Sur le banc

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Liza
Grand condor
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Sur le banc

Message par Liza »

Sur le banc

À trois cents mètres de chez moi, un chemin empierré mène à une maison bourgeoise inhabitée depuis longtemps. Une de ces maisons façon 1900, construite de bois et de torchis. À la description que l’on m’en a faite, j’imagine une grande bâtisse à deux étages avec un toit biscornu à plusieurs pentes. L’environnement est calme et silencieux.
J’aime m’asseoir sur le vieux banc de bois posé près de l’entrée. J’y viens rêver, imaginer ce que je ne vois pas. Parfois je dicte mes devoirs à mon baladeur, j’écoute un cours ou de la musique.
Je pensais à la mauvaise note que je venais d’obtenir en musique.
— C’est inexcusable, affirmait le prof. Pour vous qui avez l’oreille plus affinée que la moyenne des élèves.
Chacun son goût, non ? Je préfère écouter de vieux airs. Je n’ai pas l’esprit moderne. J’allais partir lorsque j’ai entendu un air au piano. Surprise, je me suis assise de nouveau. Un piano, ici ? J’ai tendu l’oreille. Aucun doute, les coups de marteau qui maltraitent les cordes viennent de la maison abandonnée. Je suis déçue. Ai-je perdu mon petit coin de paradis. Je l’avoue à ma grande honte, j’ai horreur de Bach, Beethoven et tous ces immenses musiciens. Un sacrilège dirait le prof. C’en est un, toutefois nous ne pouvons tous aimer la même musique.

Le lendemain, j’ai repris ma place afin de confirmer la fin du repos de mes oreilles, tout au moins en cet endroit. Silence total ! Puis-je m’être trompée ? Obsédée par ma mauvaise note, ai-je encore entraîné mon esprit dans un rêve insensé ? J’ai senti que l’on posait un sac près de moi et une personne s’installant sur le banc.
— Bonjour mademoiselle. Hier, n’étiez-vous pas déjà ici ? questionne une voix féminine.
— Si madame, c’est un endroit calme que j’appréciai beaucoup, dis-je hargneuse.
— Plus maintenant ?
— Non, plus maintenant, je n’aime ni le piano ni la musique !
— Vous préférez les choses plus actuelles, plus modernes. C’est normal à votre âge. Je rentre faire ma tambouille. À une autre fois, peut-être.

J’ai eu cours les deux jours suivants. Le samedi, je suis retournée sur « mon banc ». À peine assise, le piano s’est mis à jouer une musique légère et calme, toutefois insupportable à mon envie de silence. Allez écouter vos cours avec un bruit de piano. Je suis partie. L’après-midi je suis revenue, aucune musique. Heureuse du silence, j’ai posé les écouteurs sur mes oreilles.
— Ah, je vois, elle n’aime pas le piano, je peux savoir ce qu’elle écoute la jeune fille qui n’aime pas la musique. Drôle de façon d’écouter « le calme ! »
— Je travaille, dis-je furieuse, en retirant le jack de l’écouter pour libérer le haut-parleur.
« Les États-Unis sont à quatre-vingt-quinze kilomètres de l’Europe. Situez cet endroit… »
— Excusez-moi, je vous dérange, je croyais…
— J’en ai marre de chercher, vous tombez bien, je prends une pause.
— Pourquoi n’aimez-vous pas la grande musique ? Que faudrait-il pour qu’elle vous plaise ?
— Je ne sais pas, des notes qui couleraient le long des cordes, pétillantes et légères. Des choses gaies, souriantes, qui donneraient l’envie de danser, de faire des folies, de la magie en musique.
— Je comprends, enfin j’imagine.
Le dimanche matin, je m’installais lorsque je fus surprise par des notes douces et pimpantes. C’est moins râpeux pour mes tympans, toutefois, c’est toujours du piano. J’ai fait abstraction du bruit en enfonçant le caoutchouc des oreillettes.
L’après-midi, je suis revenue, à tout hasard, bien décidée à ne rien supporter. Le silence régnant, je me suis installée.
— Vous restez cette fois-ci, décidément, vous n’aimez pas la musique de Mademoiselle !
Mademoiselle ? c’est une gamine qui joue ? Pas mal, toutefois je grince des dents, surtout les jours où elle joue du violon. Elle a sans doute du talent, elle fera sa route.

