Poésies (mont)parnassiennes

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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Montparnasse »

Puisque nos heures sont remplies
De trouble et de calamités ;
Puisque les choses que tu lies
Se détachent de tous côtés ;

Puisque nos pères et nos mères
Sont allés où nous irons tous,
Puisque des enfants, têtes chères,
Se sont endormis avant nous ;

Puisque la terre où tu t’inclines
Et que tu mouilles de tes pleurs,
A déjà toutes nos racines
Et quelques-unes de nos fleurs ;

Puisqu’à la voix de ceux qu’on aime
Ceux qu’on aima mêlent leurs voix ;
Puisque nos illusions même
Sont pleines d’ombres d’autrefois ;

Puisqu’à l’heure où l’on boit l’extase
On sent la douleur déborder,
Puisque la vie est comme un vase
Qu’on ne peut emplir ni vider ;

Puisqu’à mesure qu’on avance
Dans plus d’ombre on sent flotter ;
Puisque la menteuse espérance
N’a plus de conte à nous conter ;

Puisque le cadran, quand il sonne,
Ne nous promet rien pour demain,

Puisqu’on ne connaît plus personne
De ceux qui vont dans le chemin,

Mets ton esprit hors de ce monde !
Mets ton rêve ailleurs qu’ici-bas !
Ta perle n’est pas dans notre onde !
Ton sentier n’est point sous nos pas !

Quand la nuit n’est pas étoilée,
Viens te bercer aux flots des mers ;
Comme la mort elle est voilée,
Comme la vie ils sont amers.

L’ombre et l’abîme ont un mystère
Que nul mortel ne pénétra ;
C’est Dieu qui leur dit de se taire
Jusqu’au jour où tout parlera !

D’autres yeux de ces flots sans nombre
Ont vainement cherche le fond ;
D’autres yeux se sont emplis d’ombre
A contempler ce ciel profond.

Toi, demande au monde nocturne
De la paix pour ton cœur désert !
Demande une goutte à cette urne !
Demande un chant à ce concert !

Plane au-dessus des autres femmes,
Et laisse errer tes yeux si beaux
Entre le ciel où sont les âmes
Et la terre où sont les tombeaux !

(V. Hugo, Les Chants du crépuscule, 19 février 1835)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Message par Montparnasse »

À Mademoiselle Louise B.

I

L’année en s’enfuyant par l’année est suivie.
Encore une qui meurt ! encore un pas du temps ;
Encore une limite atteinte dans la vie !
Encore un sombre hiver jeté sur nos printemps !
Le temps ! les ans ! les jours ! mots que la foule ignore !
Mots profonds qu’elle croit à d’autres mots pareils !
Quand l’heure tout-à-coup lève sa voix sonore,
Combien peu de mortels écoutent ses conseils !
L’homme les use, hélas ! ces fugitives heures,
En folle passion, en folle volupté,
Et croit que Dieu n’a pas fait de choses meilleures
Que les chants, les banquets, le rire et la beauté !
Son temps dans les plaisirs s’en va sans qu’il y pense.
Imprudent ! est-il sûr de demain ? d’aujourd’hui ?
En dépensant ses jours, sait-il ce qu’il dépense ?
Le nombre en est compté par un autre que lui.
A peine lui vient-il une grave pensée
Quand, au sein d’un festin qui satisfait ses vœux,
Ivre, il voit tout-à-coup de sa tête affaissée
Tomber en même temps les fleurs et les cheveux ;
Quand ses projets hâtifs l’un sur l’autre s’écroulent ;
Quand ses illusions meurent à son côté ;
Quand il sent le niveau de ses jours qui s’écoulent,
Baisser rapidement comme un torrent d’été.
Alors en chancelant il s’écrie, il réclame,
Il dit : Ai-je donc bu toute cette liqueur ?
Plus de vin pour ma soif ! plus d’amour pour mon âme !
Qui donc vide à la fois et ma coupe et mon cœur ?
Mais rien ne lui répond. — Et triste, et le front blême,
De ses débiles mains, de son souffle glacé,
Vainement il remue, en s’y cherchant lui-même,
Ce tas de cendre éteint qu’on nomme le passé !

II

Ainsi nous allons tous. — Mais vous dont l’âme est forte,
Vous dont le cœur est grand, vous dites : — Que m’importe
Si le temps fuit toujours,
Et si toujours un souffle emporte quand il passe,
Pêle-mêle à travers la durée et l’espace,
Les hommes et les jours ! —
Car vous avez le goût de ce qui seul peut vivre ;
Sur Dante et sur Mozart, sur la note et le livre,
Votre front est courbé.
Car vous avez l’amour des choses immortelles ;
Rien de ce que le temps emporte sur ses ailes
Des vôtres n’est tombé !
Quelquefois, quand l’esprit vous presse et vous réclame,
Une musique en feu s’échappe de votre âme,
Musique aux chants vainqueurs,
Au souffle pur, plus doux que l’aile des zéphires,
Qui palpite et qui fait vibrer comme des lyres
Les fibres de nos cœurs !
Dans ce siècle où l’éclair reluit sur chaque tête,
Où le monde, jeté de tempête en tempête,
S’écrie avec frayeur,
Vous avez su vous faire, en la nuit qui redouble,
Une sérénité qui traverse sans trouble
L’orage extérieur !
Soyez toujours ainsi ! l’amour d’une famille ;
Le centre autour duquel tout gravite et tout brille ;
La sœur qui nous défend ;
Prodigue d’indulgence et de blâme économe ;
Femme au cœur grave et doux ; sérieuse avec l’homme,
Folâtre avec l’enfant !
Car pour garder toujours la beauté de son âme,
Pour se remplir le cœur, riche ou pauvre, homme ou femme,
De pensers bienveillants,
Vous avez ce qu’on peut, après Dieu, sur la terre,
Contempler de plus saint et de plus salutaire,
Un père en cheveux blancs !

