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Dona
Grand condor
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Message par Dona »

IONESCO SE TORD LE COU



JUMEAU 

— Dis donc, t'as un peu de tune ?

LAMEUR

— Chais pas, j'regarde !

LUSTREUR

— Ouais ben m'en tapez pas ! Vous m'avez pas remboursé de la dernière fois !

ONGULE

— Aïe ! Encore tordu!

TORDU

— De quoi ? De quoi ?

ORAGE

— Il parlait de son ongle ! Arrêtez un peu tous les deux !

BITUME

— C'est vrai à la fin quoi ! Toujours ces batailles de polochon, c'est ennuyeux à la fin !

DISCOURS

— Ecoutez, je...

CENDRE

— Non ! Non ! Toi, tais-toi !

CACHER

— Bon... je vous propose de reprendre depuis le début... Qui est qui ? Qui fait quoi ?

AMNESIE

— Ecoutez, j'ai quand même le rôle principal ; j'aimerais que ce soit entendu et que nous oeuvrions, enfin, pour la bonne cause ! Mettez donc à plat vos querelles intestines ! Bâtissez l'édifice de la foi et des lois ! Soyez grands, soyez justes et venez avec moi !

TORDU

— Quoi ? C'est déjà le rôle ?

AMNESIE

— Et dire que c'est moi qui suis censée être l'allégorie de la perte de mémoire...

ORAGE

— Tu retiens rien TORDU ! Y'a pas moyen de te faire tenir un rôle !

TORDU

— Mais où commence la pièce nom de dieu !

BITUME

-— Chai pas...moi, j'comprends rien !

CENDRE

— Apocalypse, vt 521 : « Tu n'empêcheras pas ton voisin de faire du théâtre ! Et de se quereller avec les ignorants ! »

AMNESIE

— De quelle souche es-tu donc frère patricien ? N'as-tu point dans ta bouche quelque mot ancien ? Un dithyrambe, un iambe, un alexandrin ?

LAMEUR

— Chais pas, j'regarde !

ONGULE

— C'est le texte ça ? C'est le texte de la pièce ?

JUMEAU

— J'en sais rien !

AMNESIE

— C'est mon texte ! Nous sommes en plein théâtre expérimental. Vous devez rechercher la substance linguistique, le suc sémantique, la sève littéraire du mot que vous incarnez ! Libérez-vous ! Déchaînez-vous ! Interprétez-vous ! N'avez-vous donc encore rien compris au théâtre moderne ?

CACHEUR

— Y'a quoi à comprendre ?

DISCOURS

— Ecoutez, je...

ORAGE

— Non ! Toi, tais-toi ! On a déjà déjà assez de mal à donner du sens à ce que l'on joue, ne t'en mêle pas !

BITUME

— Ecoute, c'est conceptuel. C'est du théâtre conceptuel, t'inquiète... On est de mots qui se rencontrent et qui essaient de se construire.

ONGULE

— Se construire ? Ca ne veut rien dire !

ORAGE

Ca veut dire que les mots ne sont pas ceux que tu croies. Il faut les réinventer. Tiens, regarde : tu vois ce que c'est un orage ?


CACHER

— Oui ?

ORAGE

— Eh ben c'est pas forcément un orage ! Compris ?

CACHER

— Heu... Bien sûr, pour toi, c'est plus facile que pour moi. Orage ça peut désigner une ambiance, un sentiment, même une couleur mais moi : CACHER ! T'as une idée du double-sens métaphorique et linguistique de ce verbe à l'infinitif ??


**************

Tout cela faisait bien du bruit... Et restait totalement incompréhensible, d'une absurdité navrante, se dit l'auteur. En même temps, son esthétique prédisposait à ce genre d'imbroglio littéraire. Mais qui le comprendrait ?

Un frapper léger résonna à la porte et après qu'il eut dit « Entrez ! », une domestique apporta un joli plateau argenté sur lequel reposait un goûter généreux.
— Tout va bien monsieur Ionesco ?
— Oui et non... disons que ce qui va mal pour moi va vraiment bien. Mais ce n'est pas du goût de tout le monde...

La servante baissa la tête, humblement, fort embarrassée de ne pas comprendre les propos du maître qu'elle vénérait. C'était un dramaturge fameux disait-on, mais elle n'avait jamais vu aucune de ses pièces. Elle aimait à le servir, à ces heures où le maître se tenait tranquille dans son bureau. Elle aimait à entrer dans cette pièce, tapissée de livres et le trouver là, assis à écrire, dans un halo de cigarillo qui répandait une odeur virile et rendait l'atmosphère ouatée.

Après qu'elle l'eut servie, elle s'empressa, non sans avoir contemplé ce front penché et fort méditatif, de quitter la pièce à pas menus, n'osant plus déranger encore ce grand esprit qui créait.
Mais Ionesco leva la tête au moment où sa bonne tournait délicatement la poignée de la porte.
Il eut un : « Merci » distinct quoique lointain.
Et comme elle se retournait vers lui pour le saluer, il remarqua quelque chose, un détail pour le moins futile mais … passionnant. Il lui demanda :
— Emilie ? Est-ce donc une perruque que vous portez sur la tête ?
Il ne l'avait jamais remarquée.
La domestique prit un air gêné.
— Oui monsieur.
— Mais pourquoi donc ?
— C'est la pelade de quand j'étais petite qui m'a mangé mes cheveux. J'en ai plus assez, c'est pour ça monsieur.
— Ah bien ! Bien ! Allez mon petit, allez !

Elle le salua de nouveau puis fila aux cuisines.
Plus tard, il l'entendit chanter à tue-tête, une sorte d'aria populaire qui faisait la fureur du moment.
« Elle chante... elle chante... » se dit-il. « Elle est chauve … et elle chante... »
Son œil s'alluma d'une étincelle et déjà pris du vertige de la création, à ses mots, eut une vision et traça à la plume, le titre d'une de ses pièces fameuses...
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