Passé simple

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Loustic
Mouette rieuse
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Passé simple

Message par Loustic »

Passé simple

J’étire ma mémoire sur ce promenoir où je faisais du vélo, il y a soixante ans. Chaque année, je passais deux mois d’été chez ma grand-mère. En hiver, le café de la Plage est vide, je commande un chocolat et des croissants.

Du fond de la salle, une gamine surgit et dépose une panière de croissants près de moi. J’ai failli tomber de ma chaise : le passé explose brutalement dans ma mémoire comme une bombe de souvenirs.
— Com… com… ment tu t’appelles, je bégaye.
— Manon.
— Joli prénom !
Incroyable, cette gamine est la décalcomanie de Claudie, la fille que je retrouvais ici tous les ans. Si jolie avec ses cheveux châtain roux qui virevoltaient, serrés dans une queue-de-cheval. Ses yeux d’un marron très clair, lumineux comme transparent, me faisaient découvrir le coucher de soleil d’une île paradisiaque. Sa peau dorée, à elle seule, était un défi pour un nordiste au visage pâle.

Deux mois d’été où Claude et Claudie étaient inséparables. Dans le village, une centaine de maisons perchées sur une dune de sable, battue par les marées, nous étions Clo Clo. Les villageois nous regardaient attendris, les plus jeunes anticipant leur tour, les anciens revivant leurs amours. Nous passions beaucoup de temps sur la plage à construire ce que nous pensions être notre destin. Nous étions bien naïfs, avant même de commencer, notre avenir était mal parti. Nous bâtissions notre futur d’une façon illusoire. Une sorte de château en Espagne édifié avec du sable et à basse mer. Chaque jour, la marée effaçait nos projets, nos rêves et nos jolis mots tracés sur le sable mouillé. Peu nous importait, notre entêtement faisait face, le lendemain nous reconstruisions notre cité du bonheur avec le même enthousiasme et la même ferveur. Nous connaissions le destin éphémère de notre ouvrage, mais nous mettions, à chaque fois, la même minutie à l’ériger. Nous apportions un soin méticuleux à imaginer un nid idéal pour deux oisillons migrateurs.

L’été de mes quinze ans a été le dernier passé chez ma grand-mère, le plus merveilleux aussi. Il a été rempli de baisers volés, de sourires et de frôlements. Le printemps de l’amour a vécu sur le chemin de l’été, une saison où la peau se découvre et s’offre aux rayons câlins. En ce temps-là, nous avions le cœur au bout des doigts et le corps sage. Bouillants de sentiments, nous étions enveloppés dans une retenue naturelle que nous outrepassions, juste un tout petit peu, une fois par an, en osant nous embrasser au bal du café de la Plage, le jour du quinze août,.

La maison vendue, nous n’y sommes plus allés. Nous avons correspondu un moment, puis petit à petit, le facteur est devenu avare de nouvelles. Lorsqu’il y a éloignement, l’espoir et l’attente s’épuisent en vaines espérances et, privé de ces roues, le chariot des sentiments a du mal à parcourir le chemin du retour. Il tombe dans le lit de l’aval et le courant l’emporte derrière l’horizon, dans l’océan des souvenirs.

Avec mon tablier gris et de l’encre bleue plein les doigts, l’avenir était devant moi. Mon cœur frustré d’hiers, aujourd’hui se délecte de ces moments, ces étés heureux jouent avec mon âge. Des souvenirs d’adolescence, nous ne guérissons jamais.

— Finissez votre chocolat et du balai, fichez le camp. Je ne veux plus vous voir ici, m’apostrophe une vieille femme, à l’air furieux, venant de surgir près de moi. Il fait peur à ma petite-fille, il se barre, le voyeur !
Elle me regarde avec colère, puis, lentement, s’assied face à moi… je ne peux oublier ce regard ensoleillé !
— Claudie…

Lou
Le nègre en littérature c'est un blanc qui travaille au noir pour un écrivain marron ! (Popeck)
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Montparnasse
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Re: Passé simple

Message par Montparnasse »

Un fort beau texte. Merci Loustic ! :super:
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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