toi qui as préservé les trois enfants dans le feu ardent.
« Eh bien ! que ton amour sur moi veille aujourd’hui,
« Et, dans ta bonté, s’il te plaît, accorde-moi
« De pouvoir venger mon neveu Roland ! »


CCXXX

Charles a fini sa prière ; il se relève,
Fait sur son front le signe qui a tant de puissance,
Puis monte sur son cheval courant :
Naimes et Jozeran lui tiennent l’étrier.
Il saisit sa lance acérée, son écu.
Son corps est beau, gaillard et avenant ;
Son visage est clair, et belle est sa contenance.
Très-ferme sur son cheval, il s’avance.
Et les clairons de sonner par devant, par derrière ;
Le son de l’olifant domine tous les autres.
Les Français se souviennent de Roland et pleurent.

(...)


Notes

Califerne ?
Absoute : Prières prononcées autour du cercueil, après l'office des morts.
Antimoine : Élément chimique dont on fait différentes préparations dans la pharmacie, telles que l’émétique.
Myrrhe : Gomme résine aromatique fournie par le balsamier.
Frise : Région historique côtière de la mer du Nord, allant des Pays-bas à la frontière danoise.
Broigne : Justaucorps de grosse toile ou de cuir, ancêtre de la cotte de mailles.
Oriflamme : Petit étendard, ancienne bannière des rois de France.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: La Chanson de Roland

Message par Liza »

Califerne : mon perso.dic est assez discret.
Il ne parle que de l'origine possible du nom de l'état de Californie ainsi nommée à cause de sa chaleur {cal} et four en espagnol.
Encore une truc à dormir debout.
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: La Chanson de Roland

Message par Montparnasse »

Oui j'ai vu passer Californie dans les sens possibles mais je n'ai trouvé aucune source sûre. J'ai abandonné.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: La Chanson de Roland

Message par Montparnasse »

CCXXXI

L’Empereur chevauche bellement ;
Sur sa cuirasse il a étalé toute sa barbe,
Et, par amour pour lui, tous ses chevaliers font de même.
C’est le signe auquel on reconnaît les cent mille Français.
Ils passent ces montagnes, ils passent ces hautes roches,
Ils traversent ces profondes vallées, ces défilés horribles.
Ils sortent enfin de ces passages, et les voilà hors de ce désert,
Les voilà dans la Marche d’Espagne.
Ils y font halte au milieu d’une plaine...
Cependant Baligant voit revenir ses éclaireurs,
Et un Syrien lui rend ainsi compte de son message :
« Nous avons vu, dit-il, l’orgueilleux roi Charles :
« Ses hommes sont terribles et ne lui manqueront pas.
« Vous allez avoir bataille : armez-vous.
« — Bonne nouvelle pour les vaillants, s’écrie Baligant :
« Sonnez les clairons, pour que mes païens le sachent. »


CCXXXII

Alors, dans tout le camp, ils font retentir leurs tambours,
Leurs cors, leurs claires trompettes,
Et les païens commencent à s’armer.
L’Émir ne se veut pas mettre en retard :
Il revêt un haubert dont les pans sont brodés ;
Il lace son heaume gemmé d’or,
Et à son flanc gauche ceint son épée.
À cette épée, dans son orgueil, il a trouvé un nom ;
Par rapport à celle de Charlemagne, dont il a entendu parler,
La sienne s’appelle Précieuse,
Et ce mot même lui sert de cri d’armes dans la bataille :
Il fait pousser ce cri par tous ses chevaliers.
À son cou il pend un large et vaste écu ;
La boucle est d’or, le bord est garni de pierres précieuses ;
La guige est en beau satin à rosaces.
Puis Baligant saisit son épieu, qu’il appelle « le Mal »,
Dont le bois est gros comme une massue,
Et dont le fer serait la charge d’un mulet.
Baligant monte ensuite sur son destrier ;
Marcule d’outre-mer lui tient l’étrier.
L’Émir a l’enfourchure énorme,
Les flancs minces, les côtés larges,
La poitrine forte, le corps moulé et beau,
Les épaules vastes et le regard très-clair,
Le visage fier et les cheveux bouclés ;
Il paraît aussi blanc que fleur d’été ;
Quant au courage, il en a donné mille preuves.
Dieu ! s’il était chrétien, quel baron !
Il pique son cheval, et le sang sort tout clair des flancs de la bête ;
Il fait un temps de galop, et saute par-dessus un fossé
Qui peut mesurer cinquante pieds :
« Voilà, s’écrient les païens, voilà celui qui saura défendre notre terre.
« Le Français qui voudra jouter avec lui,
« Bon gré, mal gré, y laissera sa vie.
« Charles est fou de ne pas fuir un tel homme ! »