(V. Hugo, Les Chants du crépuscule, 31 décembre 1831)
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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Montparnasse »

Date lilia

Oh ! si vous rencontrez quelque part sous les cieux
Une femme au front pur, au pas grave, aux doux yeux,
Que suivent quatre enfants dont le dernier chancelle,
Les surveillant bien tous, et, s’il passe auprès d’elle
Quelque aveugle indigent que l’âge appesantit,
Mettant une humble aumône aux mains du plus petit ;
Si, quand la diatribe autour d’un nom s’élance,
Vous voyez une femme écouter en silence,
Et douter, puis vous dire : — Attendons pour juger.
Quel est celui de nous qu’on ne pourrait charger ?
On est prompt à ternir les choses les plus belles.
La louange est sans pieds et le blâme a des ailes. —
Si, lorsqu’un souvenir, ou peut-être un remords,
Ou le hasard vous mène à la cité des morts,
Vous voyez, au détour d’une secrète allée,
Prier sur un tombeau dont la route est foulée,
Seul avec des enfants, un être gracieux
Qui pleure en souriant comme l’on pleure aux cieux ;
Si de ce sein brisé la douleur et l’extase
S’épanchent comme l’eau des fêlures d’un vase ;
Si rien d’humain ne reste à cet ange éploré ;
Si, terni par le deuil, son œil chaste et sacré,
Bien plus levé là-haut que baissé vers la tombe,
Avec tant de regret sur la terre retombe
Qu’on dirait que son cœur n’a pas encor choisi
Entre sa mère au ciel et ses enfants ici ;
Quand, vers Pâque ou Noël, l’église, aux nuits tombantes,
S’emplit de pas confus et de cires flambantes,
Quand la fumée en flots déborde aux encensoirs
Comme la blanche écume aux lèvres des pressoirs,
Quand au milieu des chants d’hommes, d’enfants, de femmes,
Une âme selon Dieu sort de toutes ces âmes,
Si, loin des feux, des voix, des bruits et des splendeurs,
Dans un repli perdu parmi les profondeurs,
Sur quatre jeunes fronts groupés près du mur sombre,
Vous voyez se pencher un regard voilé d’ombre
Où se mêle, plus doux encor que solennel,
Le rayon virginal au rayon maternel ;

Oh ! qui que vous soyez, bénissez-la. C’est elle !
La sœur, visible aux yeux, de mon âme immortelle !
Mon orgueil, mon espoir, mon abri, mon recours !
Toit de mes jeunes ans qu’espèrent mes vieux jours !

C’est elle ! la vertu sur ma tête penchée ;
La figure d’albâtre en ma maison cachée ;
L’arbre qui, sur la route où je marche à pas lourds,
Verse des fruits souvent et de l’ombre toujours ;
La femme dont ma joie est le bonheur suprême ;
Qui, si nous chancelons, ses enfants ou moi-même,
Sans parole sévère et sans regard moqueur,
Les soutient de la main et me soutient du cœur ;
Celle qui, lorsqu’au mal, pensif, je m’abandonne,
Seule peut me punir et seule me pardonne ;
Qui de mes propres torts me console et m’absout ;
A qui j’ai dit : toujours ! et qui m’a dit : partout !
Elle ! tout dans un mot ! c’est dans ma froide brume
Une fleur de beauté que la bonté parfume !
D’une double nature hymen mystérieux !
La fleur est de la terre et le parfum des cieux !

(V. Hugo, Les Chants du crépuscule)
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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Montparnasse »

A Ol.

O poëte ! je vais, dans ton âme blessée,
Remuer jusqu’au fond ta profonde pensée.

