Psychostasie

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Dona
Grand condor
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Psychostasie

Message par Dona »

Une femme était installée à une table en fer forgé aux pieds finement ciselés, le visage penché sur une feuille de papier, une mèche blonde échappée de son chignon sagement niché contre sa nuque.
— 63 !
— Pardon ? demanda Jeanne.
La femme blonde ne répondit pas.
D’une écriture sèche et rapide, elle remplissait les cases d’un tableau complexe, sans se soucier le moins du monde de la visiteuse.
— Heu... excusez-moi ...
Pas de réponse.
Où était-elle ? Jeanne ne connaissait ni ce lieu, ni cette femme.
Deux hommes se tenaient là-bas, debout, à l’orée de trois grands couloirs qui menaient vers trois grandes portes imposantes.
— 63 ! Quand même ! maugréa la femme blonde. Et sur qui ça tombe ? Sur moi !
— Heu... J'ai 43 ans... émit Jeanne.
C’est alors que la femme leva la tête, la toisa d’un air mauvais et demanda sèchement :
— Pardon ?
— J’ai 43 ans et pas 63, si c’est de moi dont vous parlez.
— Oh mon Dieu ! Mais expliquez-lui, je n'ai pas le temps ! intima-t-elle aux deux hommes qui veillaient dans l'entrée.


Drôle d'entrée dans un drôle d'endroit d'ailleurs... C'était une sorte de niche troglodyte ouverte, par une large baie vitrée, sur un paysage laiteux, peuplé d'arbres fantoches, plantés dans une brume épaisse. Un silence d'oblats régnait dans ce lieu, dérangé par les seuls bougonnements de la femme blonde.
— 63 : il s’agit du recensement journalier, dit d’une voix douce l’un des deux individus.
Maintenant qu'ils étaient plus près d'elle, Jeanne fut interpellée par l'étrange conciliation de leurs traits : une grâce ineffable émanait de leurs visages, imberbes, nimbés de boucles blondes. La limpidité de leurs yeux était très étonnante... Ils ne semblaient pas posséder d'iris. Cela leur conférait un regard naïf, comme des petites taupes aveugles et effarouchées.
Le second ajouta, d’un air inspiré :
— Oh ! Mais en symbologie numérique, nous pourrions discourir fort longuement ! Le chiffre 6, de par sa forme en spirale vers l'infini, évoque le mouvement de la lumière et définit surtout une individualité « divine », capable d'exprimer un tel rayonnement.
— Je ne comprends pas... émit Jeanne, totalement dépitée.
Mais son collègue, apparemment passionné par ce commentaire, poursuivit :
— Avec le 3, on peut parler de trinité. Le symbolisme du triskel breton ou du triangle franc-maçonnique et bien d'autres choses, font de ce chiffre un chiffre à part. La trinité existe bien, mais elle vient de la structure de notre univers, à savoir une hiérarchie fondée sur une tri-unité centrale. D'où : l'égalité numérique gématrique du 63 = DIEU(X). Et ce, où que l'on se trouve...
— Mais de quoi parlez-vous ?
Les deux hommes la regardèrent, circonspects :
— Eh bien... La gématrie s'occupe d'interpréter, sur une base mathématique, les données chiffrées du texte hébreu de la Bible (chaque lettre de l'alphabet hébreu ayant une valeur numérique), n'est-ce pas ? dit-il, cherchant l'assentiment de son compagnon.
— Bien entendu ! répliqua son interlocuteur en agitant fébrilement sa petite tête angélique pour montrer qu’il adhérait totalement à ces gnoses mystérieuses.
— Où suis-je ? Qui êtes-vous ? Que fais-je ici ? demanda craintivement la jeune femme, soudain déstabilisée par l’étrangeté de la situation.
Une menace venait de planer dans l’air, quelque chose d’irrationnel qu’elle ne comprenait pas.
— Ça suffit vous deux ! cria la femme blonde de son bureau. Vous m'empêchez de travailler ! Vous croyez que c'est drôle ! Le réseau est en panne, je dois faire toutes les saisies de manière manuscrite ! Vous ! dit-elle en s'adressant à la jeune femme, approchez !
— « Plaie pénétrante gravissime de la trachée et du larynx par arme blanche porté par un individu mâle, inconnu de la victime ». On vous a poignardée donc.
— Heu... Je crois ... Je ne me souviens pas bien.
— Si, si, c’est écrit sur votre fiche ! Bon : assassinat. Pas de casier judiciaire.
— Ah ça, non !
— Couloir 2, donc.
La femme blonde consigna quelque chose dans son tableau.
— Tout réécrire comme ça... Avec Excel, c'est tellement plus facile... soupira-t-elle. Bon, de toutes façons, c'est service « Psychostasie », comme les autres. Ah ! Mais vous êtes divorcée !
— Heu... oui...
— Oh... votre mari s’est suicidé. Pourquoi ? demanda-t-elle sèchement.
— Il était dépressif... il n’a pas supporté notre séparation.
— Oh ! C'est un cas à étudier, ça change tout. Enfin, ça peut tout changer !
— Mais expliquez-moi ce qui se passe, je ne comprends rien ! Suis-je à l’hôpital ?
— Hôpital ? Mais vous ne savez toujours pas ?
— Non !
— Vous êtes ma 63ème entrée de la journée !
— 63ème ?
— Oui ! Et tout cela, à la main ! gronda la femme blonde en brandissant son stylo.


C'est à ce moment précis que le regard de Jeanne fut happé par la vision d'une silhouette incroyablement reconnaissable. Derrière la baie vitrée, dans le paysage laiteux, elle était sûre, elle était sûre !...
— Maman ? cria-t-elle. Mon Dieu, mais c’est ma mère !
« Mais maman est morte il y a au moins vingt ans ! » songea-t-elle, prise d'une angoisse sans nom.
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