CCXXXIII

L’Émir a tout l’air d’un vrai baron.
Sa barbe est aussi blanche qu’une fleur ;
D’ailleurs c’est, parmi les païens, un homme sage
Et qui, dans la bataille, est fier et terrible.
Son fils Malprime aussi est très-chevaleresque ;
Il est grand, il est fort, il est digne de sa race :
« En avant, Sire, dit-il à son père, en avant !
« Je me demande si nous allons voir Charles.
« — Oui, répond Baligant, car c’est un vaillant ;
« Dans mainte histoire on parle de lui avec grand honneur ;
« Mais il n’a plus son neveu Roland,
« Et ne pourra tenir pied devant nous. »


CCXXXIV

« Beau fils Malprime, dit Baligant,
« Roland le bon vassal est mort hier,
« Avec Olivier le preux et le vaillant,
« Avec les douze Pairs qui étaient tant aimés de Charles,
« Et vingt mille combattants de France.
« Quant à tous les autres, je ne les prise pas un gant.
« Il est certain que l’Empereur est revenu, qu’il est là ;
« Un Syrien, mon messager, vient de me l’annoncer.
« Charles a formé dix corps d’armée immenses ;
« Il est brave, celui qui sonne l’olifant du Roi ;
« Par ces sons clairs il rassemble ses compagnons.
« Ceux-ci chevauchent en tête de l’armée, devant le premier rang ;
« Quinze mille Français sont avec eux,
« De ces jeunes que Charles appelle enfants ;
« Et il y en a quinze mille autres derrière eux
« Qui très-vigoureusement frapperont. »
« Malprime alors : « Je vous demande l’honneur du premier coup.


CCXXXV

« — Beau fils Malprime, dit Baligant,
« Tout ce que vous me demandez, je vous l’accorde ;
« Donc, allez sans plus tarder assaillir les Français.
« Emmenez avec vous Torleu, le roi de Perse,
« Et Dapamort, le roi de Lithuanie ;
« Si vous pouvez mater le grand orgueil de Charles,
« Je vous donnerai un pan de mon royaume,
« Tout le pays depuis Chériant jusqu’au Val-Marquis.
« — Merci, mon seigneur, » répond Malprime.
Il passe en avant, et reçoit la tradition symbolique de ce présent.
Or c’était la terre qui appartint jadis au roi Fleuri.
Mais jamais Malprime ne devait la voir ;
Jamais Malprime ne devait en être investi ni saisi.


CCXXXVI

À travers tous les rangs de son armée, chevauche l’Émir,
Et son fils (il avait la taille d’un géant) le suit partout,
Avec le roi Torleu et le roi Dapamort.
Ils divisent alors leur armée en trente colonnes ;
(Ils ont tant et tant de chevaliers !)
Le plus faible de ces corps d’armée n’aura pas moins de cinquante mille hommes.
Le premier est composé des gens de Butentrot ;
Le second, de ceux de Micènes. D’énormes têtes
Surmontent les échines qu’ils ont dans le milieu du dos,
Et ils sont couverts de soies tout comme sangliers.
La troisième colonne est formée de Nubiens et de Blos ;
La quatrième, de Bruns et d’Esclavons ;
La cinquième, de Sorbres et de Sors ;
La sixième, de Mores et d’Arméniens.
Dans la septième sont ceux de Jéricho ;
Les Nègres forment la huitième, et les Gros la neuvième ;
La dixième enfin est composée des chevaliers de Balide la forte :
C’est un peuple qui jamais ne voulut le bien.


CCXXXVII

L’Émir prend à témoin par tous les serments possibles
La puissance et le corps de Mahomet :
« Charles de France est fou de chevaucher ainsi ;
« Il va y avoir bataille, et, s’il ne la refuse point,
« Il ne portera plus jamais couronne d’or en tête. »


CCXXXVIII

Les païens forment ensuite dix autres corps d’armée :
Le premier est formé des Canelieux ; ils sont horribles à voir ;
Ils sont venus de Val-Fui, par le travers.
Les Turcs composent la seconde colonne, et les Persans la troisième.
Dans la quatrième on voit encore des Persans avec des Pincenois ;
La cinquième est formée de Solterais et d’Avares ;
La sixième, d’Ormaleus et d’Eugiez ;
La septième, de la gent Samuel ;
Les hommes de Brousse composent la huitième, et les Esclavons la neuvième.
Quant à la dixième, on y voit la gent d’Occiant la déserte :
C’est une race qui ne sert pas le Seigneur Dieu,
Et vous n’entendrez jamais parler d’hommes plus félons.
Leur cuir est dur comme du fer ;
Pas n’ont besoin de heaume ni de haubert ;
En la bataille, rien n’égale leur férocité et leur acharnement.