Tu ne l’avais pas vue encor, ce fut un soir,
A l’heure où dans le ciel les astres se font voir,
Qu’elle apparut soudain à tes yeux, fraîche et belle,
Dans un lieu radieux qui rayonnait moins qu’elle.
Ses cheveux pétillaient de mille diamants.
Un orchestre tremblait à tous ses mouvements
Tandis qu’elle enivrait la foule haletante,
Blanche avec des yeux noirs, jeune, grande, éclatante.
Tout en elle était feu qui brille, ardeur qui rit.
La parole parfois tombait de son esprit
Comme un épi doré du sac de la glaneuse,
Ou sortait de sa bouche en vapeur lumineuse.
Chacun se récriait, admirant tour à tour
Son front plein de pensée éclose avant l’amour,
Son sourire entr’ouvert comme une vive aurore,
Et son ardente épaule, et, plus ardents encore,
Comme les soupiraux d’un centre étincelant,
Ses yeux où l’on voyait luire son cœur brûlant.
Elle allait et passait comme un oiseau de flamme,
Mettant sans le savoir le feu dans plus d’une âme,
Et dans les yeux fixés sur tous ses pas charmants
Jetant de toutes parts des éblouissements !

Toi, tu la contemplais n’osant approcher d’elle,
Car le baril de poudre a peur de l’étincelle.

(V. Hugo, Les Voix intérieures, 1837)
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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Montparnasse »

Tu verras

Ah, tu verras, tu verras
Tout recommencera, tu verras, tu verras
L´amour c´est fait pour ça, tu verras, tu verras
Je ferai plus le con, j´apprendrai ma leçon
Sur le bout de tes doigts, tu verras, tu verras
Tu l´auras, ta maison avec des tuiles bleues
Des croisées d´hortensias, des palmiers plein les cieux
Des hivers crépitants, près du chat angora
Et je m´endormirai, tu verras, tu verras
Le devoir accompli, couché tout contre toi
Avec dans mes greniers, mes caves et mes toits
Tous les rêves du monde

Ah, tu verras, tu verras
Tout recommencera, tu verras, tu verras
La vie, c´est fait pour ça, tu verras, tu verras
Tu verras mon stylo emplumé de soleil
Neiger sur le papier l´archange du réveil
Je me réveillerai, tu verras, tu verras
Tout rayé de soleil, ah, le joli forçat!
Et j´irai réveiller le bonheur dans ses draps
Je crèv´rai son sommeil, tu verras, tu verras
Je crèv´rai le sommier, tu verras, tu verras
En t´inventant l´amour dans le cœur de mes bras
Jusqu´au matin du monde

Ah, tu verras, tu verras
Tout recommencera, tu verras, tu verras
Le diable est fait pour ça, tu verras, tu verras
Je ferai le voyou, tu verras, tu verras
Je boirai comme un trou et qui vivra mourra
Tu me ramasseras dans tes yeux de rosée
Et je t´insulterai dans du verre brisé
Je serai fou furieux, tu verras, tu verras
Contre toi, contre tous, et surtout contre moi
La porte de mon cœur grondera, sautera
Car la poudre et la foudre, c´est fait pour que les rats
Envahissent le monde

Ah, tu verras, tu verras
Tout recommencera, tu verras, tu verras
Mozart est fait pour ça, tu verras, entendras
Tu verras notre enfant étoilé de sueur
S´endormir gentiment à l´ombre de ses sœurs
Et revenir vers nous scintillant de vigueur
Tu verras mon ami dans les os de mes bras
Craquer du fin bonheur de se sentir aidé
Tu me verras, chérie, allumer des clartés
Et tu verras tous ceux qu´on croyait décédés
Reprendre souffle et vie dans la chair de ma voix
Jusqu´à la fin des mondes

Ah, tu verras, tu verras

(C. Nougaro, 1978)
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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Dona »

lol !!!


C'est trop beau en vrai! J'ai découvert Nougaro sur le tard. D'ordinaire, je n'apprécie guère les chansons à textes :)
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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Montparnasse »

Ah oui ? Nougaro, Lavilliers, Brassens, c'est presque de la poésie. Avec la musique en plus.
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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Montparnasse »

À un riche

Jeune homme ! je te plains ; et cependant j’admire
Ton grand parc enchanté qui semble nous sourire,
Qui fait, vu de ton seuil, le tour de l’horizon,
Grave ou joyeux suivant le jour et la saison,
Coupé d’herbe et d’eau vive, et remplissant huit lieues
De ses vagues massifs et de ses ombres bleues.
J’admire ton domaine, et pourtant je te plains !
Car dans ces bois touffus de tant de grandeur pleins,
Où le printemps épanche un faste sans mesure,
Quelle plus misérable et plus pauvre masure
Qu’un homme usé, flétri, mort pour l’illusion,
Riche et sans volupté, jeune et sans passion,
Dont le cœur délabré, dans ses recoins livides,
N’a plus qu’un triste amas d’anciennes coupes vides,
Vases brisés qui n’ont rien gardé que l’ennui,
Et d’où l’amour, la joie et la candeur ont fui !

Oui, tu me fais pitié, toi qui crois faire envie !
Ce splendide séjour sur ton cœur, sur ta vie,
Jette une ombre ironique, et rit en écrasant
Ton front terne et chétif d’un cadre éblouissant.

