Résistance

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Liza
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Résistance

Message par Liza »

           Résistance

— Quand la maîtresse nous a proposé de passer une journée à la maison de retraite, j’étais contente.
— Tu peux me tutoyer, j’ai l’âge d’être ta grand-mère, en as-tu une ?
— Oui, elle est loin, je ne la vois pas beaucoup.
— Tu m’as choisie, as-tu une raison pour cela ?
— On m’a dit que tu avais fait la guerre.
Le visage de Rosy s’illumine, les rides autour de ses yeux clairs se comblent, ses prunelles scintillent, comme si l’évocation régénérait ses traits. Elle sourit, semblant remettre en situation les événements du printemps de sa jeunesse.
— La guerre, c’est un bien grand mot, j’avais onze ans, tu te vois faire la guerre toute gamine, quel âge as-tu ?
— J’ai eu onze ans la semaine dernière. T’as au moins quatre-vingt-dix ans maintenant ?
— Je suis née en 1933, tu peux compter.
— Quatre-vingt-six ans, t’es vieille ! Oh ! pardon, je ne voulais pas te faire de peine.
— Bravo, tu comptes vite, c’est vrai, j’ai l’âge de mon miroir. Mon histoire, finalement, je n’ai rien choisi, c’est un concours de circonstances. Je suis née, dans un petit village dont la rue principale est séparée en deux par la frontière avec l’Allemagne, le côté Est est français, l’Ouest est allemand. Je parle parfaitement les deux langues avec un accent on ne peut plus authentique. J’ai eu une enfance merveilleuse jusqu’en mars 1944, date à laquelle ma mère a été victime d’un bombardement.

À l’entrée du bourg, il y avait un pont solide et large, les Allemands tenaient à le garder en état et les Alliés s’acharnaient à le démolir. La situation devenait invivable, à chaque instant, nous vivions sous la menace de bombardement, de jour comme de nuit. Il ne me restait que mon père, je veillais sur lui comme une mère poule, je me voyais mal seule au monde. Le cœur lourd, nous avions pris la décision de nous abriter des bombes en quittant la région. Les fleurs ont fané bien vite aux fusils de nos pères, dix ans après, la leçon était oubliée et les velléités belliqueuses recommençaient avec une cruauté renouvelée.

— Tu as quitté l’Est pour te réfugier en Normandie, drôle d’idée ?
— Sans doute, mais qui pouvait imaginer l’avenir guerrier de la paisible région Normande ?
— Pourquoi précisément ici ?
— Un autre concours de circonstances, mon père était mécanicien auto et possédait le permis pour conduire les camions, on lui a proposé un travail ici, nous sommes venus. Le patron travaillait plus ou moins pour les Allemands, mais il était franc du collier, commerçant et arriviste, sans doute, mais pas collaborateur. Au début, nous habitions un petit réduit aménagé dans le garage. L’endroit où sont stockés les pneus actuellement.
— Tu allais à l’école ?
— Oui, évidemment, j’aimais l’école et la directrice m’avait à la bonne. J’ai passé la première et la seconde partie du certificat d’études à onze ans. J’ai échappé au travail, l’obligation de scolarité venait d’être portée à quatorze ans, ce qui obligeait les fermiers à envoyer les enfants à l’école, même les filles. En ce temps-là, les classes n’étaient pas mixtes, filles d’un côté et garçons de l’autre.
La résistance nous avait mis le grappin dessus la première semaine. Des gens bilingues comme nous étaient précieux, disait leur chef. Mon père avait fait une quinzaine de missions, lorsque, à la suite d’une fuite, le réseau a été repéré ce qui nous valut une évacuation vers l’Angleterre.
— Chouette, maintenant l’Angleterre, comme de Gaulle.
— Un très mauvais souvenir, nous avons fait la traversée dans petit bateau de pêche au milieu de la tempête, j’ai cru mon dernier jour arrivé.

En plus, j’avais du mal, l’anglais n’est pas mon fort, je ne comprenais rien à rien. À l’approche de l’opération Cobra, toujours à cause du bilinguisme, mon père avait été désigné pour une mission de préparation sur les plages du débarquement en France. Un avion devait le déposer quelque part avec des armes pour le maquis. Bien sûr, je n’étais pas du voyage. Cela ne faisait pas mon affaire, hors de question de laisser partir mon père au casse-pipe sans moi. Ne croyez pas que je sois audacieuse ou héroïque, je voulais que nous restions ensemble, c’est tout. J’ai espionné les réunions afin d’en connaître les détails.

La nuit du départ, nos adieux s’étiraient en embrassades, ce qui ne me donnait pas l’envie de le laisser filer sans moi. Lorsque papa est parti, la larme à l’œil pour la dernière mise au point, j’ai sauté sur le vieux vélo de la famille afin de rejoindre le petit avion où j’avais repéré de possibles cachettes. La surprise, le coucou était rempli de matériel, j’ai réussi à me glisser sous une couverture militaire. Nous avons décollé, mon père tenait la place du radio, ce qui lui permettait de tromper la Luftwaffe en donnant de fausses indications sur notre trajet et notre destination. Après un vol en rase-mottes nous avons atterri sans encombre. C’est un grand-père qui est arrivé le premier à la porte pour le déchargement, j’ai mis un doigt sur mes lèvres, implorant sa discrétion. L’homme devait avoir des enfants, mon air affolé a dû le convaincre, il n’a rien dit, je me suis faufilée dans un buisson. Une fois l’avion parti avec de nouveaux passagers, je suis sortie.