CCXXXIX

L’Émir lui-même a formé dix autres corps d’armée.
Dans le premier il a mis les géants de Malprose ;
Dans le second les Huns, et dans le troisième les Hongrois ;
Dans le quatrième, les gens de Baldise-la-Longue,
Et dans le cinquième, ceux de Val-Peineuse ;
Dans le sixième, ceux de Joie et de Maruse,
Dans le septième sont les Leus et les Thraces.
Les hommes d’Argoilles composent le huitième, et ceux de Clairbonne le neuvième ;
Enfin les soldats barbus de Val-Fonde forment le dixième et dernier corps d’armée :
C’est une race qui fut toujours l’ennemie de Dieu.
Tel est, d’après les Chroniques de France, le dénombrement de ces trente colonnes.
Elle est grande, cette armée où tant de clairons retentissent !
Voici, voici que les païens s’avancent, en vaillants hommes...


CCXL

L’Émir (un très-riche et très-puissant homme)
A fait devant lui porter le dragon qui lui sert d’enseigne,
Avec l’étendard de Tervagan et de Mahomet,
Et une idole d’Apollon, ce méchant dieu.
Dix Canelieux chevauchent alentour,
Et s’écrient d’une voix très-haute :
« Que ceux qui veulent être préservés par nos dieux
« Les prient en ce moment en toute componction. »
Païens alors de baisser la tête et le menton,
Et d’incliner jusqu’à terre leurs heaumes clairs :
« Misérables, leur crient les Français, voici l’heure de votre mort !
« Puissions-nous aujourd’hui vous voir honteusement vaincus !
« Et toi, ô notre Dieu, préserve Charlemagne,
« Et que cette bataille soit une victoire pour notre empereur ! »


CCXLI

L’Émir est un homme de grand savoir ;
Il appelle son fils et les deux rois :
« Seigneurs barons, votre place est sur le front de l’armée,
« Et c’est vous qui conduirez toutes mes colonnes ;
« Je n’en garde avec moi que trois, mais des meilleures ;
« L’une composée de Turcs, l’autre d’Ormaleus,
« La troisième des géants de Malprose.
« Les gens d’Occiant m’accompagneront aussi,
« Et je les mettrai aux prises avec Charles et les Français.
« Si l’Empereur veut lutter avec moi,
« Il aura la tête séparée du buste :
« C’est là, il peut en être certain, tout ce qu’il est en droit d’attendre. »


CCXLII

Les deux armées sont immenses, et splendides sont leurs bataillons.
Entre les combattants il n’y a ni colline, ni tertre, ni vallée,
Ni forêt, ni bois, ni rien qui les pourrait cacher les uns aux autres :
C’est une vallée découverte où les Français voient à plein les païens :
« En avant ! s’écrie Baligant, armée païenne,
« En avant, et engagez la bataille ! »
C’est Amboire d’Olilferne qui porte l’enseigne des païens ;
Et ceux-ci de pousser leur cri : « Précieuse ! »
Et les Français de leur répondre : « Que Dieu vous perde aujourd’hui ! »
Et de renouveler cent fois d’une voix forte le cri de « Montjoie ! Montjoie ! »
L’Empereur alors fait sonner tous ses clairons,
Et surtout l’olifant, qui les domine tous :
« La gent de Charles est belle, s’écrient les païens :
« Ah ! nous aurons une rude et terrible bataille ! »


CCXLIII

Vaste est la plaine, vaste est le pays.
Voyez-vous luire ces heaumes aux pierres gemmées d’or ?
Voyez-vous étinceler ces écus, ces broignes bordées d’orfroi ?
Ces épieux et ces gonfanons au bout des lances ?
Entendez-vous ces trompettes aux voix si claires ?
Entendez-vous surtout le son prolongé de l’olifant ?
L’Émir alors appelle son frère,
Canabeu, le roi de Floredée,
Qui tient la terre jusqu’à Valsevrée,
Et Baligant lui montre les colonnes de Charles :
« Voyez l’orgueil de France la louée ;
« Avec quelle fierté chevauche l’Empereur !
« Il est là-bas, tenez, au milieu de ces chevaliers barbus :
« Ils ont étalé leur barbe sur leur haubert,
« Et leur barbe est aussi blanche que la neige sur gelée ;
« Certes, ils frapperont, ceux-là, bons coups de lances et d’épées !
« Nous allons avoir une rude, une formidable bataille :
« Jamais on n’en aura vu de pareille ! »
Alors, de plus loin que le jet d’un bâton,
Baligant dépasse les premiers rangs de son armée,
Et lui fait cette petite harangue :
« En avant ! païens, en avant ! je vous montre la route. »
Il brandit alors le bois de sa lance
Et en tourne le fer du côté de Charlemagne.