Dis-moi, crois-tu, vraiment posséder ce royaume
D’ombre et de fleurs, où l’arbre arrondi comme un dôme,
L’étang, lame d’argent que le couchant fait d’or,
L’allée entrant au bois comme un noir corridor,
Et là, sur la forêt, ce mont qu’une tour garde,
Font un groupe si beau pour l’âme qui regarde !
Lieu sacré pour qui sait dans l’immense univers,
Dans les prés, dans les eaux et dans les vallons verts,
Retrouver les profils de la face éternelle
Dont le visage humain n’est qu’une ombre charnelle !

Que fais-tu donc ici ? Jamais on ne te voit,
Quand le matin blanchit l’angle ardoisé du toit,
sortir, songer, cueillir la fleur, coupe irisée
Que la plante à l’oiseau tend pleine de rosée,
Et parfois t’arrêter, laissant pendre à ta main
Un livre interrompu, debout sur le chemin,
Quand le bruit du vent coupe en strophes incertaines
Cette longue chanson qui coule des fontaines.

Jamais tu n’as suivi de sommets en sommets
La ligne des coteaux qui fait rêve ; jamais
Tu n’as joui de voir, sur l’eau qui reflète,
Quelque saule noueux tordu comme un athlète.
Jamais, sévère esprit au mystère attaché,
Tu n’as questionné le vieux orme penché
Qui regarde à ses pieds toute la pleine vivre
Comme un sage qui rêve attentif à son livre.

L’été, lorsque le jour est par midi frappé,
Lorsque la lassitude a tout enveloppé,
A l’heure où l’andalouse et l’oiseau font la sieste,
Jamais le faon peureux, tapi dans l’antre agreste,
Ne te vois, à pas lents, loin de l’homme importun,
Grave, et comme ayant peur de réveiller quelqu’un,
Errer dans les forêts ténébreuses et douces
Où le silence dort sur le velours des mousses.

Que te fais tout cela ? Les nuages des cieux,
La verdure et l’azur sont l’ennui de tes yeux.
Tu n’est pas de ces fous qui vont, et qui s’en vantent,
Tendant partout l’oreille aux voix qui partout chantent,
Rendant au Seigneur d’avoir fait le printemps,
Qui ramasse un nid, ou contemple longtemps
Quelque noir champignon, monstre étrange de l’herbe.
Toi, comme un sac d’argent, tu vois passer la gerbe.
Ta futaie, en avril, sous ses bras plus nombreux
A l’air de réclamer bien des pas amoureux,
Bien des cœurs soupirants, bien des têtes pensives ;

Toi qui jouis aussi sous ses branches massives,
Tu songes, calculant le taillis qui s’accroît,
Que Paris, ce vieillard qui, l’hiver, a si froid,
Attend, sous ses vieux quais percés de rampes neuves,
Ces longs serpents de bois qui descendent les fleuves !
Ton regard voit, tandis que ton œil flotte au loin,
Les blés d’or en farine et la prairie en foin ;
Pour toi le laboureur est un rustre qu’on paie ;
Pour toi toute fumée ondulant, noire ou gaie,
Sur le clair paysage, est un foyer impur
Où l’on cuit quelque viande à l’angle d’un vieux mur.
Quand le soir tend le ciel de ses moires ardentes
Au dos d’un fort cheval assis, jambes pendantes,
Quand les bouviers hâlés, de leur bras vigoureux
Pique tes bœufs géants qui par le chemin creux
Se hâtent pêle-mêle et s’en vont à la crèche,
Toi, devant ce tableau tu rêves à la brèche
Qu’il faudra réparer, en vendant tes silos,
Dans ta rente qui tremble aux pas de don Carlos !

Au crépuscule, après un long jour monotone,
Tu t’enferme chez toi. Les tièdes nuits d’automne
Versent leur chaste haleine aux coteaux veloutés.
Tu n’en sais rien. D’ailleurs, qu’importe ! A tes côtés,
Belles, leur bruns cheveux appliqués sur les tempes,
Fronts roses empourprés par le reflet des lampes,
Des femmes aux yeux purs sont assises, formant
Un cercle frais qui borde et cause doucement ;
Toutes, dans leurs discours où rien n’ose apparaître,
Cachant leurs voeux, leur âmes et leur cœur que peut-être
Embaume un vague amour, fleur qu’on ne cueille pas,
Parfum qu’on sentirait en se baissant tout bas.
Tu n’en sais rien. Tu fais, parmi ces élégies,
Tomber ton froid sourire, où, sous quatre bougies,
D’autres hommes et toi, dans un coin attablés
Autour d’un tapis vert, bruyants, vous querellez
Les caprices du whist, du brelan ou de l’hombre.
La fenêtre est pourtant pleine de lune et d’ombre !

O risible insensé ! vraiment, je te le dis,
Cette terre, ces prés, ces vallons arrondis,
Nids de feuilles et d’herbe où jasent les villages,
Ces blés où les moineaux ont leurs joyeux pillages,
Ces champs qui, l’hiver même, ont d’austères appas,
Ne t’appartiennent point : tu ne les comprends pas.