Mon paternel a piqué la colère du siècle et menaçait de me jeter à la mer avec, pour seule embarcation, la roue de secours de la voiture que le maquis avait cachée à proximité pour la fin de la mission. Nous avions à peine parcouru vingt kilomètres, à la traversée d’un pont, nous sommes tombés sur un contrôle allemand. Les soldats fouillaient les voitures devant nous et cela prenait beaucoup de temps. Un caporal de la Wehrmacht s’est approché réclamant nos papiers.
— Papa, un Obersturmführer de la Waffen-SS, ne se laisse pas retarder par un sans grade, on est pressés, je râle en allemand, avec un culot monstre.
— On est pressés, le général nous attend, faites circuler, confirme mon père avec le ton mordant et autoritaire digne d’un officier SS furieux.
Notre accent a payé, nous sommes passés. Nous avions tous les faux documents nécessaires, toutefois nous ne souhaitions pas les utiliser trop rapidement et prendre le risque d’être démasqués avant la mission.

— Rosy, c’est à ce moment là que tu habitais la remise à pneus ?
— Non, ma petite, c’était avant l’Angleterre. Au retour, mon père avait pris son poste dans le réseau, j’étais restée dans une ferme avec le titre officiel de réfugiée séparée de sa famille.
J’en ai bavé, à l’école, j’étais née dans un village allemand et même si personne ne savait que je parlais la langue, j’étais la Chleu. Après chaque bombardement, je subissais les représailles des bons élèves bien français comme si j’en étais responsable. La guerre est injuste pour les grands comme pour les petits, heureusement, l’institutrice veillait sur moi et m’évitait le pire. La méfiance des gamins de la région servait mes intérêts, elle me rapprochait de ceux dont la famille ou les amis étaient suspectés de collaboration avec l’occupant.
— Tu ne devais pas avoir la bonne place, les enfants sont impitoyables, encore aujourd’hui.
— J’avais du mal à maintenir la moyenne.
J’allais sur onze ans, petite et malingre, j’en paraissais huit, avec une vieille poupée sous le bras, une chèvre au bout d’une longe ou perchée sur un vieux vélo, je me faufilais partout. Personne ne se méfait de Rosy, j’étais bien accueillie dans les campements allemands où on m’offrait des sucreries. Le charabia franco-allemand des soldats m’amusait beaucoup, alors que je comprenais tout ce qu’ils disaient. On avait pitié de la petite avec sa maman victime de guerre et un père que l’on croyait prisonnier dans un camp de concentration, on ne savait où.

Avant la guerre, le fermier qui m’hébergeait faisait office de maréchal-ferrant. Profitant de la conjoncture, il avait étendu son activité au commerce de bestiaux. Afin de ravitailler les bouchers et l’armée allemande en viande, il parcourait la campagne avec le dernier modèle de bétaillère Renault AGK. J’avais appris à préparer le gazogène au charbon de bois, toutefois ce n’était pas pratique, bien encombrant et peu performant. Gros avantage, le véhicule fonctionnait avec de l’essence fournie par les Allemands.

Je l’accompagnais souvent dans ses tournées, je poussais de pauvres petits veaux et de gentils cochons roses dans le camion sachant qu’ils allaient être mangés, au début j’étais révoltée. De la sensiblerie affirmait le patron, après diverses périodes de manque sévère de nourriture, j’étais beaucoup moins sentimentale.
Parfois, le fermier me laissait deux ou trois jours chez les vendeurs pour aider à une tâche, la main-d’oeuvre manquait avec les hommes prisonniers. J’étais curieuse, il y avait toujours des enfants dans les fermes, ils me montraient fièrement les installations érigées dans le coin par les verts de gris. Tous essayaient de m’éblouir avec leurs petits secrets et les petites histoires qu’ils me racontaient sans méfiance. Le minuscule sentier à l’abri de la surveillance pour accéder à un pont à la barbe de l’occupant que je découvrais en faisant brouter la chèvre. Les habitudes des patrouilles où les infidélités des officiers qui trompaient leurs gretchens avec de petites Françaises arrivistes. Je notais toutes ces informations dans le petit carnet que m’avait offert papa à mon anniversaire.