(...)



Notes

Guige : Courroie qui permet de porter le bouclier, l’écu, le gonfanon ou le cor.
Esclavon : Qui est relatif aux pays slaves.
Componction : Gravité recueillie et affectée.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Re: La Chanson de Roland

Message par Montparnasse »

CCXLIV

Charles le Grand, quand il aperçoit l’Émir,
Le dragon, l’enseigne et l’étendard ;
Quand il voit les Arabes en si grand nombre,
Quand il les voit couvrir toute la contrée
Hormis la place occupée par l’Empereur,
Le roi de France alors s’écrie à pleine voix :
« Barons français, vous êtes de bons soldats.
« Combien de batailles déjà n’avez-vous pas livrées !
« Or voici les païens devant nous ; ce sont des félons et des lâches,
« Et toute leur loi ne leur vaut un denier.
« Mais ils sont nombreux, direz-vous. Eh ! qu’importe ?
« Qui veut marcher me suive ! »
Alors Charles pique son cheval,
Et Tencendur fait quatre sauts.
« Comme le Roi est brave ! disent les Français :
« Aucun de nous ne vous fera défaut, Sire ; chevauchez. »


CCXLV

Le jour fut clair, et brillant fut le soleil.
Les deux armées sont belles à voir, et leurs bataillons sont immenses.
Mais déjà les premières colonnes sont aux prises.
Le comte Rabel et le comte Guinemant
Ont lâché les rênes à leurs rapides destriers,
Et donnent vivement de l’éperon. Tous les Français se lancent au galop,
Et de leurs épieux tranchants commencent à donner de grands coups.


CCXLVI

C’est un vaillant chevalier que le comte Rabel.
Des éperons d’or fin il pique son cheval,
Et va frapper Torleu, le roi de Perse ;
Pas d’écu, pas de cuirasse qui puisse résister à un tel coup.
Le fer doré est entré dans le corps du roi païen,
Et Rabel l’abat roide mort sur des broussailles.
« Dieu nous aide ! crient les Français ;
« Nous ne devons pas faire défaut à Charles : le droit est pour lui. »


CCXLVII

Guinemant, de son côté, joute avec le roi de Lithuanie ;
Le bouclier du païen, orné de fleurs peintes, est en pièces,
Son haubert est en lambeaux,
Et le gonfanon de Guinemant lui est tout entier entré dans le corps.
Qui qu’en pleure ou en rie, le Français l’abat mort.
Témoins de ce beau coup, tous les Français s’écrient :
« Pas de retard, barons, frappez, frappez !
« C’est Charlemagne qui a pour lui le droit contre les païens ;
« Et c’est ici le véritable jugement de Dieu ! »


CCXLVIII

Sur un cheval tout blanc voici Malprime,
Qui s’est lancé dans le milieu de l’armée française.
À droite, à gauche, il y frappe de grands coups,
Et sur un mort abat un autre mort.
Baligant le premier s’écrie :
« Ô mes barons, ô vous que j’ai si longtemps nourris,
« Voyez mon fils, comme il cherche Charles,
« Et combien de barons, en attendant, il provoque au combat !
« Je ne saurais souhaiter un plus excellent soldat :
« Allez le secourir avec le fer de vos lances ! »
À ces mots, les païens font un mouvement en avant.
Ils frappent de fiers coups, la mêlée est rude ;
Pesante et merveilleuse est la bataille ;
Jamais avant ce temps ni depuis, jamais il n’y en eut de pareille.


CCXLIX

Les armées sont immenses, fiers sont les bataillons ;
Toutes les colonnes sont aux prises.
Dieu ! quels coups frappent les païens !
Dieu ! que de lances brisées en deux tronçons !
Que de hauberts démaillés ! que d’écus en morceaux !
La terre est tellement jonchée de cadavres,
Que l’herbe des champs, fine et tout à l’heure verte encore,
Est toute envermeillée par le sang.
L’Émir alors fait un nouvel appel aux siens :
« Frappez sur les chrétiens, frappez, barons ! »
La bataille est rude, elle est acharnée.
Ni avant ce temps, ni depuis lors, on n’en vit jamais de semblable.
La nuit seule pourra séparer les combattants.