Vois-tu, tous les passants, les enfants, les poètes,
Sur qui ton bois répand ses ombres inquiètes,
Le pauvre jeune peintre épris de ciel et d’air,
L’amant plein d’un seul nom, le sage au cœur amer,
Qui viennent rafraîchir dans cette solitude,
Hélas ! l’un son amour et l’autre son étude,
Tous ceux qui, savourant la beauté de ce lieu,
Aiment, en quittant l’homme, à s’approcher de Dieu,
Et qui, laissant ici le bruit vague et morose
Des troubles de leur âme, y prennent quelque chose
De l’immense repos de la création,
Tous ces hommes, sans or et sans ambition,
Et dont le pied poudreux ou tout mouillé par l’herbe
Te fait rire emporté par ton landau superbe,
Sont dans ce parc touffu, que tu crois sous ta loi,
Plus riches, plus chez eux, plus les maîtres que toi,
Quoique de leur forêt que ta main grille et mure
Tu puisses couper l’ombre et vendre le murmure !

Pour eux rien n’est stérile en ces asiles frais.
Pour qui les sait cueillir tout a des dons secrets.
De partout sort un flot de sagesse abondante.
L’esprit qu’a déserté la passion grondante,
Médite à l’arbre mort, aux débris du vieux pont.
Tout objet dont le bois se compose répond
A quelque objet pareil dans la forêt de l’âme.
Un feu de pâtre éteint parle à l’amour en flamme.
Tout donne des conseils au penseur, jeune ou vieux.
On se pique aux chardons ainsi qu’aux envieux ;
La feuille invite à croître ; et l’onde, en coulant vite,
Avertit qu’on se hâte et que l’heure nous quitte.
Pour eux rien n’est muet, rien n’est froid, rien n’est mort.
Un peu de plume en sang leur éveille un remord ;
Les sources sont des pleurs ; la fleur qui boit aux fleuves,
Leur dit : Souvenez-vous, ô pauvres âmes veuves !

Pour eux l’antre profond cache un songe étoilé ;
Et la nuit, sous l’azur d’un beau ciel constellé,
L’arbre sur ses rameaux, comme à travers ses branches,
Leur montre l’astre d’or et les colombes blanches,
Choses douces aux cœurs par le malheur ployés,
Car l’oiseau dit : Aimez ! et l’étoile : Croyez !

Voilà ce que chez toi verse aux âmes souffrantes
La chaste obscurité des branches murmurantes !
Mais toi, qu’en fais tu ? dis. — Tous les ans, en flots d’or,
Ce murmure, cette ombre, ineffable trésor,
Ces bruits de vent qui joue et d’arbre qui tressaille,
Vont s’enfouir au fond de ton coffre qui bâille ;
Et tu changes ces bois où l’amour s’enivra,
Toute cette nature, en loge à l’opéra !

Encor si la musique arrivait à ton âme !
Mais entre l’art et toi l’or met son mur infâme.
L’esprit qui comprend l’art comprend le reste aussi.
Tu vas donc dormir là ! sans te douter qu’ainsi
Que tous ces verts trésors que dévore ta bourse,
Gluck est une forêt et Mozart une source.

Tu dors ; et quand parfois la mode, en souriant,
Te dit : Admire, riche ! alors, joyeux, criant,
Tu surgis, demandant comment l’auteur se nomme,
Pourvu que toutefois la muse soit un homme !
Car tu te roidiras dans ton étrange orgueil
Si l’on t’apporte, un soir, quelque musique en deuil,
Urne que la pensée a chauffée à sa flamme,
Beau vase où s’est versé tout le cœur d’une femme.

O seigneur malvenu de ce superbe lieu !
Caillou vil incrusté dans ces rubis en feu !
Maître pour qui ces champs sont pleins de sourdes haines !
Gui parasite enflé de la sève des chênes !
Pauvre riche ! — Vis donc, puisque cela pour toi
C’est vivre. Vis sans cœur, sans pensée et sans foi.
Vis pour l’or, chose vile, et l’orgueil, chose vaine.
Végète, toi qui n’as que du sang dans la veine,

Toi qui ne sens pas Dieu frémir dans le roseau,
Regarder dans l’aurore et chanter dans l’oiseau !

Car, — et bien que tu sois celui qui rit aux belles
Et, le soir, se récrie aux romances nouvelles, —
Dans les coteaux penchants où fument les hameaux,
Près des lacs, près des fleurs, sous les larges rameaux,
Dans tes propres jardins, tu vas aussi stupide,
Aussi peu clairvoyant dans ton instinct cupide,
Aussi sourd à la vie, à l’harmonie, aux voix,
Qu’un loup sauvage errant au milieu des grands bois !