Le colonel de la kommandantur se vantait de parler un français presque parfait, il était loin du compte. Je me moquais de lui sous prétexte de faire l’école à mes poupées. Il m’avait demandé de l’aider à se perfectionner, ce qui m’ouvrait les portes de son bureau. Pendant qu’il planchait sur la conjugaison, je remplissais ma mémoire, dès qu’il s’absentait, je recopiais les cartes sur mon carnet et notais, en français, les instructions, les positions des postes ennemis. Sans parler des ordres verbaux, qu’il donnait devant moi sans méfiance.
Un soir, en courant, ma poupée sur le porte-bagage, j’ai pris le vélo. Premier arrêt, chez M. le maire.
— Rosy, tu ne devrais pas circuler toute seule, il va faire nuit.
— J’ai du travail, j’ai pas de temps, débarrassez-vous de vos invités, je lance sans descendre du vélo.
— Des invités ? je n’ai pas d’invités, c’est quoi cette histoire ?
— Les allemands vont faire « le ménage » par ici demain matin de très bonne heure.
J’ai filé sans attendre la réponse, je suis passée dans les deux autres fermes inscrites sur les papiers du colonel. Le colonel était furax, une opération préparée avec soin depuis longtemps était totalement infructueuse. L’homme n’était pas féroce, heureusement, il n’a pas organisé de représailles. J’avais entendu des conversations téléphoniques, la Waffen-SS lui mettait la pression. J’avais peur, pour moi et les habitants de la région.
— J’imagine, si on découvrait que tu lisais et écrivais l’allemand, tu risquais quoi ?
— Les SS ne m’auraient pas loupée, ils auraient trouvé douze soldats pour former un peloton d’exécution. À moins que l’autre dingue, un SS en cuir noir, fier de ses conquêtes, ne m’abatte directement. Je l’avais surpris à bécoter la copine de son capitaine, il caressait son Walther P-38 à chaque fois qu’il me voyait.

Un soir, j’ai vu la région des tuileries affichée au mur de la salle de commandement. Celle de Saint-Fromond figurait dans des notes allemandes, c’est une toute petite usine qui fabrique des tuiles. À cause de sa position près du pont sur la Vire et son port fluvial, l’ennemi la soupçonnait de faire circuler des armes dans le marais à bord de ses barges. L’occupant avait chaud aux fesses, il savait la guerre perdue et certains en profitaient pour régler leurs comptes par dénonciations plus ou moins calomnieuses.
Le matin, j’avais accroché un garçon qui habite à côté de l’usine. Un, parmi les autres imbéciles qui ne m’aimaient pas. Il m’a fait confiance, il est retourné chez lui en courant. En début d’après-midi, la sirène nous appelait aux abris. Le sourire complice du gars m’a rassurée, les habitants autour du pont et de la tuilerie étaient à l’abri.

Le grand nombre d’opérations manquées avaient attiré l’attention du commandement, un matin, on m’a fouillée à l’entrée du bureau du colonel. J’étais prudente, je ne portais plus rien sur moi depuis longtemps. Je me doutais de la surveillance discrète de mon SS coureur de jupons.
Pas plus idiot qu’un autre, le colonel avait compris mon rôle, il me couvrait. Il se fichait bien de mon sort, mais il savait que sa hiérarchie ne le ménagerait pas et l’accuserait de m’avoir facilité l’accès aux informations secrètes en me laissant entrer à la kommandantur et dans son bureau.
— Donc, tu as bien fait la guerre, elle ne se fait pas toujours les armes à la main. Certains disent que la paix se gagne autour d’une table en fumant le cigare.
— En m’amusant ou en promenant Biquette, peut-être ai-je évité la mort de quelques personnes, beaucoup de gens ont pris beaucoup plus de risques, ma fierté est ailleurs.
— T’es pas fière ? Tu as une médaille ?
— Mon père en eut une avec notre nom et nos deux prénoms gravés au revers. Vois-tu, ce qui fait ma fierté, c’est ma résistance personnelle à mon envie de reconnaissance, j’ai mené un combat permanent contre moi-même.

Ce ne sont pas les moqueries incessantes et les sévices desquels je pouvais me dédouaner en un mot, je supportais. Plier l’échine sous les injures, me taire à tout prix, c’était mon combat de chaque instant. J’avais la conscience pour moi, c’était une cuirasse bien légère face au harcèlement. J’allais en classe à reculons et, malgré ma bonne volonté pour l’école, ma moyenne touchait le fond. Plus je m’enfonçais, plus j’étais chahutée. Je surmontais la vindicte des élèves qui me traitaient en étrangère, alors qu’ils n’étaient pas aussi français que moi. Je me demandais pourquoi je prenais le risque d’aider ces jeunes ingrats.
— C’est vrai, j’aurais laissé tomber, ils se seraient débrouillés sans moi.
— À l’époque, je ne savais pas, maintenant, je me dirais j’ai fait cela pour le miroir.
— Pour le miroir ?
— Oui, l’image que me renvoie la glace est pure, aucune exaction ne se dissimule au fond de mes rides, aucun secret caché ne noircit mes cheveux blancs, juste un modeste brin de fierté allume mon regard, c’est ce qui a séduit ton grand-père.
— Au cours de cette conservation avec Rosy, j’ai appris combien le silence et la discrétion donnent du prix à nos actions généreuses.

        Liza
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: Résistance

Message par Montparnasse »

Merci pour ce beau texte bien documenté. C'est celui que tu as proposé au NB ou plutôt à tes élèves de l'Aurore ?
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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