CCL

L’Émir appelle les siens :
« Vous n’êtes venus que pour frapper : frappez !
« Je vous donnerai de belles femmes ;
« Vous aurez des biens, des fiefs et des terres.
« — Oui, notre devoir est de bien frapper, » lui répondent les païens.
Et voilà qu’à force d’assener de grands coups ils mettent leurs lances en morceaux.
Cent mille épées alors sont tirées des fourreaux ;
La mêlée est douloureuse, elle est horrible :
Ah ! ceux qui furent là virent une vraie bataille.


CCLI

De son côté, l’Empereur exhorte ses Français :
« Seigneurs barons, je vous aime et j’ai confiance en vous.
« Vous avez déjà livré pour moi tant de batailles,
« Conquis tant de royaumes et détrôné tant de rois !
« Je vous en dois le salaire, c’est vrai, je le reconnais ;
« Et ce salaire, ce seront des terres, de l’argent, mon corps même, s’il le faut.
« Donc, vengez vos fils, vos frères et vos hoirs,
« Qui l’autre jour sont morts à Roncevaux.
« Vous le savez, c’est de mon côté qu’est le droit, c’est contre les païens.
« — C’est la vérité, Sire, » répondent les Français.
Charles en a vingt mille avec lui,
Qui d’une seule voix lui engagent leur foi.
Oui, quelle que soit leur détresse, et même devant la mort, ils ne feront jamais défaut à l’Empereur.
Tous alors jouent de la lance
Et frappent sans retard de l’épée :
La bataille est pleine de merveilleuse angoisse...


CCLII

Malprime, le baron, chevauchait au milieu de la mêlée
Et y avait fait un grand massacre de Français ;
Mais voici le duc Naimes qui lui lance un regard terrible
Et d’un très-vigoureux coup va le frapper.
Il lui brise le haut de son écu,
Lui enlève l’orfroi qui ornait les deux pans de son haubert,
Et lui enfonce dans le corps tout un gonfanon de couleur jaune...
Entre sept cents autres il l’abat roide mort.


CCLIII

Le roi Canabeu, le frère de l’Émir,
Pique alors son cheval des éperons,
Tire son épée au pommeau de cristal,
Et en frappe Naimes sur le heaume princier :
Il en fracasse la moitié,
Et, de son tranchant d’acier, coupe cinq des lacs qui le retenaient.
Le capuchon de mailles ne saurait préserver le duc,
La coiffe est tranchée jusqu’à la chair,
Et un lambeau en tombe à terre.
Le coup fut rude, et Naimes en fut abasourdi comme par la foudre :
Il fût tombé sans l’aide de Dieu...
Il est là, la tête sur la crinière de son cheval :
Si le païen frappe un second coup,
C’en est fait du noble vassal, il est mort !
Mais Charles de France arrive à son secours.


CCLIV

Dieu ! dans quelle angoisse est le duc Naimes !
Le païen va se hâter de le frapper encore ;
Mais voici Charles qui lui dit : « Misérable, ce coup te portera malheur ! »
Et très-intrépidement le Roi s’élance sur le Sarrasin ;
Il brise l’écu, le fracasse à l’endroit du cœur,
Lui rompt la ventaille du haubert,
Et l’abat roide mort. La selle reste vide.


CCLV

Grande fut la douleur du roi Charlemagne,
Quand il vit le duc Naimes blessé là, devant lui,
Quand il vit courir le sang clair sur l’herbe verte.
Alors il lui a donné un bon conseil :
« Beau sire Naimes, chevauchez tout près de moi ;
« Quant au misérable qui vous a mis en cette détresse, il est mort ;
« Je lui ai mis mon épieu dans le corps.
« — Je vous crois, Sire, répond le duc,
« Et si je vis, vous serez bien payé d’un tel service. »
Lors ils vont l’un près de l’autre par amour et par foi.
Vingt mille Français marchent avec eux,
Qui tous donnent de fiers coups et se battent rudement.


CCLVI

À travers toute la bataille chevauche l’Émir :
Il se jette sur le comte Guinemant ;
Il lui fracasse l’écu blanc tout près du cœur,
Met en pièces les pans du haubert,
Lui partage les côtes,
Et l’abat mort de son cheval rapide.
L’Émir ensuite tue Gebouin, Laurent,
Et le vieux Richard, sire des Normands.
« La brave épée que Précieuse ! s’écrient alors les païens ;
« Nous avons là un puissant défenseur : frappez, barons, frappez. »


CCLVII

Il fait beau voir les chevaliers païens,
Ceux d’Occiant, ceux d’Argoilles et de Bascle,
Frapper dans la mêlée de beaux coups de lance ;
Mais les Français n’ont pas envie de leur céder le champ.
Il en meurt beaucoup des uns et des autres,
Et jusqu’au soir la bataille est très-rude.
Les barons de France firent là de grandes pertes.
Que de douleurs encore avant la fin de la journée !