(V. Hugo, Les Voix intérieures, 1837)
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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Montparnasse »

À des oiseaux envolés

Enfants ! — Oh ! revenez ! tout à l’heure, imprudent,
Je vous ai de ma chambre exilés en grondant,
Rauque et tout hérissé de paroles morose.
Et qu’aviez-vous donc fait, bandits aux lèvres roses ?
Quel crime ? Quel exploit ? Quel forfait insensé ?
Quel vase du japon en mille éclats brisé ?
Quel vieux portrait crevé ? Quel beau missel gothique
Enrichi par vos mains d’un dessin fantastique ?
Non, rien de tout cela. Vous aviez seulement,
Ce matin, restés seuls dans ma chambre un moment,
Pris, parmi ces papiers que mon esprit colore,
Quelques vers, groupe informe, embryons près d’éclore,
Puis vous les aviez mis, prompts à vous accorder,
Dans le feu, pour jouer, pour voir, pour regarder
Dans une cendre noire errer des étincelles,
Comme brillent sur l'eau de nocturnes nacelles,
Ou comme, de fenêtre en fenêtre, on peut voir
Des lumières courir dans les maisons le soir.

Voilà tout. Vous jouiez et vous croyiez bien faire.

Belle perte, en effet ! beau sujet de colère !
Une strophe, mal née au doux bruit de vos jeux,
Qui remuait les mots d’un vol trop orageux !
Une ode qui chargeait d’une rime gonflée
Sa stance paresseuse en marchant essoufflée !
De lourds alexandrins l’un sur l’autre enjambant
Comme des écoliers qui sortent de leur banc !
Un autre eût dit : — Merci ! Vous ôtez une proie
Au feuilleton méchant qui bondissait de joie


Et d’avance poussait des rires infernaux
Dans l’antre qu’il se creuse au bas des grands journaux
Moi, je vous ai grondés. Tort grave et ridicule !
Nains charmants que n’eût pas voulu fâcher Hercule,
Moi, je vous ai fait peur. J’ai, rêveur triste et dur,
Reculé brusquement ma chaise jusqu’au mur,
Et, vous jetant ces noms dont l’envieux vous nomme,
J’ai dit : — Allez-vous-en ! laissez-moi seul ! — Pauvre homme !
Seul ! le beau résultat ! le beau triomphe ! seul !
Comme on oublie un mort roulé dans son linceul,
Vous m’avez laissé là, l’œil fixé sur ma porte,
Hautain, grave et puni. — Mais vous, que vous importe !
Vous avez retrouvé dehors la liberté,
Le grand air, le beau parc, le gazon souhaité,
L’eau courante où l’on jette une herbe à l’aventure,
Le ciel bleu, le printemps, la sereine nature,
Ce livre des oiseaux et des bohémiens,
Ce poème de Dieu qui vaut mieux que les miens,
Où l’enfant peut cueillir la fleur, strophe vivante,
Sans qu’une grosse voix tout à coup l’épouvante !
Moi, je suis resté seul, toute joie ayant fui,
Seul avec ce pédant qu’on appelle l’ennui.
Car, depuis le matin assis dans l’antichambre,
Ce docteur, né dans Londre, un dimanche, en décembre,
Qui ne vous aime pas, ô mes pauvres petits,
Attendait pour entrer que vous fussiez sortis.
Dans l’angle où vous jouiez il est là qui soupire,
Et je le vois bâiller, moi qui vous voyais rire !

Que faire ? lire un livre ? oh non ! — Dicter des vers ?
A quoi bon ? — Emaux bleus ou blancs, céladons verts,
Sphère qui fait tourner tout le ciel sur son axe,
Les beaux insectes peints sur mes tasses de Saxe,
Tout m’ennuie, et je pense à vous. En vérité,
Vous partis, j’ai perdu le soleil, la gaîté,
Le bruit joyeux qui fait qu’on rêve, le délire
De voir le tout petit s’aider du doigt pour lire,
Les fronts pleins de candeur qui disent toujours oui,
L’éclat de rire franc, sincère, épanoui,
Qui met subitement des perles sur les lèvres,
Les beaux grands yeux naïfs admirant mon vieux Sèvres,
La curiosité qui cherche à tour savoir,
Et les coudes qu’on pousse en disant : Viens donc voir !

Oh ! certes, les esprits, les sylphes et les fées
Que le vent dans ma chambre apporte par bouffées,
Les gnomes accroupis là-haut, près du plafond,
Dans les angles obscurs que mes vieux livres font,
Les lutins familiers, nains à la longue échine,
Qui parlent dans les coins à mes vases de Chine.
Tout l’invisible essaim de ces démons joyeux
A dû rire aux éclats, quand là, devant leurs yeux,
Ils vous ont vus saisir dans la boîte aux ébauches
Ces hexamètres nus, boiteux, difformes, gauches,
Les traîner au grand jour, pauvres hiboux fâchés,
Et puis, battant des mains, autour du feu penchés,
De tout ces corps hideux soudain tirant une âme,
Avec ces vers si laids faire une belle flamme !

Espiègles radieux que j’ai fait envoler,
Oh ! revenez ici chanter, danser, parler,
Tantôt, groupe folâtre, ouvrir un gros volume,
Tantôt courir, pousser mon bras qui tient ma plume,
Et faire dans le vers que je viens retoucher
Saillir soudain un angle aigu comme un clocher
Qui perce tout à coup un horizon de plaines.
Mon âme se réchauffe à vos douces haleines.
Revenez près de moi, souriant de plaisir,
Bruire et gazouiller, et sans peur obscurcir
Le vieux livre où je lis de vos ombres penchées,
Folles têtes d’enfants ! gaîtés effarouchées !

