Anti-âge

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Liza
Grand condor
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Anti-âge

Message par Liza »

          Anti-âge

    — Maman, je peux aller avec Louis à la fête ?
    — Non, tu es trop petit pour sortir le soir.
   J’en ai marre, je suis toujours trop petit pour tout, j’ai dix ans, quand même ! Que ne donnerais-je pour être un grand?

   J’ai mal dormi. J’ai du mal à bouger, mon corps est lourd. Je saute du lit, l’armoire à glace me renvoie une image bizarre. Je me dresse une seconde fois. Non, c’est bien moi, avec ma vingtaine et mon allure fatiguée. Un mauvais rêve, j’étais enfant et je m’imaginais adulte.
   Je prends mes habits sur la chaise, ils sont nettement trop petits. Je lis les étiquettes : pur coton/10 ans. Quelque chose ne va pas. Hier soir, chez ma grand-mère, tout était normal. Je suis épuisé au bord de l’explosion. La lumière du jour aurait-elle du mal à dissiper les miasmes de la nuit ? Les rêves seraient-ils devenus résistants aux éclats de lumière de la clarté matinale ?
   À l’heure où s’éclairent les ombres, où les noirs virent au gris, lorsque s’effacent les contrastes. Les éclairages artificiels, favorables aux faux-semblants, et autres illusions fantomatiques, sont remplacés par le grand jour, une réalité pure et dure, silencieuse et obstinée, criante de scintillements et de reflets de vérité.

   Où est la matérialité, où est la fiction ? Je passe dans le placard, les habits datent, visiblement, de plus d’une dizaine d’années, j’enfile un vieux survêtement de mon père. Dans la cuisine, je retrouve la table et les chaises de mon enfance, fières et obstinées de survivre, revêtues de leur Formica rayé par les agressions familiales. La salle à manger n’a pas changé. Les babioles, les photos, la décoration, tout a plus de quinze ans.

   J’ai le vertige, cette situation est incroyable. En sortant de la maison, je constate que le garage est construit, il date de l’an dernier, ce n’est pas cohérent.
   Je passe au café où chacun est heureux de me voir et ne fait aucune remarque. Je retourne à la maison avec un paquet de cigarettes. La grand-mère est levée.

   — Tu fumes, je m’en doutais, les garçons qui pipaillent à quinze ans, tu n’as pas honte ! De mon temps, on tétait son doudou ! Prépare-toi, tu vas être en retard à l’école. Tu as fait tes devoirs j’espère ? Tu as la même tenue de gymnastique que ton père, nous sommes mardi, le sport c’est le vendredi, non ? tu es bizarre en ce moment ?
   Je plane complétement, suis-je dans le chaudron d’un enchanteur, ? d’un vieux Merlin gâteux qui s’est trompé de recette ? La maison vit avec quinze ans de retard, à l’extérieur, tout est normal.

   Ma grand-mère a toujours combattu le vieillissement en multipliant les crèmes et les soins anti-âge. Renier le temps laisse des traces, seraient-elles plus profondes lorsque l’on livre une bataille rangée contre les aiguilles de la boîte du temps. Ce coffre-fort à l’imperturbable machinerie sème les secondes. Sans compter les dégâts provoqués par la pousse de ses graines de minutes qui saccagent les instants de la jeunesse.
   La beauté ne fleurit qu’une fois par an, dans un printemps tout en pétales et senteurs. Les racines invisibles et vindicatives se nourrissent des anniversaires pour étouffer la juvénile beauté. Remplaçant les matins de brillante rosée par un champ fantasmagorique, ridé de replis et de sillons, ne laissant au creux des draps qu’un corps fané, en friche.

   Inutile de brûler le calendrier, les jours, mis bout-à-bout, nous prennent dans le filet du passé. Qui déraille ? à force de vouloir être vieux, le suis-je devenu ou l’anti-âge de mère-grand a-t-il rajeuni ses années.

                Liza
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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