CCLVIII

Français et Arabes frappent à qui mieux mieux ;
Le bois et l’acier fourbi des lances sont mis en pièces.
Ah ! celui qui eût vu tant d’écus en cet état,
Celui qui eût entendu le bruit de ces blancs hauberts que l’on heurte,
Et de ces heaumes qui grincent contre les boucliers ;
Celui qui eût alors vu tomber tous ces chevaliers,
Et les hommes pousser des hurlements de douleur et mourir à terre,
Celui-là saurait ce que c’est qu’une grande douleur !
La bataille est rude à supporter,
Et l’Émir invoque Apollon,
Tervagan et Mahomet :
« Je vous ai bien servis, seigneurs mes dieux !
« Eh bien ! je veux faire plus, je vous élèverai d’autres statues, tout en or fin,
« Si vous me secourez contre Charles. »
En ce moment Gémalfin, un ami de l’Émir, se présente à ses yeux ;
Il lui apporte de mauvaises nouvelles, et lui dit :
« La journée est mauvaise pour vous, sire Baligant !
« Vous avez perdu Malprime, votre fils,
« Et l’on vous a tué Canabeus, votre frère.
« Deux Français ont eu l’heur de les vaincre ;
« L’un d’eux, je pense, est l’Empereur :
« Il a le corps énorme et tout l’air d’un marquis.
« Sa barbe est blanche comme fleur en avril. »
L’Émir alors baisse son heaume,
Et laisse tomber sa tête sur sa poitrine ;
Sa douleur est si grande, qu’il pense mourir sur l’heure...
Il appelle Jangleu d’outre-mer.


CCLIX

« Avancez, Jangleu, dit l’Émir.
« Vous êtes preux, vous êtes de grand savoir,
« Et j’ai toujours suivi votre conseil.
« Eh bien ! que vous semble des Arabes et des Français ?
« Aurons-nous ou non la victoire ?
« — Baligant, répond Jangleu, vous êtes mort.
« N’espérez point de salut dans vos dieux :
« Charles est fier, vaillants sont ses hommes,
« Et jamais je ne vis de race mieux faite pour la bataille.
« Cependant appelez vos chevaliers d’Occiant ;
« Mettez en ligne Turcs et Enfrons, Arabes et Géants,
« Et faites sans retard ce qu’il faut faire. »


CCLX

L’Émir a étalé sa barbe sur sa cuirasse,
Sa barbe aussi blanche que fleur d’aubépine.
Quoi qu’il lui arrive, il ne se veut point cacher.
Il met à sa bouche une trompette claire,
Et clairement la sonne si bien, que ses païens l’entendent.
Alors sur le champ de bataille ses bataillons se rallient,
Et ceux d’Occiant de hennir et de braire.
Et ceux d’Argoilles, d’aboyer et de glapir comme des chiens ;
Puis, comme des fous furieux, ils cherchent les Français,
Se jettent au plus épais, rompent et coupent en deux l’armée de Charles,
Et du coup jettent à terre sept mille morts.

(...)



Notes

Hoir : Héritier.
Ventaille : Partie inférieure de l’ouverture d’un casque, d’un heaume, par laquelle on respirait.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Montparnasse
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Re: La Chanson de Roland

Message par Montparnasse »

CCLXI

Le comte Ogier ne sait pas ce que c’est que la couardise :
Jamais meilleur soldat ne vêtit la cuirasse.
Quand il voit les colonnes françaises rompues et coupées,
Il appelle Thierry, le duc d’Argonne,
Geoffroi d’Anjou et le comte Jozeran,
Et adresse à Charles ce fier discours :
« Voyez comme les païens vous tuent vos hommes.
« À Dieu ne plaise que vous portiez encore couronne au front,
« Si vous ne frappez de bons coups pour venger votre honte ! »
Personne ne répond un mot, personne ;
Mais tous donnent avec fureur de l’éperon, et lâchent les rênes à leurs chevaux.
Partout où ils rencontrent les païens, ils vont les frapper...