J’en conviens, j’avais tort, et vous aviez raison.
Mais qui n’a quelquefois grondé hors de saison ?
Il faut être indulgent. Nous avons nos misères.
Les petits pour les grands ont tort d’être sévères.
Enfants ! chaque matin, votre âme avec amour
S’ouvre à la joie ainsi que la fenêtre au jour.
Beau miracle, vraiment, que l’enfant, gai sans cesse,
Ayant tout le bonheur, ait toute la sagesse !
Le destin vous caresse en vos commencements.
Vous n’avez qu’à jouer et vous êtes charmants.
Mais nous, nous qui pensons, nous qui vivons, nous somme
Hargneux, tristes, mauvais, ô mes chers petits hommes !

On a ses jours d’humeur, de déraison, d’ennui.
Il pleuvait ce matin. Il fait froid aujourd’hui.
Un nuage mal fait dans le ciel tout à l’heure
A passé. Que nous veut cette cloche qui pleure ?
Puis on a dans le cœur quelque remords. Voilà
Ce qui nous rend méchants. Vous saurez tout cela,
Quand l’âge à votre tour ternira vos visages,
Quand vous serez plus grands, c’est-à-dire moins sages.

J’ai donc eu tort. C’est dit. Mais c’est assez punir,
Mais il faut pardonner, mais il faut revenir.
voyons, faisons la paix, je vous prie à mains jointes.
Tenez, crayons, papiers, mon vieux compas sans pointes,
Mes laques et mes grès, qu’une vitre défend,
Tous ces hochets de l’homme enviés par l’enfant,
Mes gros chinois ventrus faits comme des concombres,
Mon vieux tableau trouvé sous d’antiques décombres,
Je vous livrerai tout, vous toucherez à tout !
Vous pourrez sur ma table être assis ou debout,
Et chanter, et traîner, sans que je me récrie,
Mon grand fauteuil de chêne et de tapisserie,
Et sur mon banc sculpté jeter tous à la fois
Vos jouets anguleux qui déchirent le bois !
Je vous laisserai même, et gaîment, et sans crainte,
O prodige ! en vos mains tenir ma bible peinte,
Que vous n’avez touchée encor qu’avec terreur,
Où l’on voit Dieu le père en habit d’empereur !


Et puis, brûlez les vers dont ma table est semée,
Si vous tenez à voir ce qu’ils font de fumée !
Brûlez ou déchirez ! — Je serais moins clément
Si c’était chez Méry, le poète charmant,
Que Marseille la grecque, heureuse et noble ville,
Blonde fille d’Homère, a fait fils de Virgile.
Je vous dirais : — Enfants, ne touchez que des yeux
A ces vers qui demain s’envoleront aux cieux.
Ces papiers, c’est le nid, retraite caressée,
Où du poète ailé rampe encor la pensée.
Oh ! n’en approchez pas ! car les vers nouveau-nés,
Au manuscrit natal encore emprisonnés,
Souffrent entre vos mains innocemment cruelles.
Vous leur blessez le pied, vous leur froissez les ailes ;
Et, sans vous en douter, vous leur faites ces maux
Que les petits enfants font aux petits oiseaux. —

Mais qu’importe les miens ! — Toute ma poésie,
C’est vous, et mon esprit suit votre fantaisie.
Vous êtes les reflets et les rayonnements
Dont j’éclaire mon vers si sombre par moments.
Enfants, vous dont la vie est faite d’espérance,
Enfants, vous dont la joie est faite d’ignorance,
Vous n’avez pas souffert et vous ne savez pas,
Quand la pensée en nous a marché pas à pas,
Sur le poète morne et fatigué d’écrire
Quelle douce chaleur répand votre sourire !
Combien il a besoin, quand sa tête se rompt,
De la sérénité qui luit sur votre front ;
Et quel enchantement l’enivre et le fascine,
Quand le charmant hasard de quelque cour voisine,
Où vous vous ébattez sous un arbre penchant,
Mêle vos joyeux cris à son douloureux chant !

Revenez donc, hélas ! revenez dans mon ombre,
Si vous ne voulez pas que je sois triste et sombre,
Pareil, dans l’abandon où vous m’avez laissé,
Au pêcheur d’Etretat, d’un long hiver lassé,
Qui médite appuyé sur son coude, et s’ennuie
De voir à sa fenêtre un ciel rayé de pluie.