— Si vous voulez entrer…
— Je vous remercie, voir l’instrument de la torture ne me fera pas l’aimer.
— Je comprends mal cette répulsion, se moque la femme. L’essai de l’autre jour était joyeux.
— C’est vrai, ses nouveaux airs sont plus supportables. Je crois qu’ils manquent d’étincelles, de légèreté. Je suppose que cela viendra. Je ne suis pas bonne juge, vous le savez.

Avec le mois d’octobre je m’asseyais rarement sur le banc. Ce jour-là, je faisais une promenade sur le chemin, sans envie de m’arrêter. Le piano jouait une fameuse envolée emplie de romantisme et de délicatesse. De romantisme, comment puis-je affirmer cela venant d’un instrument que je déteste ? Au retour c’était un autre air aussi joyeux. Le silence est tombé dès que je me suis assise. Dommage ! J’ai dit dommage, je n’y crois pas ! quel culot ! Il y a peu je filais dès la première note.

— Cela fait un moment que vous n’êtes pas venue, annonce la femme.
— L’école, la météo, vous savez les week-ends sont courts, j’ai du travail. En semaine je suis pensionnaire. Aujourd’hui, je ne comptais pas m’asseoir. J’ai trouvé la musique agréable.
— Vous ? abhorrant le piano ! vous avez trouvé la musique agréable. Cessez vos flatteries, elles sont déplacées. Elle sera contente de le savoir.
— Alors dites le lui de ma part, dis-je gentiment.
Déjà éloignée, elle s’est retournée en faisant un petit signe de la main et m’a demandé :
— Quelqu’un m’a donné votre prénom… je ne sais plus…
— Évitons les grincements, appelez-moi Éliza.

Je n’ai plus revu cette dame. Je suis passée plusieurs fois sur le chemin. Quelquefois le piano jouait. Au printemps, je suis revenue m’asseoir sur le banc. Je n’y ai plus rencontré personne. La maison était fermée m’a-t-on dit.

Dimanche après-midi, les anciens regardaient une émission de variétés. Le présentateur a annoncé :
« Nous allons pénétrer directement dans l’univers du piano et de la grande musique. Avec cinquante ans d’une carrière commencée à l’âge de onze ans… »
— C’est le moment d’aller squatter mon banc, dis-je à la cantonade en prenant mon blouson dans l’entrée.
« Tout le monde connaît Lidia Akermann. Qui fut longtemps appelée Mademoiselle.»
Ma curiosité aiguisée, je revins dans le salon. « Disque de platine après une semaine, un record, comment l’expliquez-vous ?
— J’en suis heureuse, toutefois je ne considère pas cela comme une démocratisation de la grande musique comme l’affirme certains. »

J’en tombe assise sur le canapé. C’est la voix de la femme qui se fichait de moi.
« La Lettre, placée en quatrième position sur votre disque est celle qui marche le mieux, êtes vous surprise par ce résultat ?
— La lettre à Éliza occupe une place particulière dans cet album… »

C’est pas vrai, on m’a encore roulée dans la farine et laissée dans le pétrin de l’ignorance !

Braves gens, si vous fréquentez les bancs publics, méfiez-vous, on peut y rencontrer n’importe qui !

Liza
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Montparnasse
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Re: Sur le banc

Message par Montparnasse »

Tu as pris de la bouteille Miss Liza ! Ne cherche pas un double sens en rapport avec des évènements éthyliques récents. Monbazillac n'étant pour moi qu'une paisible commune de Dordogne.

Ton récit nous prend par la main jusqu'à son terme sans perdre un instant de son intérêt. J'attribue ceci à un style plus serré que d'habitude et à un sujet bien délimité.
La petite fille turbulente, anti-conformiste (je parle de la narratrice), qui donne des coups de pieds dans les piliers académiques, a aussi son intérêt et apporte la note d'humour que l'on connaît.

Je relève :
Je ne sais pas, des notes qui couleraient le long des cordes, pétillantes et légères
Cette réplique est savoureuse, une fois que l'on est arrivé à la chute :
C’est vrai, ses nouveaux airs sont plus supportables. Je crois qu’ils manquent d’étincelles, de légèreté. Je suppose que cela viendra.
La chute, avec son double sens, est bien trouvée :
Braves gens, si vous fréquentez les bancs publics, méfiez-vous, on peut y rencontrer n’importe qui !
Merci ! (pouce up)
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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Le Merle Blanc
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Re: Sur le banc

Message par Le Merle Blanc »

Bonjour Liza.
Excellente promenade entre les notes d'un piano ravageur qui ne manque pas d'éveiller
la promeneuse...sympa.
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Liza
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Re: Sur le banc

Message par Liza »

Merci, joli compliment.
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