CCLXII

Il frappe bien, le roi Charlemagne ;
Ils frappent bien, le duc Naimes et Ogier le Danois ;
Il frappe bien, Geoffroi d’Anjou, qui porte l’enseigne royale ;
Mais quelle prouesse surtout que celle de monseigneur Ogier !
Il pique son cheval, lui lâche les rênes,
Et se jette sur le païen qui tient le dragon :
Si bien que sur place il écrase à la fois
Le dragon et l’enseigne de l’Émir.
Baligant voit ainsi tomber son gonfanon ;
Il voit l’étendard de Mahomet rester sans défense.
L’Émir commence à s’apercevoir
Que le droit est du côté de Charles, que le tort est de son côté.
Et déjà voici les païens qui montrent moins d’ardeur.
Et l’Empereur d’appeler ses Français :
« Dites, barons, pour Dieu, m’aiderez-vous ?
« — Le demander serait une injure, répondent-ils.
« Maudit soit qui ne frappe de tout cœur ! »


CCLXIII

Le jour passe, la vêprée s’avance ;
Païens et Francs frappent de leurs épées.
Ceux qui rassemblèrent ces deux armées, Charles et Baligant, sont des vaillants.
Toutefois ils n’oublient pas leurs cris d’armes.
« Précieuse ! » crie l’Émir.
« Montjoie ! » répète l’Empereur.
Ils se reconnaissent l’un l’autre à leurs voix claires et hautes ;
Au milieu même du champ de bataille tous deux se rencontrent.
Ils se jettent l’un sur l’autre, et s’entre-donnent de grands coups.
Frappant de leurs épieux sur leurs écus à rosaces,
Ils les brisent au-dessous de la large boucle
Et se déchirent les pans de leurs hauberts ;
Mais ils ne s’atteignent pas plus avant ;
Ils brisent les sangles de leurs chevaux et renversent leurs selles.
Bref, les deux rois tombent, et les voilà par terre ;
Vite ils se relèvent, et les voici debout.
Ils tirent alors leurs épées d’un geste intrépide.
Ce duel ne peut désormais finir,
Il ne peut s’achever sans mort d’homme.


CCLXIV

Il est vaillant, le roi de douce France ;
Mais l’Émir ne le craint ni ne le redoute.
Tous deux ont à la main leurs épées toutes nues,
Et se donnent de furieux coups sur leurs écus.
Ils en tranchent le cuir et le bois, qui cependant est double ;
Les clous en tombent, les boucles sont en pièces.
Alors ils se frappent nu à nu sur leurs hauberts,
Des heaumes clairs jaillit le feu.
Ce duel ne peut en rester là :
Il faut que l’un ou l’autre reconnaisse son tort.


CCLXV

« Réfléchis bien, Charles, dit l’Émir,
« Et décide-toi à me demander pardon.
« Je sais que tu as tué mon fils ;
« Et fort injustement tu envahis ma terre :
« Deviens mon homme, et je te la donne en fief,
« Si tu veux être mon vassal en Espagne et en Orient.
« — Ce serait trop grand’ honte, s’écrie Charles,
« Je ne dois à un païen ni la paix, ni l’amour ;
« Reçois la loi que Dieu nous donne à croire ;
« Deviens chrétien, et sur l’heure je t’aimerai,
« Si tu crois, si tu sers le Roi omnipotent.
« — Mauvaises paroles que tout cela, » dit Baligant.
Ils vont alors se redonner de grands coups de leurs épées...


CCLXVI

L’Émir est d’une force terrible.
Il frappe Charlemagne sur le heaume d’acier brun ;
Il le lui fend et casse sur la tête.
L’épée du païen tranche tous les cheveux,
Et de la chair enlève un morceau plus grand qu’une paume ;
À cet endroit, l’os demeure tout nu.
Charles chancelle, un peu plus il serait tombé ;
Mais qu’il meure ou qu’il soit vaincu, c’est ce que Dieu ne permet pas.
Saint Gabriel s’abat de nouveau près de lui.
« Grand roi, lui dit-il, que fais-tu ? »


Image


CCLXVII

Quand Charles entend la sainte voix de l’Ange,
Il n’a plus peur, il ne craint plus de mourir :
Les forces et le sentiment lui reviennent.
De son épée de France il frappe l’Émir,
Brise le heaume où flamboient tant de pierres précieuses,
Tranche la tête d’où se répand la cervelle,
Jusqu’à la barbe blanche met en deux morceaux le visage ;
Bref, sans remède l’abat roide mort.
Puis, pour se faire reconnaître, « Montjoie ! » s’écrie-t-il.
À ce mot, le duc Naimes accourt ;
Il saisit Tencendur, et le grand roi y remonte.
Quant aux païens, ils s’enfuient : Dieu ne veut pas qu’ils restent davantage,
Et les Français enfin ont ce qu’ils demandent.