(V. Hugo, Les Voix intérieures, 1837)
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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Message par Montparnasse »

Le monde et le siècle

Que faites-vous, Seigneur ? à quoi sert votre ouvrage ?
À quoi bon l’eau du fleuve et l’éclair de l’orage ?
Les prés ? les ruisseaux purs qui lavent le gazon ?
Et, sur les coteaux verts dont s’emplit l’horizon,
Les immenses troupeaux aux fécondes haleines
Que l’aboiement des chiens chasse à travers les plaines ?
Pourquoi, dans ce doux mois où l’air semble attiédi,
Quand un calice s’ouvre aux souffles de midi,
Y plonger, ô Seigneur, l’abeille butinante,
Et changer toute fleur en cloche bourdonnante ?
Pourquoi le brouillard d’or qui monte des hameaux ?
Pourquoi l’ombre et la paix qui tombent des rameaux ?
Pourquoi le lac d’azur semé de molles îles ?
Pourquoi les bois profonds, les grottes, les asiles ?
À quoi bon, chaque soir, quand luit l’été vermeil,
Comme un charbon ardent déposant le soleil
Au milieu des vapeurs par les vents remuées,
Allumer au couchant un brasier de nuées ?
Pourquoi rougir la vigne et jeter aux vieux murs
Le rayon qui revient gonfler les raisins mûrs ?
À quoi bon incliner sur ses axes mobiles
Ce globe monstrueux avec toutes ses villes,
Et ses monts et ses mers qui flottent alentour,
À quoi bon, ô Seigneur, l’incliner tour à tour,
Pour que l’ombre l’éteigne ou que le jour le dore,
Tantôt vers la nuit sombre et tantôt vers l’aurore ?
À quoi vous sert le flot, le nuage, le bruit
Qu’en secret dans la fleur fait le germe du fruit ?
À quoi bon féconder les éthers et les ondes,
Faire à tous les soleils des ceintures de mondes,
Peupler d’astres errants l’arche énorme des cieux,

Seigneur ! et sur nos fronts, d’où rayonnent nos yeux,
Entasser en tous sens des millions de lieues
Et du vague infini poser les plaines bleues ?
Pourquoi sur les hauteurs et dans les profondeurs
Cet amas effrayant d’ombres et de splendeurs ?
À quoi bon parfumer, chauffer, nourrir et luire,
Tout aimer, et, Dieu bon ! incessamment traduire,
Pour l’œil intérieur comme pour l’œil charnel,
L’éternelle pensée en spectacle éternel ?
Si c’est pour qu’en ce siècle où la loi tombe en cendre
L’homme passe sans voir, sans croire, sans comprendre,
Sans rien chercher dans l’ombre, et sans lever les yeux
Vers les conseils divins qui flottent dans les cieux,
Sous la forme sacrée ou sous l’éclatant voile
Tantôt d’une nuée et tantôt d’une étoile !
Si c’est pour que ce temps fasse, en son morne ennui,
De l’opprimé d’hier l’oppresseur d’aujourd’hui ;
Pour que l’on s’entre-déchire à propos de cent rêves ;
Pour que le peuple, foule où dorment tant de sèves,
Aussi bien que les rois, — grave et haute leçon ! —
Ait la brutalité pour dernière raison,
Et réponde, troupeau qu’on tue ou qui lapide,
À l’aveugle boulet par le pavé stupide !
Si c’est pour que l’émeute ébranle la cité !
Pour que tout soit tyran, même la liberté !
Si c’est pour que l’honneur des anciens gentilshommes,
Aux projets des partis s’attelle tristement ;
Si c’est pour qu’à sa haine on ajoute un serment
Comme à son vieux poignard on remet une lame ;
Si c’est pour que le prince, homme né d’une femme,
Né pour briller bien vite et pour vivre bien peu,
S’imagine être roi comme vous êtes Dieu !
Si c’est pour que la joie aux justes soit ravie ;
Pour que l’iniquité règne, pour que l’envie,
Emplissant tant de fronts de brasiers dévorants,
Fasse petits des cœurs que l’amour ferait grands !
Si c’est pour que le prêtre, infirme et triste apôtre,
Marche avec ses deux yeux, ouvrant l’un fermant l’autre,
Insulte à la nature au nom du verbe écrit,
Et ne comprenne pas qu’ici tout est l’esprit,
Que Dieu met comme en nous son souffle dans l’argile,
Et que l’arbre et la fleur commentent l’Évangile !
Si c’est pour que personne enfin, grand ou petit,
Pas même le vieillard que l’âge appesantit,
Personne, du tombeau sondant les avenues,
N’ait l’austère souci des choses inconnues,
Et que, pareil au bœuf par l’instinct assoupi,
Chacun trace un sillon sans songer à l’épi !
Car l’humanité, morne et manquant de prophètes,
Perd l’admiration des œuvres que vous faites ;
L’homme ne sent plus luire en son cœur triomphant
Ni l’aube, ni le lys, ni l’ange, ni l’enfant,
Ni l’âme, ce rayon fait de lumière pure,
Ni la création, cette immense figure !

De là vient que souvent je rêve et que je dis :
— Est-ce que nous serions condamnés et maudits ?
Est-ce que ces vivants, chétivement prospères,
Seraient déshérités du souffle de leurs pères ?
Ô Dieu ! considérez les hommes de ce temps,
Aveugles, loin de vous sous tant d’ombre flottants.
Éteignez vos soleils, ou rallumez leur flamme !
Reprenez votre monde, ou donnez-leur une âme !

(V. Hugo, Les Rayons et les Ombres, 1840)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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