CCLXVIII

Dieu le veut, les païens s’enfuient ;
L’Empereur et les Francs leur donnent la chasse :
« Vengez-vous, s’écrie le Roi, vengez toutes vos souffrances ;
« Satisfaites vos désirs, soulagez vos cœurs ;
« Car ce matin je vous ai vus pleurer de vos yeux. »
Et les Francs de lui répondre : « Il le faut, il le faut ! »
Et chacun de frapper les plus grands coups qu’il peut.
Ah ! des païens qui furent là, il s’en échappa bien peu.


CCLXIX

La chaleur est grande, la poussière s’élève ;
Les païens sont en fuite, et les Français sont là, sur leurs pas, qui les pressent angoisseusement ;
Jusqu’à Saragosse dure cette poursuite.
Au haut de sa tour est montée Bramimonde,
Avec ses chanoines et ses clercs,
Ceux de la loi mauvaise et que Dieu n’aime point,
Ceux qu’un sacrement n’a pas ordonnés, et qui ne portent pas la tonsure sur leurs têtes.
Et, quand la Reine aperçoit la déroute des païens :
« À l’aide, Mahomet ! s’écrie-t-elle d’une voix perçante.
« Ah ! noble roi, nos hommes sont vaincus ;
« L’Émir est mort honteusement. »
Marsile l’entend, se tourne vers le mur,
Se cache le visage et pleure de ses yeux,
Puis meurt de douleur. Et, comme il est sous le poids du péché,
Les diables vivants s’emparent de son âme.


CCLXX

Les païens sont morts ou sont en fuite ;
Charles a vaincu sa bataille.
De Saragosse la porte est abattue,
Et l’Empereur sait bien qu’on ne défendra plus la ville.
Il y entre avec son armée, il la prend,
Et les vainqueurs y couchent cette nuit.
Il est fier, notre roi à la barbe chenue,
Et Bramimonde lui a remis les tours de la ville,
Dix grandes et cinquante petites...
Il travaille bien celui qui travaille avec l’aide de Dieu.


CCLXXI

Le jour est passé, les ombres de la nuit tombent,
La lune est claire, les étoiles flamboient,
L’Empereur est maître de Saragosse.
Mille Français, sur son ordre, parcourent la ville en tous sens,
Entrent dans les mosquées et les synagogues,
Et, à coups de maillets de fer et de cognées,
Mettent en pièces toutes les images, toutes les idoles.
De sorcellerie, de mensonge il n’en reste plus de trace.
Le Roi croit en Dieu et veut faire le service de Dieu.
Alors les évêques bénissent l’eau
Et mènent les païens au baptistère.
S’il en est un qui se refuse à faire la volonté de Charles,
Il le fait pendre, occire ou brûler.
Ainsi l’on en baptise plus de cent mille,
Qui deviennent bons chrétiens. La Reine seule est mise à part.
On la mènera captive en douce France,
Et c’est par amour que l’Empereur veut la convertir.


CCLXXII

La nuit passe, et le jour clair apparaît dans le ciel.
Charles garnit alors les tours de Saragosse :
Il y laisse mille chevaliers vaillants,
Qui gardent la ville pour l’Empereur ;
Puis, avec tous ses hommes, Charles remonte à cheval,
Emmenant Bramimonde captive ;
Mais il ne veut lui faire que du bien...
Les voilà qui s’en retournent pleins d’allégresse, pleins de fierté joyeuse ;
Vivement et à marches forcées ils passent par Narbonne,
Puis arrivent à Bordeaux, la grande et belle ville.
C’est là que sur l’autel du baron saint Séverin
Charles dépose l’olifant, qu’il avait rempli d’or et de mangons ;
Et c’est là que les pèlerins peuvent encore le voir.
Sur de grandes nefs l’Empereur traverse la Gironde ;
Il conduit jusqu’à Blaye le corps de son neveu,
Celui d’Olivier, le noble compagnon de Roland,
Celui de l’Archevêque, qui fut si preux et si sage.
On dépose les trois seigneurs en des tombeaux de marbre blanc,
À Saint-Romain, où maintenant encore gisent les barons ;
Et les Français les recommandent une dernière fois à Dieu et à ses saints.
Puis Charles recommence à travers les vallées et les montagnes ;
Plus ne s’arrête jusqu’à Aix.
Si bien chevauche, qu’il descend à son perron.
À peine est-il arrivé dans son haut palais,
Que par ses messagers il mande tous les juges de sa cour,
Saxons et Bavarois, Lorrains et Frisons,
Bourguignons et Allemands,
Bretons, Normands et Poitevins,
Et les plus sages de ceux de France.
Alors commence le procès de Ganelon.

(...)


Notes

Vêprée : Crépuscule, chute du jour.
Angoisseusement : avec angoisse ?
Baptistère : Chapelle où sont les fonts baptismaux dans une église.
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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